L’espérance d’un enfer vide selon Balthasar. Thème central ou latéral ?

Pascal Ide, « L’espérance d’un enfer vide selon Balthasar. Thème central ou latéral ? », Lateranum, 79 (2013) n° 3, p. 723-738.

« Nul ne peut sortir de moi : ou bien il y est pour expier ses fautes, ou bien il y est par miséricorde [1] ».

 

« Le mal expirera [2] ».

 

L’une des positions les plus originales et les plus délicates de la pensée de Hans Urs von Balthasar [3] réside dans sa conception de l’enfer. La constance quasi-invariable de l’affirmation, son ancienneté, son insistance [4] laissent soupçonner que, de prime abord latérale (voire anecdotique [5]), cette thèse tient au cœur de la théologie balthasarienne par des attaches souterraines peut-être nombreuses, en tout cas, assurément profondes. Epilog – l’ouvrage qui, en 1987, clôture les quinze volumes de la Trilogie – ne s’achève-t-il pas par une méditation sur l’espérance universelle [6] ? Par ailleurs, la dernière citation scripturaire de l’opus magnum de Balthasar ne lie-t-elle pas cette thématique de l’espérance à l’amour : « l’amour ‘espère tout’ (1 Co 13,7) » ? Fondant théologiquement et théologalement l’universalisme dans la caritas, elle rejoint ainsi la théo-logique du don.

Nombreux sont les travaux qui ont été consacrés à cette affirmation de Balthasar. Nous y renvoyons [7]. L’originalité de ce propos est double : systématiser les arguments du théologien suisse ; surtout montrer que, loin d’être latérale, cette thèse se rattache immédiatement au centre de sa théologie qu’est l’amour de don [8] ; plus précisément elle illustre l’un des trois rayons où se diffracte cet amour – la kénose, la fécondité et l’enveloppement – à savoir le dernier [9].

1) Thèse

À la question de l’existence de l’enfer ou, plus précisément, de la perdition éternelle de l’homme, on peut apporter trois et seulement trois réponses : la damnation est une réalité (autrement dit, certains individus sont exclus du Royaume) ; elle est une possibilité réelle ; elle est impossible. Depuis l’introduction de L’apocalypse de l’âme allemande à la sous-section finale de Theologik II, Balthasar incarne les positions extrêmes par deux figures concrètes. En effet, toute réponse se situe entre les deux « principales formes patristiques de l’eschatologie ‘existentielle’ [‘existentialer’] : Origène et Augustin [10] », le premier défendant l’universalisme sous la forme de l’apocatastase [11] et le second le combattant dans sa théorie de la massa damnata [12].

Autant ce cadre est clair, autant il est délicat de l’appliquer à la position défendue par Balthasar. En effet, d’un côté, il affirme la possibilité de la perdition pour l’homme et se refuse de tomber dans l’apocatastase : « l’Écriture nous interdit de nier la possibilité de ce ‘non ouvert’ [‘Nein ins Angesicht’[13] ». De l’autre, « dans l’esprit d’Origène [14] », il s’interroge non seulement sur la réalité, de facto, de la damnation (existe-t-il quelqu’un en enfer ?), mais sur sa possibilité même, de jure : « Nous ne savons pas – écrit Balthasar dans la dernière page d’Épilogue – si une liberté humaine est capable de se refuser [verweigern kann] jusqu’au bout à l’offre [Angebot] que lui fait l’Esprit de lui donner sa liberté propre et véritable [die wahre eigene Freiheit zu geben] [15] », autrement dit de pécher sans rémission. C’est ainsi qu’il donne son plein accord à un texte d’Edith Stein selon lequel une décision libre contre Dieu est « infiniment improbable [unendlich unwahrscheinlich] [16] ». Et nous allons voir que le dispositif éthique, christologique et trinitaire mis en place ne laisse aucune possibilité de penser et même simplement se représenter l’existence de l’enfer.

Par ailleurs, l’interprétation idoine de la position balthasarienne sur l’enfer requiert de comprendre que sa perspective n’est pas tant celle de la foi (que faut-il croire quant à l’existence d’hommes perdus ?) que celle de l’espérance (ne doit-on pas espérer que tous les hommes soient sauvés ?). En effet, le Bâlois octroie à cette vertu théologale une portée et une efficacité plus grandes que celles qu’on lui accorde usuellement [17]. À la suite de Charles Péguy, il en fait même une attitude proprement divine : le théologal rejoint ici totalement le théologique [18]. En effet, espérer pour tous suppose une vitalité à la mesure de l’humanité entière ; or, justement, chez le poète et essayiste français, l’espérance ressemble à la joie de l’enfant qui, se promenant, fait vingt fois l’aller retour lorsque l’adulte fatigué peine à parcourir une seule fois le chemin : « Il y a, pour le poète, quelque chose de cette vitalité [Vitalität] enfantine dans l’espérance théologale [19] ». Au fond, les deux thèses extrêmes partagent la même prétention à la certitude : l’assurance qu’il y ait des damnés ou celle, contraire, qu’il n’y en ait pas ; la seule manière de sortir de cette présomption d’un savoir sur l’eschatologie est d’entrer dans l’espérance.

Il demeure que le théologien suisse argumente. Si l’on met de côté les démonstrations tirées de la théologie des sources [20] pour se centrer sur les démonstrations qui proviennent de la théologie systématique, celles qui militent en faveur de la posture universaliste sont de quatre ordres : anthropologique ; éthique ; christologique ; trinitaire. Or, en leur principe ultime, ils se résolvent tous dans la théo-logique de l’enveloppement.

2) Argumentation anthropologique

Le premier argument est d’ordre anthropologique : le péché au sens le plus radical du terme est la rupture d’avec Dieu ; mais l’homme peut-il rompre avec son origine ? Il semble que Balthasar hésite à tirer une telle conclusion. La liberté conjugue deux pôles : autodétermination et consentement [21]. Or, l’autonomie est inapte à refouler son hétéronomie fondatrice qui est théonomie : « le sceau [Siegel] de Dieu demeure imprimée [eingebrannt, littéralement : « brûlée »] en sa structure [Struktur] [22] ». Mais l’image biblique du « sceau » (sphragis) ne dit pas autre chose que la dépendance, l’enveloppement de la liberté finie dans la liberté infinie – tout en renvoyant à la problématique bonaventurienne de l’impressio.

