Les critères d’un scénario « réussi » selon Yves Lavandier 2/3

2) Les mécanismes structurels

Ils intéressent le déroulement. Cette partie est moins homogène. Je m’intéresserai surtout aux quatre premiers chapitres (qui sont les chap. 5 à 8 du livre), parce que le dernier s’intéresse à un type particulier de dramaturgie : la comédie, qui est, logiquement, structurellement et historiquement second par rapport au type-même du récit, je veux dire la tragédie [1].

a) La structure d’une action, d’un drama [2]

0’) Principe général. Le lien causal

Une fois coutume, Lavandier fait appel à ce qu’il appelle l’outil syntaxique [3]. Il en traite à propos de la préparation mais la notion trouve plutôt ici sa place. Il constate que le déroulement d’une œuvre dramatique ne répond pas d’abord à une mise en ordre temporelle, mais logique, causale. Et cela tient à une raison universelle, fondamentale : il y a en l’homme un besoin de relier causalement les événements, d’établir des liens (et aussi d’observer des régularités : cela est très clair chez l’enfant) ; se fondant sur l’étymologie (ou plutôt l’une des étymologies) du terme religion (religare), il n’hésite pas à dire que l’homme, de ce fait, est « religieux [4] ».

Conséquence pratique intéressante : l’enfant a davantage besoin et de plaisir lorsqu’on lui raconte une histoire structurée qu’une histoire spectaculaire ou qu’une multitude disjointe de sketchs. L’unique histoire répond à son besoin d’ordre et de sécurité.

L’une des formes les plus traditionnelles et des plus élémentaires de cet ordre est ce qu’on appelle la randonnée : c’est un enchaînement linéaire où chaque événement antérieur prépare et cause l’événement ultérieur, parfois d’une manière nécessaire ; le récit est donc une succession de ce que j’appellerai plus bas des préparations et des paiements. Un exemple célèbre est l’histoire du tailleur de pierres. Ce genre d’histoire a toujours autant de succès. Que l’on songe au premier quart d’heure, saisissant, de Batman IV : outre le spectacle ahurissant, on assiste à une suite ininterrompue et logique de rebondissements ; il faut regretter que la suite, à très grand spectacle, n’ait pas su tenir cette promesse et se perde trop dans une série d’histoires parallèles qui font sketchs. Autre exemple actuel. Dans la bande dessinée La vengeance, un homme jeune, beau et riche, Jérôme Le Hixe est renversé par une voiture et le laisse atrocement défiguré. Il est décidé à trouver le responsable et se venger. Le conducteur de la voiture qui l’a renversé est mort, mais sa voiture semble avoir été mal révisée. Jérôme se rend donc chez le garagiste qui lui explique qu’une mauvaise blague (un appel au secours) l’a empêché de finir la voiture récupérée trop vite par son propriétaire. Il se rend chez le mauvais plaisantin qui a lui aussi une excuse. Le Hixe est ainsi renvoyé de responsable en responsable qui, chacun, a une excuse. Jusqu’à ce qu’il arrive à l’avant-dernier maillon de la chaîne ; et celui-ci n’est bien entendu pas responsable ; la faute est à son patron qui l’a abusivement licencié. Voilà donc enfin le responsable : le patron. Or, il s’appelle… Jérôme Le Hixe !

Le lien entre les événements peut être à ce point nécessaire qu’on songe à la force de ce que les Anciens (mais aussi encore aujourd’hui), on appelle destin. C’est clair dans le mythe antique ; mais il n’est pas mort. « C’était écrit », dit-on encore parfois.

Mais il y a plus : cet enchaînement causal donne l’impression que l’on avance, qu’il existe une évolution.

Cet enchaînement qui paraît souvent très naturel, voire passe inaperçu à la vision du film demande en réalité un gigantesque travail qui lisse les aspérités, les invraisemblances et surtout préparent (cf. après) longuement les scènes subséquentes pendant les scènes antécédentes.

1’) Distinction générale

Lavandier distingue trois actes dans une œuvre dramatique. Cette distinction se prend de la finalité qui est l’atteinte de l’objectif. La première partie se déroule avant la connaissance et la mise en œuvre de l’objectif, la seconde pendant la mise en œuvre de l’objectif et la dernière après. Plus précisément :

– La première partie contient tout ce qui se passe avant que l’objectif du protagoniste soit clairement montré et perçu par l’esprit du spectateur.

– La deuxième partie contient tout ce qui se passe pour que le protagoniste atteigne son objectif.

– La troisième partie contient tout ce qui se passe une fois l’objectif atteint, réalisé.

On subdivise aussi les actes en séquences (qui rappellent les tableaux du théâtre) et les séquences en scènes. Mais autant la distinction des actes est formelle, essentielle, liée à l’essence du drame, autant les autres distinctions est matérielle et accidentelle, car elle est variable et ne concerne pas l’essence générale de l’action.

2’) Le premier acte
a’) Fonctions

Comme on dit, il plante le décor. Surtout, il permet de définir clairement le décor. Le spectateur sait que ce premier acte est achevé lorsqu’il comprend en quoi consiste le conflit et quels en sont les protagonistes, les différents personnages. Dans Cyrano de Bergerac, c’est le premier acte (le bien nommé !) qui assume ce rôle : à la fois, nous y découvrons tous les principaux personnages (sauf les Cadets de Gascogne) et l’objectif, si difficile, si conflictuel que Cyrano ne confie qu’à son ami Le Bret : séduire Roxane.

Dans Retour vers le futur I, film remarquablement structuré, le premier acte est achevé lorsqu’il part dans le passé et lorsque tous les personnages, de Marty MacFly jusqu’à son ami le savant fou ont été clairement identifié ; de plus, les éléments (événements, personnages, etc.) présents ont été clairement positionnés avec une économie de moyens dont on mesurera, stupéfait, toute la pertinence au fur et à mesure du déroulement de l’acte second.

b’) Caractéristiques ou propriétés

Il ne doit pas être trop long : les 30 premières minutes du Titanic de Cameron (1997) ont certes un sens, mais sont tout de même trop longues. On attend tellement de voir le Titanic de 1912 et Leonardo !