Il faut ajouter un autre argument, développé par Grégoire de Nysse : l’unité de la nature humaine [23]. Cette unité spécifique se réalise dans l’universel concret qu’est le Christ total : « le Christ total n’est autre que l’humanité totale ». Mais « comment la face du Christ total serait-elle toute radieuse et tournée vers le Père, si certains traits de ce visage, de cette unique et indivisible image du Père, restaient déformés par le péché [24] ? ». Or, tout en identifiant cette position à l’apocatastase et en estimant que Grégoire de Nysse apporte à cette « idée chère à Origène » « un fondement ontologique [25] », Balthasar ne la critique pas.

3) Argumentation éthique

Ce qui est vrai de la structure ontologique de la liberté vaut a fortiori de sa mise en œuvre. D’anthropologique, la perspective devient alors éthique : tout refus opératif de l’origine entitative est une véritable « contradiction [Widerspruch] [26] ». Vue du côté de l’agir humain, la question de l’enfer se résume à celle de sa condition de possibilité, à savoir : commettre un péché mortel simpliciter est-il possible ? La formulation de l’interrogation est simple ; en revanche, son contenu est « des plus obscurs [dunklere] [27] ».

Tout d’abord, Balthasar envisage le péché d’un point de vue non pas moral mais théologal [28] : « Le critère du comportement juste ou pécheur [den massstab für das rechte und falsche Verhalten], c’est l’imitation de Jésus, la vie en son Esprit [29] ». À l’objection selon laquelle les parénèses pauliniennes détaillent longuement vertus et vices, il répond que, « en définitive, les péchés apparaissent toujours pour lui [Paul] des manquements à l’amour [Verfehlungen gegen die Liebe], comme il s’incarne dans le Christ [30] ». Notre auteur restreint ensuite et encore davantage le péché à « ceux qui s’opposent à l’œuvre trinitaire de réconciliation, en pleine conscience [mit vollem Bewusstsein] et ouvertement [31] », de sorte que la faute de l’homme converge vers le seul refus de dépendre de Dieu : être soi signifie alors être par soi ; l’auto-possession se transforme en une totale autarcie. En effet, Balthasar craint avant tout le prométhéisme des pécheurs – dont la figure emblématique est l’homme de l’époque moderne – qui « refusent de recevoir [empfangen] quoi que ce soit de lui [Dieu], afin de produire d’eux-mêmes leur propre fruit [befruchten] [32] ». Cette rupture résume, selon lui, l’essence de tout péché. Et comme l’amour ouvre à Dieu, il n’y a désormais plus de défaillance que vis-à-vis de la charité. C’est ainsi que Balthasar juxtapose « dans le contraire du péché, dans l’amour [in das Gegenteil der Sünde, in Liebe] [33] » comme s’ils étaient parfaitement équivalents. Enfin, l’auteur de la Trilogie introduit un dernier critère restrictif : le péché doit être considéré à l’échelle de toute une existence. En effet, pour que l’amour trinitaire ne puisse libérer un homme de son entrave, il faudrait que le « pécheur se soit identifié à son ‘non’ à Dieu [mit seinem Nein gegen Gott derart identifiziert] », « qu’une créature puisse s’identifier à son refus [mit seiner Weigerung identifizieren können] [34] ». Une telle coïncidence est-elle envisageable ? « Pour condamner purement et simplement, il faudrait que le Juge divin ne rencontre rien de contraire [nichts Entgegensetztes] capable de relativiser l’écart [Abwendung] [35] » du pécheur, ce qui ne paraît pas tenable [36].

On le voit, cette triple réduction affole le concept de péché mortel au point de le rendre impossible : quelle créature se murerait-elle jusqu’au bout dans sa rupture ? Or, ce processus de concentration a comme focalisé l’attention sur le lien de dépendance entre l’homme et Dieu pour en déclarer la rupture définitive impossible [37]. Mais l’enveloppement est l’autre nom de cette inconcevable solution de continuité entre l’homme et Dieu. La vacuité de l’enfer excipe donc une nouvelle fois de l’inclusion divine.

4) Argumentation christologique

Un troisième type d’argument est tiré de la christologie et, précisément, de la sotériologie. Le Christ sauve l’homme en se substituant à lui [38]. Or, le Sauveur prend la place du pécheur, en subissant la ténèbre et l’angoisse de la séparation d’avec Dieu, à un point qui dépasse toute représentation. En un mot, il a vécu l’enfer : « L’abandon de Jésus par Dieu [Jesu Gottverlassenheit] » est « précisément [eben] l’enfer [der Hölle] [39] ». Au nom de la loi du surplus divin [40], il a vécu un éloignement de Dieu infiniment plus douloureux qu’aucun homme ne le vivra jamais. Ici, mystérieusement, et nous revenons à Péguy, l’abandon de l’homme, qui est « le dernier [das Letzte] en l’homme quand il est parvenu à la fin de son égarement », rejoint « le don [Hingabe] qui est ce qui est le dernier [das Letzte] en Dieu le Père, le Fils et l’Esprit [41] ». Mais, en son essence, le péché n’est rien d’autre que cette rupture, avec la culpabilité en plus. Par conséquent, le Christ s’est substitué à tout homme, y compris le plus pécheur. Inefficace serait donc l’acte rédempteur si un seul homme pouvait en être exclu. Par l’enveloppement, qui est synonyme d’inclusion, le Messie exclut donc l’exclusion. Dans l’image – qui est plus qu’une image – de la nuit, se conjoignent la kénose et le péché.

Le même argument peut se présenter sous une forme légèrement différente et plus concrète, car elle envisage la substitution sous la forme d’une rencontre des libertés, celle du Christ et celle du pécheur, cela jusqu’après la mort de ce dernier. Ainsi qu’il l’a fait le Samedi saint, le Fils vient à la rencontre de l’homme qui meurt perdu, isolé dans son péché ; or, dans cet isolement presque absolu, l’homme éprouve enfin sa totale impuissance, son absolue vulnérabilité ; comment pourrait-il dès lors se refuser à l’amour qui s’approche et ne pas enfin s’ouvrir à Dieu ? C’est ainsi qu’Adrienne, citée par Balthasar, affirme que « le cas de Judas n’est réglé [bereinigt] qu’au-delà [jenseits] de la Croix (il demeure caché dans la Croix), c’est-à-dire dans l’enfer [42] ». La conclusion d’un important article de 1973 sur la substitution expose très clairement cette explication :

 

« Pour ceux-ci, le choix – par lequel ils ont choisi leur moi à la place du Dieu de l’amour gratuit [anstelle des Gottes der selbstlosen Liebe] – est définitif. Le Fils mort descend dans cet irrémédiable [Endgültigkeit] (de la mort), […] incapable de toute solidarisation active [aktiven Solidarisierung] […]. Il est mort avec eux (mais par un ultime amour [letzten Liebe]). C’est précisément par là qu’il perturbe la solitude absolue [absolute Einsamkeit] que recherche le pécheur. Le pécheur qui veut être ‘damné’ [‘verdammt’] loin de Dieu le retrouve dans sa solitude, mais comme Dieu qui, dans l’impuissance absolue de l’amour [absoluten Ohnmacht der Liebe], […] se solidarise avec celui qui est en voie de se damner […]. La liberté créée est respectée, mais elle est récupérée [eingeholt] et encore une fois reprise par en-dessous [untergriffen] (‘inferno profundior’ : Grégoire le Grand [43]). C’est seulement dans la faiblesse absolue [absoluten Schwäche] que Dieu veut communiquer [vermitteln] à la liberté créée par lui le don de l’amour [das Geschenk der […] Liebe] qui brise en ouvrant [aufbrechenden] tout cachot et détend [lösenden] toute crispation : dans la solidarisation de l’intérieur [Solidarisierung von innen] avec ceux qui refusent toute solidarité. Mors et vita duello[44] ».

 

Or, la substitution atteste ici un enveloppement. Le Christ s’est tellement substitué à tout pécheur, il l’a tellement inclus en lui, que le pécheur le plus endurci ne saurait résister. Lors de son descensus ad inferos, le Sauveur englobe tout homme d’une double manière, par en-dessous (untergriffen) et de l’intérieur (von innen) [45]. Ce double enveloppement (par le fondement et par intériorisation) empêche la liberté humaine de se situer hors de l’espace créé par Dieu. Dès lors, la phrase célèbre de l’abbé Huvelin à Charles de Foucauld (« le Christ a tellement pris la dernière place que personne ne pourra la lui enlever ») ne peut s’interpréter que dans un sens universaliste et eschatologique.

5) Argumentation trinitaire

Un dernier argument vient d’être évoqué : comment penser un espace – infernal – extérieur à la Trinité des Personnes ? La perdition doit enfin s’envisager du point de vue trinitaire. Cette raison ultime sera aussi la plus décisive, car elle éclairera pleinement le caractère central de l’argument tiré de l’enveloppement divin : l’espace infini ménagé par Dieu en Dieu interdit toute extériorité.

En effet, en son essence, le péché est séparation d’avec Dieu. Or, la mission rédemptrice du Fils consiste à assumer les ténèbres de la séparation, la responsabilité du péché étant exceptée ; plus encore, on l’a vu, le Christ a souffert de la rupture du péché infiniment plus que le pécheur le plus endurci et le plus éloigné de Dieu. Mais, ainsi que le montre longuement la section centrale de Die Handlung, la déchirure interne de la Passion est depuis toujours déjà comprise dans la distance encore plus grande qu’est la diastase infinie introduite par les processions divines. Par conséquent, l’enveloppement trinitaire est fondement et condition de possibilité non seulement de la Stellvertretung, mais d’une implication éthique et eschatologique d’importance. Quelle que soit l’intensité et la profondeur de la révolte du pécheur, celui-ci ne peut se détacher totalement de la volonté divine : « dans chaque ‘non’ [Nein] que [le pécheur] prononce, au moment où il choisit son état définitif, il ne peut manquer de percevoir aussi le faible écho d’un ‘oui’ [Ja] et l’annonce d’un renversement [Verheissung] de sa situation [46] ». Et Balthasar de citer un des tout derniers textes de Bernanos, daté de 1948 : « Combien il est doux de penser que nous ne cessons jamais tout à fait, même quand nous l’offensons, d’aspirer à ce qu’il désire, dans le sanctuaire le plus intime de notre âme [47] ».

Formulons-le autrement. Il est devenu banal aujourd’hui d’affirmer que l’existence d’un enfer non-vide constituerait un échec de l’amour. Balthasar dit aussi que la damnation serait une défaite de l’agapè divine – qu’aucune prétendue victoire du point de vue de la justice ne peut venir compenser : « celui qui retiendrait qu’il est possible que même un seul individu (sauf sa propre personne) se perde ne pourrait pas aimer sans réserve [48] ». Toutefois, le théologien helvète déchiffre cette assertion en un sens christologico-trinitaire. Qu’une liberté créée se dérobe poserait une limite à l’amour du Père manifesté en Jésus-Christ qui lui-même est rendu possible par l’Urdrama du Dieu unitrine.

C’est à cette lumière que Balthasar revisite, en la réinterprétant de fond en comble, la thématique, biblique et traditionnelle, de la « colère » de Dieu – thématique qui, en retour, vient confirmer la fondation de la vacuité de l’enfer dans l’enveloppement trinitaire. En effet, l’herméneutique classique a oscillé entre deux positions : la négation de toute colère en Dieu ; son attribution univoque à celui-ci, l’orgè Théou étant alors lue comme l’attestation d’une condamnation massive de l’humanité pécheresse. Contre la première, Balthasar cite le De ira Dei que Lactance écrivit contre l’opinion, unanime à l’époque et inspirée par les épicuriens et les stoïciens, selon laquelle Dieu peut manifester de la colère sans renoncer à son apatheia [49]. De même, l’auteur de la Trilogie affirme avec force l’existence du pathos divin de la colère que le péché de l’homme suscite : comment Dieu pourrait-il accepter sans frémir l’éloignement de l’homme ? « Dieu s’irrite contre le pécheur [Sünder] à cause de son péché [Sünde] : voilà l’affirmation qui traverse l’Écriture du premier livre au dernier [50] ». Contre la seconde affirmation, Balthasar relit la colère divine à partir non point du jugement de condamnation mais de la miséricorde. Si le péché éloigne l’homme de Dieu, l’amour l’en rapproche et Dieu qui n’est qu’amour ne peut en rien consentir à ce que la créature prenne ses distances vis à vis de lui. La colère se comprend donc toujours « à l’intérieur [innerhalb] de sa grâce et de son alliance d’amour ; aussi n’exclut-elle pas la miséricorde, au contraire elle doit plutôt être considérée comme un acte de miséricorde [51] ». Or, l’adverbe innerhalb ici employé est celui que Balthasar utilise pour signifier l’enveloppement. On pourrait donc traduire que la colère est contenue dans l’espace de la grâce miséricordieuse, celle-là est un moment de celle-ci. De même que le « oui » de l’amour englobe un « non » nécessaire [52], la colère constitue « le non catégorique [das kategorische Nein] de Dieu au comportement adopté en face de lui par le monde [53] ». Là encore, l’argument se fonde sur l’impossible exclusion de l’homme hors de l’espace trinitaire, donc sur l’introduction de toute réalité non divine en Dieu même.