Il arrive que l’on se passe de premier acte et que l’on passe directement à l’action. En réalité, c’est que l’objectif est tellement évident et les protagonistes si présents qu’il n’y a pas besoin d’exposé. La première image y suffit. Ou les premiers dessins d’une bande dessinée. Tel est le cas dans la BD Histoire sans héros (dessin de Dany et scénario de Van Hamme : 1977) : elle raconte la survie de certaines personnes après que leur avion se soit écrasé en pleine jungle. Leur objectif se devine dès la première planche.

En raison de l’unité de temps mais plus encore de la vivacité de l’action, on conseille de faire commencer l’action, le scénario le plus tard possible, « le plus près possible de la fin de l’histoire [5]« , autrement dit de l’événement déclencheur.

c’) L’événement déclencheur

Il constitue le début de l’action, l’événement annonçant qu’une histoire commence, donc qu’une nouveauté se dessine qui arrache la vie à la morosité du même. Dans une histoire, cet événement est indiqué par une petite phrase du genre : « Jusqu’au jour où… »

Tel est par exemple le cas de l’apparition du fantôme au début d’Hamlet ou de l’accident de voiture au début du Corniaud.

Cet événement est en relation avec l’objectif, mais implicitement. Et cet outil présente l’immense avantage de faire comprendre l’enjeu de l’histoire et son objectif. Le plus souvent il est d’ailleurs clair car l’événement est lié à l’apparition de l’objectif. Au début de Nevada Smith, le sauvage assassinat des parents de Nevada (Steve McQueen) lui donne son objectif : les venger en retrouvant les meurtriers.

L’événement introduit une rupture brutale, un hiatus dans la trame du quotidien ; mais l’irruption de la nouveauté peut se faire plus continûment, sans à-coup. Tel est par exemple le cas dans Frantic. Il demeure qu’il y a toutefois toujours nouveauté et donc bascule dans un drame. C’est là tout le sens de la question de la nouveauté, de l’altérité en philosophie et dans la vie.

Conséquences pratique : commencer au moment de la rupture. Ainsi dans The snapper, l’événement déclencheur débute ainsi par une question de Dessie (Colm Meaney) sa fille (Tina Kellegher) : « Tu es quoi ?! – Tu m’as entendue ! – Bon Dieu, tu es enceinte !? »

Contre-exemple factice : lorsqu’on se met à écrire le premier jet du scénario, on démarre le plus souvent tranquillement : Toc ! toc !

 

« Tiens, salut ! Entre.

– Je ne te dérange pas ?

– Non, non. Tu prends quelque chose ?

– Oui, un cognac. J’en ai bien besoin.

– Qu’est-ce qui se passe ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette.

– Martine, tu sais ma fille Martine, elle est enceinte.

– Quoi ?! »

 

Lorsqu’on retravaille le premier jet, la scène commencera à cette dernière question.

3’) Le second acte

Il est contemporain de l’action. Je précise : de l’action réalisée par le protagoniste. Sinon, l’identification (et ses corrélats : suspense, émotion, etc.) ne peut agir. Le film n’est pas un reportage, mais une histoire avec héros. Il commence donc clairement non avec le début de l’action, mais avec l’engagement du protagoniste dans celle-ci ; et il s’achève non pas lorsque l’objectif est réalisé, mais lorsque le protagoniste l’a clairement abandonné.

a’) Le début du second acte

Intérieurement, le spectateur se dit : « ça y est, c’est parti ». C’est ce qu’on se dit lorsque Roxane rencontre Cyrano au début du second acte ou déjà dès la fin du premier acte, lorsque celle-ci donne rendez-vous à son cousin. C’est aussi ce que l’on pense lorsqu’on se retrouve vingt ans en arrière dans Back to the Future I.

b’) Le nœud dramatique

C’est « un événement qui fait rebondir l’action [6] ». Un excellent exemple en est l’étonnant rebondissement en plein milieu de l’action de Rambo II. Alors que nous avons déjà été servi en conflits et en scènes spectaculaires, voilà que, contre toute attente (presque, car nous avons été un peu préparés), le protagoniste, Johnny Rambo (Sylvester Stallone) est capturé par les Viets au moment où il s’apprêtait à fuir avec un prisonnier. Retournement et difficulté maximale : comment va-t-il pouvoir s’en tirer, seul contre tous et désormais emprisonné, à la merci de chefs sadiques ?

Le nœud dramatique par excellence est le climax. Ce terme vient du grec, climax, échelle (rappelons-nous saint Jean dit Climaque, car il est l’auteur d’un célèbre ouvrage de spiritualité : L’échelle sainte). Il signifie donc gradation ascendante, ce que nous avons appelé le crescendo. Mais il désigne aussi le point culminant, le terme du crescendo, c’est-à-dire le moment le plus fort de l’action. Or, la finalité est l’atteinte de l’objectif qui est un moment de paix, de réconciliation. Le climax sera donc l’obstacle le plus puissant précédant la résolution. Il est comme la dernière goutte d’eau… qui va mettre le feu aux poudres !

Or, le plus grand obstacle est la menace de mort voire la mort elle-même. Souvent ce climax concernera donc la mort et la mort d’un des personnages importants. De toute manière, « la mort est le grand climax de la vie d’un individu [7] ». Que l’on songe à la leucémie de la protagoniste de Love Story.

Un climax efficace, c’est-à-dire un climax qui suscite l’émotion doit être en relation avec la tension du film, donc avec l’objectif. Ici, la logique du suspense prime impérativement sur le spectaculaire. Par exemple, dans Green card, les deux héros ont fait un mariage blanc afin de pouvoir émigrer aux Etats-Unis. En réalité, ils ne s’aiment pas, mais doivent faire comme s’ils s’aimaient pour tromper le service d’immigration américain. Pour cela, ils ont appris à se connaître. Le climax, on le comprend, est donc la scène d’entretien devant le service d’immigration. À tour de rôle, dans des entretiens séparés mais parallèles, ils doivent parler de leur conjoint et, pour rendre leur mariage sincère, en dire du bien. Or, en cherchant les qualités de l’autre, ils découvrent ce qu’ils ne pensaient pas trouver : ils se rendent compte qu’ils se comprennent et qu’en définitive ils s’aiment. Cela nous vaut une émotion grandissante et saisissante.