Une objection se lèvera inévitablement. Si Dieu enveloppe tout, rien ne peut lui être extérieur. Mais l’Écriture affirme l’existence de « ténèbres extérieures » et emploie l’expression « jeter dehors ». Tel le fils dit « prodigue » s’éloignant de son père en regio dissimilitudinis, le pécheur ne se tient-il pas à distance de Dieu ?

Une distinction opérée par Balthasar apporte une première réponse. Le seul changement envisageable n’est pas le passage « d’un ‘en dehors de Dieu’ à un ‘au dedans de Dieu’ [von einem ‘Ausserhalb Gottes’ zu einem ‘Innerhalb Gottes’] », mais un processus qui s’effectue au sein même de Dieu « selon l’ordre de la proximité permanente à Dieu [gleichbleibenden Nähe zu Gott] et de son immanence en lui [Immanenz in ihm] [54] ». Ainsi le péché sera considéré comme un exil loin de Dieu, mais interne aux espaces trinitaires infinis. Ensuite et plus profondément, Balthasar n’a pu totalement éviter toute séparation entre Dieu et l’anti-divin. De fait, il a expulsé ce dernier hors de l’espace trinitaire – qu’il appelle « le diabolique » [55], « le reste non récupérable » [56] ou, avec Dante (et le visionnaire de l’Apocalypse) [57] et surtout avec Adrienne von Speyr, l’« effigie [Effigie] ». Selon la dirigée de Balthasar, les effigies « sont constituées par ce que l’homme, en péchant, à prêté [geliehen hat] de sa propre substance [Substanz] au péché commis [58] ». On pourrait dire qu’elles sont à la fois substantialisées pour pouvoir être expulsées hors de Dieu, et dépersonnalisés pour que le pécheur pardonné demeure en lui. Selon cette conception, « la puissance du miracle de la Croix » opère une séparation entre « ce qui, dans le pécheur, mérite la damnation » et sera « joint au reste non récupérable [unverwendbaren Rest] » de la personne qui, elle, est sauvée [59]. L’enfer est alors représenté comme un es­pace réduit à l’extrême et conçu comme le pé­ché du monde hypostasié et dissocié du pé­cheur : « il ne reste [bliebe] alors en enfer, sous le signe de la condamna­tion définitive de Dieu, que le péché, mais séparé du pé­cheur [vom Sünder getrennte Sünde zurück] par l’efficacité de la Croix [60] ». En effet, le Vendredi saint, et plus encore le Samedi saint, le Christ opère une séparation en quelque sorte ‘chirurgicale’ [61] entre pécheur et péché, de sorte que la totalité des personnes est en droit d’espérer le salut :

 

« Après le vendredi saint […] vient encore le dernier pas, le plus paradoxal et le plus mystérieux [paradoxeste und geheimnisvollste] dans cette obéissance d’amour [Liebesgehorsams] : la descente en enfer, ce qui, dans l’expérience et l’interprétation nouvelles de l’‘enfer’ [‘Hölle’] par Adrienne, signifie exactement : la descente dans cette réalité du péché [Sünden-Wirklichkeit] que la Croix a séparée [abgetrennt] de l’homme et de l’humanité, dans ce qui est éternellement et définitivement réprouvé [verworfene] loin du monde, ce en quoi Dieu ne pourra jamais être et que doit traverser [hindurchzugehen] le Fils mort dans une ultime obéissance de mort [letzten Totengehorsam] pour retourner au Père, afin d’apprendre à connaître aussi cette extrémité la plus étrangère à Dieu [Äußerste, Gottfremdeste], ces latrines [Senkgrube] du monde causées par l’abus de la liberté humaine [62] ».

 

Cette séparation entre pécheur et péché achève la logique de l’admirabile commercium. De même, que, lors de la Passion et, plus encore, lors du descensus, le Christ vit en tout l’expérience du péché, la culpabilité exceptée, de même permet-il au pécheur de vivre en tout l’expérience d’être sauvé de son péché, alors qu’il en est coupable. Désormais, « ce qui est étranger, c’est uniquement le péché [Das Fremde ist lediglich die Sünde] [63] ». Ce dernier argument, sans conteste le plus original et le plus solidaire de la totalité de la théologie balthasarienne, de ce fait aussi le moins compris et le moins repris, fait donc dépendre l’universalisme eschatologique de la logique du don comme enveloppement : espérer pour tous, c’est englober chaque homme, y compris le plus pécheur dans l’amour infiniment miséricordieux du Père qui ne peut en soustraire que la partie incompatible et au préalable dépersonnalisée [64].

6) Épilogue

Cette constance de, et cette insistance sur, la thématique d’un enfer vide ou impossible entretient donc un lien intrinsèque et profond, mais caché, avec le cœur vivant de la théologie balthasarienne qu’est l’universelle inclusion trinitaire. Relisons l’affirmation concernant les relations entre le Christ enveloppant et la personne humaine enveloppée : « ce qui est englobé, même si c’est une réalité libre, est essentiellement déterminé [wesentlich bestimmt] par la réalité englobante [65] ». Appliquée à la rédemption, on pourrait dire que le « non » du pécheur est toujours déjà embrassé par le « oui » trinitaire manifesté et vécu dans le Christ jusqu’à l’extrême. Dit autrement, l’hypothèse d’une âme damnée contredit orthogonalement tout ce que la nouveauté de la Révélation en Christ nous apprend de Dieu, c’est-à-dire s’oppose à ce que le Christ nous exprime de l’amour absolu du Dieu trinitaire et précisément du troisième aspect du don qu’est l’environnement.

Si l’enveloppement semble être la catégorie centrale conduisant Balthasar à l’espérance universelle [66], on ne saurait – pas plus ici qu’ailleurs – le désolidariser des deux autres réfractions du don d’amour : kénose et fécondité. Assurément, la kénose salvifique du Christ par laquelle il éprouve, plus profondément que toute créature pécheresse, l’aliénation du péché, englobe tout homme. Plus encore, c’est au nom même de ce que l’amour se donne, et se donne avec une profusion et une gratuité indicibles, que l’on est en droit de se poser la question de sa réception ou plutôt de sa non-réception [67]. La prise de conscience beaucoup plus aiguë de la centralité de l’amour dans la théologie chrétienne actuelle, ainsi que son interprétation à partir non pas de l’essence divine, mais de la Croix du Christ, ne conduit-elle pas à une relecture du mystère de l’enfer qui ne sacrifie rien à sa radicalité tragique ? [68] Dès lors, le silence du Magistère qui, tout en ayant condamné l’apocatastase, n’a jamais voulu engager son autorité en se prononçant formellement sur l’existence (ce qui est plus que la possibilité réelle) d’hommes damnés, pointerait-il non pas tant vers une sorte de lieu commun théologique, de fede mais non de fede definita (à l’instar, par exemple, de la Rédemption), que vers une réserve (au double sens du terme) providentielle permettant de penser à frais nouveaux la question de la perdition ou plutôt de l’attitude théologale d’espérance universelle [69] ?