Mais voici un contre-exemple passionnant. Il explique pourquoi le climax du Maître de musique (1988) est manqué. Même si l’affiche porte les deux masques, même si les spectateurs ont aimé cette scène, ils avouent avoir été secrètement frustrés. Pourquoi ? Un duel de chant oppose Jean (Philippe Volter) qui est l’élève de Joachim (le grand José van Dam) et un rival dans un concours dont l’objectif est bien entendu de gagner, de l’emporter sur l’autre. Le protagoniste est Jean : lui seul est apte à réussir. Mais, pour que le jury ne soit pas influencé, on fait porter un masque aux deux concurrents, de sorte qu’ils deviennent méconnaissables et le spectateur n’a même pas le droit à un indice pour les différencier. Comme en outre, l’oreille du spectateur n’est pas entraînée, il est impossible de savoir qui chante ; d’ailleurs, il s’avère que leurs voix sont presque identiques. Nous voilà donc en état d’assister à une finale de Roland Garros opposant un Français cagoulé à un étranger lui-même cagoulé. On comprend qu’il y a en soi du suspense pour les deux rivaux ; mais nous ne sommes nullement capables d’y participer et donc de vibrer. Autant de perdu pour l’émotion et le suspense. Le verdict tombe alors que nous sommes presque indifférents !

Or, pourquoi Gérard Corbiau a-t-il ainsi manqué un si heureux climax ? Parce qu’il n’a pas su choisir entre le spectaculaire (esthétique : ces si beaux masques) et le suspense : en effet, il aurait suffi que les rivaux chantent le visage découvert dans le dos du jury ; mais on aurait dû sacrifier les masques. Ce qui ne signifie pas que les masques n’aient pas de raison d’être : ils sont par exemple magnifiquement exploités dans Ridicule de Patrice Leconte dont ils constituent comme le symbole, le résumé et permettent de construire un admirable climax dans la scène du bal.

Combien de films américains sacrifient le spectaculaire au sens du film. Speed I a agréablement su exploiter les deux.

Certains auteurs parlent d’un climax médian. Dès lors, le terme climax devient synonyme de tension, de nœud dramatique : chaque mur, chaque nouveau conflit s’identifie à un climax. On retrouvera un climax possible en plein troisième acte. Mais Lavandier estime qu’il n’en existe pas beaucoup. Il est dommage que Lavandier n’analyse pas Love Story (le roman de Segal et le film qui le respecte scrupuleusement) qui est, pour moi, un chef d’œuvre dans la succession et la gradation des obstacles, donc des climax. L’objectif, en effet, est l’amour durable entre Oliver Barrett III et Caprioli. Ils vont avoir à franchir des murs de plus en plus hauts : 1. différence sociale ; 2. difficultés matérielles ; 3. différence de milieu et de caractère, notamment dans la gestion du conflit avec les parents ; 4. enfin la maladie mortelle.

Sans compter le coup de génie qui fut d’évoquer, dès les premières lignes, le climax principal : la mort.

c’) Le coup de théâtre

Lavandier distingue le coup de théâtre du nœud dramatique. Le « coup de théâtre, ou surprise, est un nœud dramatique inattendu pour le spectateur [8] ».

Tout nœud dramatique n’est pas un coup de théâtre. En effet, le nœud dramatique n’est pas forcément surprenant, même s’il occasionne un angoissant suspense. Que l’on songe à l’arrivée certaine des trois malfrats dans Le train sifflera trois fois : elle est aussi assurée qu’inquiétante. En revanche, le coup de théâtre comporte toujours un élément d’étonnement, donc d’incertitude. Nous en reparlerons plus bas.

d’) La fin du second acte

C’est souvent le terme d’un crescendo dramatique, très dense émotionnellement. En tout cas, il constitue la résolution du climax qui est l’atteinte de l’objectif (ou son manque, définitif, au moins pour cette histoire). Certains auteurs font de cette résolution une partie intégrante du troisième acte. C’est là une question de définition.

4’) Le troisième acte

Le troisième acte a pour but de conclure. Tel est le cas de la fin, remarquable, de Cyrano : le cinquième acte regroupe tous les principaux protagonistes et personnages, sans un temps mort, multiplie les coups de théâtre, conjugue amour et mort, les deux moteurs les plus puissants de l’action, et se termine en « panache » ! (en fait le cinquième acte, au sens théâtral, contient la fin du second acte, au sens dramatique, à savoir ce que l’on vient d’appeler la résolution)

Même efficacité dans Retour vers le futur I : ce film conclut aussi bien qu’il introduit. Les fins surprenantes se succèdent, s’emboîtant (il y a en a trois), s’achevant sur un topper totalement inattendu et comique, portant le film au sommet du rire : la survenue du professeur en voiture futuriste pour inviter Marty à partir, non pas dans le passé mais dans le futur !

Le troisième acte sert aussi de sas de décompression entre le film et la réalité. Mais l’idéal est qu’il laisse un parfum du film, donc du rêve, dans ce retour vers le réel.

Je trouve que ce passage du rêve à la réalité (mais une réalité prégnante de tout le possible du rêve) est remarquablement décrit dans L’homme de Rio (un peu moins dans les Aventures d’un Chinois en Chine, de la même eau, du même réalisateur avec le même acteur) : après une semaine au Brésil à vivre les plus folles aventures, Adrien retrouve son ami militaire qui ne voit même pas (il ne peut pas voir : c’est trop extraordinaire : clin d’œil au spectateur qui s’appuie sur ce que l’on appellera l’ironie dramatique) son cadeau exceptionnel (une tête réduite par les Jivaros qu’on ne peut se procurer que « là-bas »), ne l’écoute pas parce qu’il lui raconte qu’il a été pris dans en embouteillage, pendant trois heures et a failli rater son train pour terminer par : « Quelle aventure ! » Alors, Adrien se retourne vers la fenêtre, le regard rêveur et soupire : « Oui, quelle aventure ! » Dans l’écho de sa voix, c’est toute la folle aventure de l’homme de Rio que nous rejouons. Extraordinaire moment de nostalgie qu’un simple mot suffit à évoquer et que souligne trois éléments : la musique, le cheminot qui revient en chaloupant alors que le train s’éloigne de son port d’attache et le fait que cette scène soit une inclusion presque parfaite avec le début du film. Du grand art !

Ce troisième acte, symétrique du premier, ne doit pas être trop long. S’il s’effiloche, s’il ne sait pas conclure, s’il est trop bavard, à la joie du spectateur (née de la résolution de la tension émotionnelle du second acte) succède un ennui et bientôt frustration et tristesse qui gâche les émotions antérieures.

Il peut arriver que certaines œuvres s’embarquent dans une nouvelle action dans le troisième acte. Ici, c’est la règle d’unité de l’action qui n’est pas respectée et le suspense, la dramaturgie en pâtit d’autant. Tel est par exemple le cas de Mosquito Coast.

A noter que, parfois, un climax se trouve en plein troisième acte ; mais faut-il alors parler de troisième ou de second acte ? Par exemple, le second acte de Le trésor de Rackham le Rouge s’achève lorsque, la date du 15 étant passée, les héros abandonnent leur recherche du trésor. Or, on se rappelle, rentrant en Europe, coup de théâtre, ils découvrent le trésor dans les caves du château de Moulinsard. De même, lorsqu’à la fin des différents Alien, surtout les deux premiers, on découvre que le monstre que l’on croit mort est encore vivant (le truc est devenu trop classique). Mais la multiplication des coups de théâtre en troisième acte est lassante et inappropriée (le signe en est que l’émotion s’afaisse, lorsqu’elle ne se transforme pas en son contraire : l’agacement) : ainsi les résurrections de l’increvable Robert de Niro dans Les nerfs à vif fait mériter au film son titre et au spectateur un brevet de patience longue durée.

Un exemple de retournement final est le thriller américain (sortie nationale le 21 avril 1999), Arlington Road. Astucieux, avec un de ces scénarios inattendus dont les Américains ont le secret. L’accusateur (Jeff Bridges) devient la victime, de la manière la plus surprenante de la diabolique machination de Tim Robbins et de sa femme Susan. Les adversaires ont su utilisé chaque blessure de la psychologie de leur victime.

La grande réussite de ce genre de scénario, le grand plaisir qu’ils occasionnent consistent dans le désir qui est le leur de revisionner tout le film à la fin : en effet, le double sens donne une profondeur, une signification totalement inattendue à chaque scène. Ce double sens est la démonstration profonde de l’axiome scolastique selon lequel la finalité est cause des causes : autrement dit, si tout prend sens et demande à être relu à la lumière de la nouvelle signification qui apparaît ici à la dernière scène (où le but est consommé), c’est que la finalité est la cause des autres causes, notamment du déroulement du film. On peut aussi relire ce fait d’un autre point de vue : la plupart des scénarios nous dévoile la fin assez tôt : ce but présente en effet l’intention ; la fin du film sera la finalité non plus dans l’ordre intentionnel, mais dans l’ordre d’exécution, avec une certaine nouveauté.

 

A noter aussi une étonnante photographie à la Hitchcock qui permet de pénétrer dans l’univers du héros, de son isolement progressif, de sa paranoïa avec un rare bonheur.

5’) Conclusion
a’) Schéma résumé

On peut donc résumer ces notions dans le schéma linéaire suivant :

 

 Premier acte____ / ___________Second acte__________ / _Troisième acte___

Incident déclencheur                          (Climax médian)                  Climax (culminant)                              (Climax)

b’) Limites de notre propos

Les règles sont faites pour être transgressées, ce qui signifie, non pas subverties – ce qui est de l’anarchie déconstructrice et un retour au chaos –, mais transcendées, ce qui est le cas de l’auteur de génie. Tel est le cas de Psychose d’Alfred Hitchcock, extraordinaire tour de force en matière de suspense, et qui restera « probablement unique dans le répertoire [9] ». En effet, les règles les plus formelles de la dramaturgie sont constituées par cette construction linéaire où l’on voit mal comment on pourrait inverser un élément, par exemple placer le climax en début de film sans s’opposer à angle droit à la logique la plus élémentaire. C’est pourtant ce qu’a fait Hitchcock dans Psycho. En effet, Marion Crane (Janet Leigh) est complice d’un voleur et doit s’enfuir. Nous avons peur pour elle et cette peur continue lorsque nous la voyons arriver au Bates Hotel où elle donne un nom d’emprunt. Notre question est jusqu’à maintenant : comment va-t-elle s’en sortir ? Autrement dit, nous nous sommes identifiés à elle, d’autant que c’est une actrice connue, jolie qui ne doit pas disparaître. Par conséquent, Marion est la protagoniste du film.

Or, voilà que, brutalement, à trois quarts d’heure, c’est-à-dire à la moitié du film, Marion va mourir dans des conditions violentes, mystérieuses et dramatiques. Tout bascule. « Le choc est terrible [10] ». Désormais, on ne sait plus quel est le drama, l’objectif. Le spectateur est perdu. Et le tour de force de Hitchcock est de faire redémarrer une autre histoire, encore plus tendue, encore plus passionnante, sans que nous décrochions. Ici, la structure est double : après la première histoire vient se greffer cette seconde histoire dont l’événement déclencheur est le climax de la première.

Comment s’opère la jonction ? Lavandier analyse en détail les moyens dramaturgiques employés par Hitchcock, notamment une scène splendide de sept minutes où il va nettoyer la salle de bain où Marion a été assassinée. Cette scène est très surdéterminée : elle permet à la fois de prendre conscience de la réalité de sa mort, puisque l’histoire est continue, que tous les changements de plan sont raccords avec les précédents : aucune l’ellipse ne peut faire évoquer un rêve ; on craint que Norman oublie un indice important (par exemple l’argent dans le journal) ; enfin, elle permet de digérer le meurtre : après la scène de la douche, on ne peut pas embrayer sur un conflit fort.

b) L’unité [11]

Lavandier parle de l’unité après la description de la structure en trois actes. Il semblerait plus logique d’en parler avant quant à l’unité essentielle qui est l’unité d’objectif (et la conséquence qui est l’unité de protagoniste, individuel ou collectif). Cette unité s’identifie à ce que l’on appelle l’unité d’action. Or, celle-ci n’est que le troisième élément de la règle des trois unités. Les deux autres unités, de temps et de lieu, sont plus seconde. À quoi il faut ajouter l’unité de style et de thème.