Pascal Ide

[1] Sainte Catherine de Sienne, Le livre des dialogues, suivie de Lettres, trad. Louis-Paul Guigues, Seuil, Paris 1953, réédité 2002, chap. xviii, 83. Le Docteur de l’Église rapporte une parole intérieure qu’elle attribue au Père.

[2] Victor Hugo, cité par Jean-Louis Chrétien, « L’offrande du monde », in L’arche de la parole, coll. « Épiméthée », PUF, Paris 1998, 151-201, ici 176, note 1.

[3] Le propos de cet article se fondera principalement sur les seize volumes de ce que, faute de mieux et à la suite de Balthasar, on appelle la Trilogie (1961-1987) : Herrlichkeit. Eine theologische Ästhetik (trad. fr. : La Gloire et la Croix) ; Theodramatik (trad. fr. : La Dramatique divine) ; Theologik (trad. fr. : La Théologique).

[4] Le thème de l’eschatologie constitue un fil rouge de la pensée balthasarienne, depuis sa thèse de doctorat en germanistique, soutenue à Zürich en 1930, jusqu’à la leçon spéciale qui s’est tenu à la Faculté de théologie de Trier le 18 avril 1988, soit un peu plus de deux mois avant sa mort (Apokatastasis, in Trierer Theologische Zeitschrift, 97 [1988], 169-182), sans oublier ses deux écrits de circonstance, Was dürfen wir hoffen ? (coll. « Kriterien » n° 75, Johannes, Einsiedeln 1986, Johannes, Einsiedeln-Trier 21989 : Espérer pour tous, trad. H. Rochais et J.-L. Schlegel, DDB, Paris 1987) et Kleiner Diskurs über die Hölle (Ostfildern, Schwabenverlag, 1987 : L’enfer. Une question, trad. Jean-Louis Schlegel, Le Cerf, Paris 1988. Kleiner Diskurs…fut réédité avec en annexe l’article « Apokatastasis » (coll. « Kriterien » n° 1, Johannes, Einsiedeln et Freiburg im Breisgau 1999) ; cet article se trouve en appendice de l’édition italienne de l’autre ouvrage : Was dürfen wir hoffen ? (Sperare per tutti, Jaca Book, Milano 1989, 117-134).

[5] L’histoire a commencé par une polémique, lors d’une conférence de presse tenue à Rome en 1984, à l’occasion de la remise du Prix international Paul VI. À un journaliste l’interrogeant sur ce sujet, Balthasar avait répondu : « L’enfer existe, mais personne ne peut dire qui et combien s’y trouvent – il pourrait même être vide ». Au journaliste qui avait titré de manière polémique et déformante « L’enfer est vide », Balthasar avait répondu en publiant en italien sa Petite catéchèse sur l’enfer, qui fut reprise, à l’insu de son auteur, dans l’édition allemande de l’Osservatore Romano (21 septembre 1984, 1). La controverse s’est poursuivie jusqu’à sa mort et est loin d’être achevée. Sur son histoire qui reste encore à écrire, on peut consulter J. Ambaum, Hoffnung auf eine leere Hölle. Wiederherstellung aller Dinge ? Hans Urs von Balthasars Konzept der Hoffnung auf das Heil, in Com (D), 20 (1991) 33-46 ; Le salut pour tous ? Le concept de l’espérance du salut chez Hans Urs von Balthasar, in Com (F), 16 (1991) 54-70.

[6] Cf. E : III.3.c

[7] Bibliographie secondaire sur l’enfer chez Balthasar : J. Ambaum, Hoffnung auf eine leere Hölle et la trad., Le salut pour tous ? ; I. Andereggen, Inferno vuoto?. Un confronto con l’infernologia di Hans Urs von Balthasar, in Fides Catholica, IV (2009) 2 415-444 ; A. M. Haas, Impulse und Impressionen : Höllenabstieg Christi und Hofnung für alle. Hans Urs von Balthasars eschatologischer Vorstoß, in Theologie der Gegenwart, 49 (2006) n° 1 60-65 ; M. Hauke, I Santi e l’inferno vuoto. Note critiche sull’ultima grande controversia di Hans Urs von Balthasar, in Fides Catholica, IV (2009) 1 229-260 ; T. R. Krenski, Für alle? Von der Pflicht, für alle zu hoffen : Hölle, Höllenfahrt und universale Hoffnung im Werk Hans Urs von Balthasar, in Erneuerung in Kirche und Gesellschaft, 55 (1993) 27-29 ; C. Kruijen, Salut universel ou double issue du jugement :Espérer pour tous ?’ Contribution à l’étude critique d’une opinion théologique contemporaine concernant la réalisation de la damnation, Université pontificale « Angelicum », Faculté de théologie, Roma 2008, chap. 2, 56-146 ; T. E. Oakes, Christ’s Descent into Hell : The Hopeful Universalism of Hans Urs von Balthasar, in G. MacDonald Eugene (éd.), « All shall be well ». Explorations in Universalism and Christian theology from Origen to Moltmann, coll. « Cascade Books », Oregon, Wipf & Stock Publishers, 2011 ; Id., Descensus and development : a response to recent rejoinders, in International Journal of Systematic Theology, 13 (2011) 3-24 ; J. R. Sachs, Current Eschatology. Universal Salvation and the Problem of Hell », Theological Studies, 52 (1991) 227-254 ; J. Servais, Communion, universalité et apocatastase : espérer pour tous ?, in Com (F), 21 (1996) n° 5 49-67 ; S. Stanczyk, Konzeptionen der Hölle in der katholischen Theologie im 20. Jahrhundert im deutschen Sprachraum, Innsbruck, Thèse de théologie, 1989, 139-239 ; J.-H. Tück, Höllenabstieg Christi und Hoffnung für alle: Hans Urs von Balthasars eschatologischer Vorstoss, in Neue Zürcher Zeitung, 13/14 (2005) n° 187, 64. Ce paragraphe a grandement bénéficié de discussions répétées avec Christophe Kruijen, prêtre metzin, dont la thèse sur perdition et universalisme est citée ci-dessus – ainsi que de plusieurs dialogues avec Barbara Hallensleben, alors Doyen de la Faculté de théologie de l’université de Fribourg en Suisse.

[8] Pour un exposé détaillé, cf. P. Ide, Une théologie de l’amour. L’amour, centre de la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, Lessius, Bruxelles 2012 ; pour une première présentation, cf. Id., Hans-Urs von Balthasar, théologien de l’amour, in Képhas, 28 (2008), 65-76.

[9] En effet, si le libre don radical de soi va jusqu’à la désappropriation et au dépouillement total de soi, l’événement kénotique présuppose la profusion extatique d’un don gratuit : seul peut se vider ce qui est déjà rempli ; il convient donc de rendre compte de cette plénitude jaillissante, et tel est le sens de la fécondité qui est généreuse autocommunication jusqu’à l’excès. Enfin, kénose et fécondité introduisent une « distance » : celle-ci est « la toute première [condition qui] rend possible l’amour [Distanz […] allerest Liebe ermöglicht] » (La Dramatique divine. IV. Le dénouement, trad. inconnue, série « Ouvertures » n° 9, Culture et Vérité, Namur 1993 [désormais TD IV], 91 ; Theodramatik. IV. Das Endspiel, Johannes, Einsiedeln 1983 [désormais DD IV], 92-93). Mais s’il requiert l’éloignement, l’amour veut encore davantage l’union. Pour être sauvegardée, voire avivée, sans menacer l’unité, cette distance demande à être contenue ou englobée ; aussi appelle-t-elle un troisième visage du don : l’enveloppement. Pour un exposé détaillé de ces trois visages de l’amour, cf. P. Ide, Une théo-logique du don. Le don dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium » n° 256, Leuven, Peeters, 2013, 1ère partie, respectivement chap. 1 (la kénose), 2 (la fécondité) et 3 (l’enveloppement). Un premier aperçu est donné dans P. Ide, « L’être comme amour. Une triple figure de l’amour dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar ? Propositions et prolongements », in D. Gonneaud et Ph. Charpentier de Beauvillé (éds.), Chrétiens dans la société actuelle. L’apport de Hans Urs von Balthasar pour le troisième millénaire, Actes du colloque international du centenaire, Faculté de théologie de l’Institut Catholique de Lyon, 17 et 18 novembre 2005, coll. « Méditer », Socéval Éd., Magny-les-Hameaux 2006, 259-304.

[10] H. U. von Balthasar, Apokalypse der deutschen Seele. Studien zu einer Lehre von letzten Haltungen. 1. Der deutsche Idealismus, A. Pustet, Salzburg-Leipzig 1937, 8. Cf. Theologik. II. Wahrheit Gottes, Johannes, Einsiedeln 1985 (désormais TL II), 387 ; Theologik. II. Wahrheit Gottes, Johannes, Einsiedeln 1985 (désormais T II), 315.

[11] Cf. H. Crouzel, L’Hadès et la Géhenne selon Origène, in Gregorianum, 59 (1978) 291-329 ; Id., « Les condamnations subies par Origène et sa doctrine, in W. A. Bienert et U. Kühneweg (éds.), Origeniana septima. Origeniana septima. Origenes in den Auseinandersetzungen des 4. Jahrhunderts, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium » n° 137, University Press – Peeters, Leuven 1999, 311-315 ; A. Méhat, ‘Apocatastase’. Origène, Clément d’Alexandrie, Act. 3, 21, in Vigiliae Christianae, 10 (1956) 196-214. De manière plus générale, cf. la note bibliographique en DD IV, 245, note 131 ; TD IV, 244, note 1.

[12] Cf. De natura et gratia, 5, 5 : CSEL 60, 236 ; De civitate Dei, XV, 2 et XXI, 12 : BA n° 37, 432-434 ; cf. P. Fredriksen, art. « Masse », trad. H. Perrin, in A. D. Fitzgerald (éd. originale), M.-A. Vannier (éd. fr.), Saint Augustin. La Méditerranée et l’Europe ive-xxie siècle, Le Cerf, Paris 2005, 946-948. Bibliographie in situ. « La faute originelle a pour suite à elle seule, en principe, de faire du genre humain une massa damnationis condamnée aux supplices de l’enfer ; seuls sont sauvés ceux que la miséricorde divine sort de cette masse et qui sont baptisés » (A.-J. Gaudel, Péché originel, in Dictionnaire de Théologie Catholique, Letouzey & Ané, Paris 12/1, 1933, col. 275-606, ici col. 400).

[13] La Dramatique divine. III. L’action, trad. R. Givord et C. Dumont, Culture et Vérité, Namur 1990, 325 ; Theodramatik. III. Die Handlung, Johannes, Einsiedeln 1980, 326.

[14] Cité par Werner Löser, Im Geiste des Origenes. Hans Urs von Balthasar als Interpret der Theologie der Kirchenväter, coll. « Frankfurter Theologische Studien » n° 23, Josef Knecht, Frankfurt im Main 1976, 21991, 83.

[15] Épilogue, trad. C. Dumont, série « Ouvertures » n° 20, Culture et Vérité, Bruxelles 1997, 90 ; Epilog, Johannes, Einsiedeln 1987, 97. On notera l’audace de la formule qui, ici, s’interroge non plus sur la réalité de l’enfer mais sur sa possibilité.

[16] L’enfer, 67 ; Kleiner Diskurs über die Hölle, 69.

[17] cf., par exemple, le long développement en TD IV : I.B.3 (« La figure de l’espérance chrétienne »).

[18] Ce que l’on appelle « vertu théologale » traduit, chez Thomas d’Aquin, le latin « virtus theologica ».

[19] DD IV, 166 ; TD IV, 166.

[20] Les sources sont importantes en creux, car elles laissent la place vacante pour sa propre eschatologie. En effet, Balthasar estime que l’enseignement de l’Écriture est ambigu – ou plutôt, selon le méta-principe de bipolarité, en demeure à deux séries non conciliables d’assertions –, le Magistère silencieux, et la Tradition de plus en plus souple après le raidissement augustinien.

[21] Cf. TD II.1 : II.B.3 (« La liberté finie »).

[22] DD IV, 274 ; TD IV, 274. Cf. TD IV : II.B.4.a (« Le Bien absolu comme liberté »).

[23] Ce point est longuement abordée dans la première partie de H. U. von Balthasar, Présence et pensée. Essai sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse, Beauchesne, Paris 1942, § 3 à 6.

[24] Ibid., 59.

[25] Ibid., 58.

[26] DD IV, 275 ; TD IV, 274.

[27] DD III, 325 ; TD III, 326.