La simplicité du scénario. Par exemple, le premier film (court-métrage) de Martin Scorcese ou de Steven Spielberg, je ne sais plus, montre un homme devant une glace qui se rase à la main : d’un geste répété, il rase sa joue ; au début, le geste est efficace, puis, rapidement, il devient délabrant ; et le sang coule, pendant que l’homme continue son œuvre de destruction. À glacer le sang…

c) La préparation [12]

1’) Qu’est-ce que c’est ?

Nous touchons ici l’un des points essentiels. Lavandier va longuement et très justement montrer que l’événement dramatique, le climax, tout effet ne produisent tout leur effet affectif, n’apportent leur charge émotionnelle que s’ils sont longuement préparés : bref, un événement, « il est nécessaire de le préparer [13] ». Ou : « la force d’un obstacle dépend grandement de ce qui le précède [14] ». Lavandier va jusqu’à cette formulation extrême : « Tout est préparation en dramaturgie [15] ». La préparation est donc nécessaire, indispensable : et nous verrons qu’elle correspond à une loi universelle en philosophie de la nature. Son répondant est le paiement qui, dans le vocabulaire de Lavandier, correspond à l’achèvement de la préparation : c’est la résolution du climat.

Cet outil essentiel est souvent mal traité. Voilà pourquoi les effets dramatiques des films s’affaissent comme des soufflés.

 

Par exemple, dans Le secret de mon succès, Bradley (Michael J. Fox) arrive à New York pour faire fortune. Mais il est dans l’embarras. Voilà un conflit banal mais intéressant. Suspense : comment Bradley va-t-il s’en tirer ? Alors, il sort un papier de son veston. L’image d’après est un flashback où on le voit au Kansas alors que sa mère lui donne l’adresse de son oncle Howard à New York, au cas où… Dès lors, la solution paraît téléphonée, inventée. Il aurait fallu l’évoquer avant ; mais cela ne suffit pas : il aurait fallu que l’on ne sente pas que cet élément aurait pu l’aider, donc que l’on ne puisse pas anticiper.

2’) Un exemple de préparation : la fausse piste

La fausse piste est une astuce. Dans Les aventuriers de l’arche perdue, la protagoniste féminine qui a été faite prisonnière et est attachée est confrontée avec le méchant nazi au visage et aux pratiques probables de tortionnaire ; on le voit plonger sa main dans sa poche. On craint le pire et il en ressort, la main fermée sur un objet présumé dangereux qui s’avère être… un porte-manteau démontable ! Merci Spielberg de jouer avec nos nerfs, dans une telle économie de moyens, et nous donner une occasion de rire ! Toujours du même qui est un spécialiste.

 

Dans les Dents de la mer 1 (la franchise n’est pas de Spielberg), après l’accident dû au gigantesque requin mangeur d’hommes, on craint le pire, c’est-à-dire une attaque de plein jour. Un moniteur surveille une plage bondée où de nombreuses jeunes familles se baignent. Deux fausses alertes nous titillent le système nerveux : une jeune fille qui se baigne se met à soudain à crier… et un de ses camarades qui s’est glissée sous elle la soulève hors de l’eau ! Ouf ! Nous voyons soudain un aileron noir se diriger vers des enfants… et il se soulève, laissant apparaître une tête d’enfant qui porte une crête noire en caoutchouc ! Ouf !

 

 

Comme toujours, l’efficacité dramatique d’un moyen est un juste milieu, notamment quantitatif : s’il y a trop de fausses pistes, le film perd sa crédibilité. Mais aussi qualitatif. Ne quittons pas Spielberg. On doit aussi à La liste de Schindler ce que Lavandier appelle un peu outrancièrement « la fause piste la plus discutable du répertoire [16] » : c’est le passage des ouvrières de Schindler par un lieu dont on craint qu’il ne soit une chambre à gaz et dont on découvre qu’il s’agit de douches. Pourquoi cette désagréable tension qui se résout d’une manière disproportionnée : en effet, un paiement doit répondre aux scènes de préparation, à ce qu’elles signifient et doit être à leur hauteur. Au nom de la proportion existant entre préparation et paiement ou résolution, il serait presque légitime d’interpréter cette scène sinon comme du révisionnisme (tout le reste du film l’interdit) du moins comme un doute sur les chambres à gaz. Sinon, pourquoi jouer avec nos nerfs sur leur vécu affectif abominable et, sans raison aucune, s’interdire toute résolution allant en ce sens ? Le cinéma n’est pas étranger au sens.

3’) Propriétés et moyens de la préparation

Ces propriétés sont autant de moyens. Nous avons découvert avec le contre-exemple de Le secret de mon succès, l’une des principales propriétés de de la préparation : qu’elle ne soit pas prévisible ; autrement dit qu’elle surprenne.

En même temps, tout est question de mesure. Pas assez préparé, annoncé, un effet semble aléatoire. Sans préparation, le spectateur ne participe pas. La préparation est le remède contre le deus ex machina. Une balle de revolver qui s’écrase contre un livre présent dans un veston devient un réel élément dramaturgique si un événement en a préparé la présence. En revanche, trop préparé, l’effet n’étonne plus.

Autre condition. Un bon scénariste doit se mettre dans la tête du spectateur et songer aux différents possibles que son histoire évoquera probablement chez lui. Par exemple dans Terminator 2 de Cameron, un méchant robot, le T-1000 (Robet Patrick) poursuit un gentil robot (Arnold Schwarzenegger) et John Connor (Edaward Furlong) et sa mère (Linda Hamilton). Or, le T-1000 a le pouvoir de se transformer, ainsi qu’on nous le montre à plusieurs reprises, avec complaisance. Comment ne pas penser qu’il ne va pas se transformer en John Connor, jetant la confusion parmi les protagonistes ? A la fin, il deviendra un cours instant sa mère, mais reprendra très vite son apparence antérieure : pourquoi ? Pourquoi, plus généralement, ne change-t-il pas plus souvent de visage, se rendant ainsi méconnaissable ? Voilà une nouvelle faiblesse de scénario liée à une préparation qui ne tient pas ses promesses : il ouvre des possibles qu’il ferme sans raison.

Une bonne préparation conduisant à des résolutions, bref des temps émotionnellement forts doivent alterner avec des plages de repos, au nom même de la théorie du temps réfractaire. On ne peut aussitôt embrayer sur une scène encore plus forte, même si le mur es plus haut. Un temps de repos et de récupération est alors nécessaire. Or, c’est ce qui est agréable qui détend disait Aristote. Voilà pourquoi l’humour est l’un des meilleurs moyens pour assurer un temps de repos entre deux montées vers un climax.

Un bon moyen est de faire survenir la surprise, la scène dramatique dans une scène comique, donc au moment où s’y attend le moins. Tel est le cas dans Alien 1 : Ridley Scott fait déjeuner tranquillement ses protagonistes ; la scène est plutôt détendue, lorsque l’un d’eux, Kane (John Hurt) a soudain un malaise. Puis, les choses vont très vite et brusquement basculent dans l’horreur : un gargouillis infâme et un monstre se fraie un chemin dans les entrailles de Kane, lui déforme l’abdomen et finit par en sortir en le faisant éclater.

Un autre moyen de préparation heureuse est ce qu’on appelle la symétrie ou le parallélisme. L’acte 2 d’En attendant Godot est la répétition des événements de l’acte 1. Autrement dit, l’acte 1 a préparé tout l’acte 2 qui en est un gigantesque paiement, de même taille que la préparation, ce qui est très rare.

On pourrait emprunter à la syntaxe et à la rhétorique, voire à la stylistique ou au structuralisme (sémiotique) les noms de différents procédés préparatifs : par exemple l’inclusion, l’ellipse, etc.

Autre procédé de préparation : l’ellipse narrative. Elle est un saut en avant heureux qui, en rompant la continuité temporelle, enrichit la narration. L’ellipse est toujours temporelle ; mais elle contient aussi un sens narratif. Bien faite, elle est très gratifiante. D’abord parce qu’elle conserve les moments signifiants et donc condense, avive les sentiments. Voire invite au rire. Au début de La grande évasion, Hilts (Steve McQueen) soumet un plan d’évasion au conseil d’officiers étranger prisonnier du camp. Ce conseil lui donne son aval pour le principe mais pas sur son efficacité. Cut. Plan suivant : Hilts, les vêtements pleins de terre, est accompagné dans une cellule par un soldat allemand.

L’ellipse est aussi une invitation simple à ce que le spectateur travaille, crée. Or, toute participation de la liberté, de la créativité est une sortie de la passivité de la vision, donoc une action, donc une source de joie. Si la continuité est assez apparente, l’ellipse ne peut donc que réjouir. Dans Astérix chez les Helvètes, Astérix et Obélix sont tous deux recueillis par un navire appartenant à des Tyroliens. Ceux-ci se mettent soudain à hurler leur chant traditionnel. Image suivante : Astérix se penche par-dessus le bord du bâteau et crie : « Obélix ! Remonte à bord tout de suite ! » Le lecteur est ainsi invité à reconstruire la scène, à se rappeler l’aversion d’Obélix pour la musique en général, celle de leur barde, Assurancetourix, en particulier.

Conclusion : l’ellipse est trop rarement utilisée. Encore faut-il qu’elle respecte des règles très strictes, notamment qu’elle soit vraisemblable. Ainsi, dans Les aventuriers de l’arche perdue, Indiana Jones (Harrison Ford) s’embarque secrètement sur le pont d’un sous-marin qui vient d’émerger. Cut. Quelques heures plus tard, on le retrouve dans une base secrète des allemants. Comment a-t-il fait pour tenir, surtout qu’il est plus que vraisemblable que le sous-marin a dû plonger ! Faiblesse de scénario et manque d’inventivité. [17]

4’) La préparation surdéterminée

Lavandier parle d’un outil dramaturgique qu’est le générateur de sens [18]. Le problème est le suivant : nous avons dit qu’un obstacle, donc un climax et l’émotion qu’il génère dépend essentiellement de la préparation, s’il ne veut pas paraître absurde et interdire l’identification ; par ailleurs, si on veut éviter l’effet téléphoné, une bonne préparation doit passer inaperçue, se faire oublier, à la limite ne pas exister. Comment combiner ces deux impératifs antinomiques ?

La solution qui, de ce fait, devient un moyen essentiel de préparation consiste à donner un double sens à l’événement, à l’objet lié à la préparation, autrement dit à le surdéterminer : un premier sens est immédiatement lié à sa première apparition, lors de son annonce ; le second qui est aussi le sens plénier, n’apparaîtra que lorsqu’il servira au moment opportun, dévoilant toute sa polysémie. Un exellent exemple est donné par Billy Wilder, un des rois de la préparation. Dans La Garçonnière qui est « un véritable festival de préparation [19]« , C C Baxter (Jack Lemmon) prête régulièrement son appartement à son chef de personnel, Sheldrake (Fred MacMurray). Il en a besoin pour recevoir discrètement sa maîtresse. Or, il s’avère que cette maîtresse est aussi la femme dont Baxter est amoureux, Fran Kubelik (Shirley McLaine). Mais Baxter l’ignore (et le spectateur aussi). Nous sommes donc face à un conflit lié à ce non-dit : Baxter autorise un fait qu’il devrait réprouver. Comment va-t-il l’apprendre ? Un jour, Baxter rend à Sheldrake un petit miroir de poche qu’il a trouvé dans son appartement et la glace de ce miroir est fendue. Baxter n’y prête guère attention ni le spectateur, car Baxter trouve régulièrement des objets ; Sheldrake le remercie, fait remarquer que sa maîtresse le lui a jeté à travers le visage et constate par la même occasion : « Vous savez ce que c’est : elles s’imaginent qu’on va divorcer pour aller vivre avec elles ». Quelques scènes plus tard, Baxter discute de son nouveau poste avec Fran ; il a acheté un chapeau-melon pour l’occasion et se demande comment le porter, droit ou penché. Pour l’aider, Fran lui tend son miroir de poche. Baxter l’ouvre, reconnaît la brisure. Dévasté, il comprend brutalement la terrible vérité.