[28] Traditionnellement, par exemple, chez saint Thomas d’Aquin, la matière ou l’objet du péché mortel porte non seulement sur Dieu mais aussi sur tout ce qui, fini, conduit à Dieu (cf., par exemple, Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 88). Or, étrangement, les rares fois où il traite du péché, Balthasar ne fait jamais allusion, ne serait-ce que pour les réfuter, à ces analyses (cf., par exemple, TD III : II.D.3.b [« L’analogie du péché »]).

[29] Ibid., 161 ; 167.

[30] Ibid.

[31] Ibid., 325 ; 326.

[32] Ibid., 335 ; 336.

[33] DD IV, 122 ; TD IV, 122.

[34] DD III, 325 ; TD III, 326. Assurément, il existe une proximité entre cette thèse et les tenants de l’option fondamentale ; pour autant, Balthasar n’y fait jamais allusion dans la Trilogie.

[35] DD IV, 272 ; TD IV, 271.

[36] Cf. les développements Ibid., 268-274 ;

[37] Il semble que c’est ainsi que Balthasar interprète le péché des démons qui deviennent des « non-personnes » (cf. La Dramatique divine. II. Les personnes du drame. 2. Les personnes dans le Christ, trad. R. Givord avec la collab. de C. Dumont, coll. « Le Sycomore », Lethielleux – Culture et Vérité, Paris – Namur 1988 [désormais DD II.2], 392-395 ; Theodramatik. II. Die Personen des Spiels. 2. Die Personen in Christus, Johannes, Einsiedeln 1978 [désormais TD II.2], 454-458).

[38] Cf. P. Ide, Une théo-logique du don, 137-145.

[39] DD III, 312 ; TD III, 313.

[40] Cf. P. Ide, Une théo-logique du don, 255-271.

[41] DD IV, 168 ; TD IV, 167.

[42] A. von Speyr, Passion nach Matthaüs, Johannes, Einsiedeln 1957, 71, cité en Ibid., 257, note 164 ; 255, note 17.

[43] Cette citation allusive et non référencée est plus complète, commentée et référencée dans H. U. von Balthasar, Pâques le Mystère, trad. R. Givord, coll. « Traditions chrétiennes », Le Cerf, Paris 1981, reprise dans coll. « Foi vivante », n° 357, 1996, 185 (Theologie der drei Tage, Johannes, Einsiedeln et Freiburg-im-Breisgau 1990, 160) : Moralia, L. 10, ch. 9 (PL 75, 929 a ; pas de trad. dans la collection Sources chrétiennes) : « Lui qui est plus haut que tous les cieux, est aussi inferno profundior, quia transcendendo subvehit », ce que l’édition française de Communio traduit : « Le Christ est descendu plus profond que l’enfer, et du coup l’a transcendé et proprement subverti » (Descendu aux enfers, 6 [1981] n° 1, exergue). L’exégèse du texte pose au moins deux questions. D’une part, s’agit-il de l’« enfer » ou des « enfers » ? Or, les Pères peinent à discerner les deux états eschatologiques que, ultérieurement, la théologie scolastique distinguera. D’autre part, quel est le sens de la métaphore spatiale « plus profond » qui peut être interprétée dans un sens plus ou moins figuré et être attribuée soit au Christ dans sa descente, soit à l’amour divin ?

[44] H. U. von Balthasar, « Über Stellvertretung », Pneuma und Institution. Skizzen zur Theologie IV, Johannes, Einsiedeln – Freiburg im Breisgau 1974, 401-409, ici 408-409 ; traduit sous le titre « Au cœur du mystère », trad. R. Brague, Résurrection. Revue de doctrine chrétienne, 41 (1973), 2-9.

[45] Cf. P. Ide, Une théo-logique du don, 379-386, notamment 383-384.

[46] A. von Speyr, Sieg der Liebe (Röm 8), 61, citée en DD IV, 128 ; TD IV, 128.

[47] Ibid., note 229 ; note 26. Il s’agit d’un recueil d’écrits bernanosiens rassemblés et publié par les soins de Balthasar dans sa propre maison d’édition.

[48] M. Hauke, ‘Sperare per tutti’? : Il ricorso all’esperienza dei santi nell’ultima grande controversia di Hans Urs von Balthasar, in Coll., Esperienza mistica e teologia. Ricerca epistemologica sulle proposte di Hans Urs von Balthasar, Atti xiv Colloquio di Teologia di Lugano, 25-26 maggio 2000, Rivista di Teologia di Lugano, 6 (2001) 195-220, ici 202.

[49] Cf. Lactance, La colère de Dieu, 4 (et aussi 5), éd. et trad. C. Ingremeau, coll. « Sources chrétiennes » n° 289, Le Cerf, Paris 1982, 98-109. Cité en DD III, 314 ; TD III, 315.

[50] DD III, 314 ; TD III, 315.

[51] Ibid., 315 ; 316-317.

[52] Cf. N. Jeammet, La haine nécessaire, coll. « Le fait psychanalytique », p.u.f., Paris 21995.

[53] La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. III. Théologie. 2. Nouvelle Alliance, trad. R. Givord, coll. « Théologie » n° 83, Aubier, Paris 1975 (désormais GC III.2), 179 ; Herrlichkeit. Eine theologische Ästhetik. III. 2. Theologie. II. Neuer Bund, Johannes, Einsiedeln 1969 (désormais H III.2.II), 191.

[54] DD IV, 360 ; TD IV, 361.

[55] Cf. TD IV : II.A.3.

[56] Cf. Ibid. : II.B.4.d.

[57] Saint Jean et Dante Aligheri « n’ont vu que des ‘images’ [‘Bilder’] du mal, des effigies [Effigien] » (La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. II. Styles. 1. D’Irénée à Dante, trad. R. Givord et H. Bourboulon, coll. « Théologie » n° 74, Aubier, Paris 1968, 408 ; Herrlichkeit. Eine theologische Ästhetik. II. Fächer der Stile. 2. Laikale Stile, Johannes, Einsiedeln 1962, 457). Ici, le terme « effigie » ne présente pas le sens technique qu’il aura avec Adrienne. Évoquant plutôt ce que Lucrèce appelle un ‘simulacre’, il vise à donner un statut épistémologique et non ontologique à la vision de l’enfer et des damnés.

[58] TL II, 398 ; T II, 324.

[59] DD IV, 293 ; TD IV, 293.

[60] Ibid., 287 ; 287.