Un simple objet a suffi. Mais il a fallu une extraordinaire préparation : le miroir fait partie de la mémoire du spectateur qui en connaît l’existence ; mais Wilder lui a donné un tout autre sens puisqu’il est associé à une remarque conflictuelle d’importance (celle du divorce), de sorte que l’attention du spectateur est détournée (on pense que la brisure n’est là que pour servir d’occasion de parler du divorce) et ne saurait à aucun moment se douter que ce miroir anticipe l’avenir et va révéler la liaison de Fran avec Sheldrake.

Généralisons. L’un des principaux critères de préparation efficace, c’est-à-dire gratifiante est le milking. Ce terme vient du verbe anglais to milk, qui signifie traire. Un milking est donc une manière de traire une situation, autrement dit une exploitation. Un objet dramaturgique (quil s’agisse d’un décor, d’un personnage, d’un événement, etc.) doit payer, servir, et cela de manière maximale. Plus un élément est exploité et plus il est source de joie. Toute la question est de trouver un fait, une situation, une caractérisation suffisamment riche pour pouvoir donner naissance à un milking. Là est en réalité l’un des principaux lieux d’exercice d’une véritable créativité. Speed a par exemple parfaitement su exploiter à fond une recette pourtant simple : un bus miné par une terroriste fou (Dennis Hopper) ne peut rouler à moins de 80 km/ heure sans exploser ; il n’a pas non plus le droit d’évacuer ses passagers en pleine courses. Cela donne un suspense véritablement haletant pendant plus d’une heure (parce qu’il y a un long premier acte et un long troisième acte). J’estime qu’un des génies comiques d’Uderzo tient à cette capacité d’inventer des milking qu’il exploitait pendant les 44 pages d’un album. Qu’on relise les modèles du genre que sont Astérix en Corse ou le xxe de cavalerie : une idée simple est véritablement traite jusqu’à l’extraction de sa dernière goutte. Contre-exemple : le film Sur un arbre perché qui raconte l’histoire d’une voiture qui, sortie de la route à la suite d’un accident, se retrouve isolée sur une falaise, entre ciel et terre, est une idée trop faible ou mal exploitée qui nous ennuie au bout de quelques minutes, malgré les grimaces de De Funès ; dès lors, le cinéaste n’a pas d’autre solution que d’injecter des éléments étrangers dans la trame, ce qui est bien le signe de la faiblesse du milking et risque de miner l’unité de l’action. Bref, une œuvre bien milkée tire toutes les conséquences d’une sitution de départ dont on aurait a priori dit, parfois, qu’elle était trois fois rien.

5’) Le topper

Le topper va encore préciser : il « est une forme de milking particulière [20] ». De l’anglais top, le sommet, le haut, le topper vient couronner le tout. Précisons : la scène voire le film se suffisait à lui-même ; mais le topper vient ajouter une touche savoureuse. C’est un « paiement de paiement », comme dit Lavandier [21]. Le spectateur, aux anges, ne peut s’empêcher de s’exclamer avec jouissance et rassasiement. Tel est par exemple le cas de l’ultime scène, déjà racontée, de Retour vers le futur 1 où le savant revient du futur.

Autre exemple, fameux.

 

Une scène, crue mais réussie, de Quand Harry rencontre Sally nous montre les deux protagonistes en train de déjeuner au restaurant. Harry (Billy Crystal) prétend qu’il peut toujours deviner si une femme fait ou non semblant de jouir. Sally (Meg Ryan) prétend le contraire. Comme Harry insiste, elle décide alors de feindre un orgasme devant lui, en plein restaurant, avec les seules mimiques de son visage. Elle le fait avec une conviction étonnante. Et cela, devant l’œil gêné de Harry et médusé de ses voisins. La scène est parfaitement réussie (sa célébrité le montre) et se suffit à elle-même. Pourtant, à la fin, un serveur s’approche d’une table voisine pour commander : « La même chose qu’elle », demande la cliente en désignant Sally ! Voilà ce qu’on appelle un topper.

 

Une forme encore plus particulière de topper et donc de milking est le scrimmage. Ce terme vient encore de la langue anglosaxonne et signifie mêlée, bousculade : « Le scrimmage est une scène dans laquelle tous les personnages de l’histoire se retrouvent », et Lavandier ajoute : « chacun pour règler un problème personnel », mais on pourrait trouver d’autres raisons.

 

Un excellent exemple en est la fin de ce charmant feuilleton télévisé, La demoiselle d’Avignon, où Louis Velle a réussi le tour de force de retrouver tous les amis que sa fiancée, la princesse de Kurlande (Marthe Keller) s’est faits en France et les rassembler pour son plus grand bonheur et le nôtre. Cette scène est très gratifiante et constitue un paiement : on remarquera qu’il est d’ailleurs lié au don. [22]

6’) Préparation et émotion

La préparation, on vient de le voir, est un des principaux facteurs pour faire participer le spectateur et valoriser, accroître la surprise. En effet, l’annonce, la préparation dispose, ouvre un désir, une place pour recevoir l’effet surprenant. Or, « la surprise est un effet extrêmement gratifiant [23] ».

Plus encore, Lavandier constate de manière universelle que « les moments émouvants (en particulier, à la fin de l’œuvre) sont toujours des paiements [24] ». Rappelons-nous les scènes qui nous ont le plus marqué affectivement, les plus émouvantes, qui nous ont fait pleurer.