[61] Cet adjectif est employé par le père Bot dans son ouvrage sur l’enfer. Listant sept représentations de l’enfer qui visent à en nier la réalité éternelle et cherchent à le réduire à une simple possibilité, il qualifie la sixième d’« enfer chirurgical » : c’est « la représentation du châtiment éternel sous la forme d’une destruction partielle de l’homme damné » (J.-M. Bot, Osons reparler de l’enfer, coll. « Vie spirituelle », L’Emmanuel, Paris 2002, 98). Dans ce cadre, il cite la position défendue par Jean Elluin – « Chaque homme est en partie sauvé, en partie condamné […]. Le dernier jour […] la séparation radicale […] se fera à l’intérieur de chaque personne […]. Car le feu de l’Amour divin, par cela même qu’il est un feu de Vie pour tout être comme tel, est feu consumant pour le ‘contre-être’ du mal. […] Il s’agit d’un feu déchirant, bien différent du feu restaurateur du purgatoire et du feu vivifiant de la grâce » (Quel enfer ?, Le Cerf, Paris 1994, 42-43) –, mais, étrangement, Balthasar y échappe. En revanche, celui-ci sert d’illustration pour la catégorie suivante qui est la dernière, « l’enfer hypothétique » (Osons reparler de l’enfer, 102 s) ; mais cette répartition, qui n’est pas exclusive de la précédente, montre ainsi que le critère de distinction n’est pas homogène et que la typologie proposée manque de rigueur

[62] H. U. von Balthasar, L’institut Saint-Jean. Genèse et principes, trad. P. Catry et J. Servais, coll. « Le Sycomore », Lethielleux – Culture et Vérité, Paris – Namur 1986, 51-52 ; Unser Auftrag. Bericht und Entwurf. Einführung in die von Adrienne von Speyr und Hans Urs von Balthasar gregründete Johannesgemeinschaft, Johannes, Einsiedeln 1984, 22004, 64.

[63] DD IV, 244 ; TD IV, 243.

[64] Il demeure une autre difficulté dont il n’est pas certain que la théologie balthasarienne présente les ressources, au moins explicites, pour la résoudre. Au fond, l’enfer n’a jamais été possible que pour un seul être – le Christ : « L’enfer n’est pas une simple menace pédagogique [erzieherische Drohung], ni une simple ‘possibilité’ [blosse ‘Möglichkeit’] : il est la réalité [Wirklichkeit] que connaît éminemment celui qui est abandonné de Dieu [le Christ], parce que personne ne peut éprouver, même d’une manière rapprochée, un abandon de Dieu aussi terrible [furchtbare Gottverlassenheit] que celui du Fils éternellement uni par essence [wesensverbundene] au Père éternel » (L’amour seul est digne de foi, trad. R. Givord, Aubier-Montaigne, Paris 1966, rééd. Parole et silence, Saint-Maur 1999, 73 ; Glaubhaft ist nur Liebe, Johannes, Einsiedeln 1963, 62. Cf. les développements de GC III.2 : V.3 ou H III.2.II : 1.5.f : « L’enfer »). Or, l’on vient de voir que la relique du péché, l’effigie, est par essence extra-trinitaire. Mais, la lumière théologique ultime rendant compte de l’enveloppement est le nécessaire fondement de toute l’économie créée et, a fortiori, salvifique, dans le mystère trinitaire. Comment dès lors expliquer que ce que la Trinité ne peut habiter, le Christ ait pu le visiter ? Le principe monadologique d’enveloppement universel trouverait-il ici une limite ? Comment cette limite ne rejaillirait-elle pas, par voie de conséquence, sur la conception même du péché et la permission du mal ?

[65] DD II.2, 11 ; TD II.2, 12. Souligné par moi.

[66] Karl-Heinz Menke propose de relier universalisme et espérance par le biais de l’image de « place » qui est au cœur du concept-symbole de Stellvertretung : « La ‘place’ [Stelle] – ainsi que l’exprime l’image – où se trouve rassemblé tous ceux qui ne sont pas en communion avec Dieu, devient, dans l’événement du Vendredi Saint, du Samedi Saint et du dimanche de la Résurrection, une ‘place’ en espérance » (Stellvertretung. Schlüsselbegriff christlichen Lebens und theologische Grundkategorie, Einsiedeln, Freiburg et Johannes 1991, 309).

[67] Cf. le passage déjà cité de É, 90 ; E, 97.

[68] Dans son dernier ouvrage – auquel une citation du pape François lors de son premier Angelus (du dimanche 17 mars 2013) a fait une publicité inespérée –, le cardinal Walter Kasper confirme cette relecture balthasarienne de la perdition en clé d’amour (Barmherzigkeit. Grundbegriff des Evangelions. Schlüssel christlichen Lebens, Freiburg im Brisgau, Herder, 2012 : Misericordia. Concetto fondamentale del Vangelo. Chiave della vita cristiana, trad. Carlo Danna, coll. « Giornale di teologia » n° 361, Brescia, Queriniana, 2013, ici 165-173). D’abord, il propose une analyse détaillée des opuscules de Balthasar sur l’enfer – rappelant par exemple, la double série d’affirmations scripturaires contrastées, les premières relatives à la volonté salvifique universelle de Dieu, les secondes relatives à l’existence d’un jugement final, donc de la menace d’une damnation éternelle. Ensuite, Kasper dit son adhésion à la position prise par le théologien suisse, qui, évitant avec équilibre le double écueil, optimiste de l’apocatastase, pessimiste de la massa damnata, sort de la polémique en relisant les énoncés de l’Écriture « en tenant compte de leur genre littéraire » (166) : il s’agit de paroles non pas informatives, mais performatives, qui d’un côté invitent à se confier à la miséricorde de Dieu et de l’autre encouragent à se convertir. Enfin, et nous venons d’y faire allusion, le cardinal allemand réinterprète la position de Balthasar à partir de ce qui, pour lui, est le Grundbegriff de l’Évangile, la miséricorde divine : « c’est le propre » de celle-ci « de ne pas ignorer notre liberté » (168) ; « dans sa miséricorde, Dieu maintient ouverte une possibilité de salut pour tout être humain » (169) ; « un signe de cette miséricorde infinie et patience de Dieu […] est la doctrine du purgatoire » (169). En relisant la théologie balthasarienne de l’enfer dans la lumière de la miséricorde (qui est la forme supérieure de l’amour), Kasper confirme donc notre proposition.

[69] Mon propos n’était donc pas d’argumenter pro ou contra la thèse de Balthasar, mais de montrer que les critiques qui lui ont été adressées n’ont pas vu la pointe théologique de son argumentation, donc demeurent partiellement inopérantes. C’est notamment à partir de l’évaluation de la notion d’enveloppement (cf. P. Ide, Une théo-logique du don, 669-677) que la conception balthasarienne de l’enfer devrait être revisitée.

4.5.2018
 

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