 

La dernière scène de Le Cercle des poètes disparus, nous voyons John Keating (Robbin Williams), renvoyé – pour une part injustement, pour des raisons qui tiennent en partie de la caballe, de la jalousie – du collège, chercher discrètement ses affaires. Il part en traversant la salle de classe où nous avons passé tellement de (bon) temps avec lui, où il a enseigné tant de choses nouvelles à ses élèves. C’est la fin, irréversible. Certains regards le suivent, empreints de souffrance ; une sourde injustice et plus encore une nostalgie nous étreint. Mais il faut un geste pour l’extérioriser. Un des élèves, l’un de ceux à qui il a permis de vivre en pleine classe une expérience unique de créativité spontanée, alors qu’il se pensait timide et littérairement stérile, a le courage de grimper sur son bureau, comme Keating le lui a appris (pour changer de point de vue) et de dire : « Capitaine, mon capitaine », comme le même Keating leur a demandé de l’appeler. Alors un autre étudiant l’imite. Puis d’autres. Le nouveau professeur (mais ancien dans la manière de faire), fou furieux, veut les faire descendre, les menace de toutes les sanctions. Cette démarche dérisoire, totalement inefficace accentue la triste nouveauté qui n’est que le retour aux anciennes méthodes coercitives. Une bonne partie de la classe regarde, très émue, vers Keating qui s’est arrêté sur le seuil de la porte, lui aussi profondément ému. La caméra, la musique s’attardent sur ce moment d’une rare intensité dramatique où se condense tout le film. Cette émotion ramasse tout le paiement, comme dit Lavandier.

 

Mais combien d’effets mal préparés ne sont pas gratifiants. Dans La belle et la bête, le dessin animé de Walt Disney, la transformation dans le beau prince n’éblouit guère. Elle n’a pas été assez préparée par la laideur du monstre (donc par contraste). Dans le Chaplin d’Attenborough, Charlot devient un jour célébrissime sans qu’on comprenne pourquoi : cette rupture dans le scénario, cette impréparation transforme ce passage du film en reportage et lui ôte toute intensité et même nature dramaturgique.

7’) Les conditions de paiement de dette les plus gratifiants

Je pense d’abord que le paiement ramasse en quelques secondes tout l’acquis. En ce sens, on peut parler d’un paiement, de la même manière qu’on décide un jour de récupérer tous les intérêts accumulés pendant des années. Le paiement est alors un condensé très émouvant de toute l’attente.

On a aussi pu constater que la préparation et le paiement n’étaient pas indifférents à la symbolique des chiffres, notamment du chiffre 3 (de Cendrillon et ses deux sœurs aux Trois petits cochons). Cette triade, spatiale, temporelle ou personnelle (les trois protagonistes présents dans tous les films – et pas seulement dans les titres – du très franc-maçon Sergio Leone !) n’est pas insignifiante. Peut-être la symbolique de la triade est-elle liée à son esthétique qui prend des distances à l’égard et de la trop grande froideur logique du 2 (binaire) et de la trop irrationnelle et arbitraire distinction en 4. Le ternaire permet aussi une double répétition que couronne une réussite : A-A-A’. En effet, une seule répétition ratée donne une impression de facilité ; en revanche, « la répétition rigoureuse entre la première et la seconde fois (A-A) donne, inconsciemment, une idée de grand nombre, d’habitude [25] ». En revanche, le comique de répétition ne suffit pas expliquer ce redoublement : parce que la seconde fois, on est prévenu ; or, la surprise est un ingrédient essentiel de l’humour. Lorsqu’il y a répétition, c’est que la perspective est différente. Enfin (mais la liste des sens n’est pas close), la répétition dit le déroulement du temps : les trois maisons des Trois petits cochons vont en se solidifiant, comme l’enfant qui passe par la physiologie plus solide de la puberté, avant d’accéder à l’âge adulte.

Mais on peut aller plus loin. Il me semble que le plus fort paiement combine amour, don, soit qu’ils soient enfin reconnus, soit qu’ils deviennent impossibles, donnant un prix infini au passé qui ne sera plus que nostalgie : les romantiques nous ont appris à transformer la souffrance en valeur, à jouir de souffrir. Les moments les plus gratifiants sont ceux de reconnaissance du don, offert ou reçu : le paiement en retour est enfin arrivé. Si l’intuition s’avérait juste, cela pourrait constituer une intéressante piste de recherche pour les scénarios.

C’est ce que pourrait montrer une large induction des moments les plus émouvants. Le Cercle des poètes disparus correspond à une reconnaissance de toute l’expérience unique, exceptionnelle que Keating a fait vivre à ses étudiants cette année. Très émouvante est la scène finale des Lumières de la ville où la femme précédemment aveugle découvre que le clochard dont elle vient de se moquer (Charlie Chaplin) est son sauveur, celui qui lui a permis de recouvrer la vue ; or, c’est une scène de retour sur don gratuit. Très émouvante est la scène (là encore du dernier acte) où Cyrano récite par cœur la dernière lettre d’amour que Roxane a reçue et, dès lors se fait reconnaître involontairement : « Comme vous la lisez cette lettre ! » Or, non seulement le profond amour de Cyrano est enfin reconnu, payé de retour, mais aussi son héroïsme, sa discrétion : la scène eût été moins poignante si Cyrano avait décidé par lui-même de trahir le secret. Il y a peut-être encore davantage : nous savons, mais pas Roxane, que Cyrano va mourir (c’est l’ironie dramatique dont nous parlerons plus loin) : cette proximité de la mort rend irréversible l’aveu, fige l’amour de Roxane et Cyrano dans l’idéal, que rien ne tachera, lui ajoutant la charge romantique de douleur et de nostalgie dont le cœur aime se réjouir : « Si j’avais su ! »

Quel est le James Bond que les personnes ont le plus apprécié ? Souvent, on répond les premiers, notamment Goldfinger ou Au service secret de sa majesté. Pourquoi ? Le premier sans doute à cause du spectaculaire original (on n’avait jamais vu une attaque de Fort Knox, une voiture truquée, etc.). Le second est beaucoup moins spectaculaire ; en revanche, il contient de fortes émotions : notamment parce que, pour la première fois, Bon aime et surtout, parce qu’il perd sa femme, Tracy. Le film s’achève sur la vision de Bond, assis dans sa voiture, nostalgique, sidéré, tandis que, une fois n’est pas coutume, mais c’est une trouvaille de génie, on entend une bouleversante chanson d’Armstrong, comme générique finale, reprenant la dernière parole de l’agent secret, soudain très humain, répondant à l’agent de police lui demandant si cela va bien : « We have all time ».

d) L’ironie dramatique [26]

1’) Qu’est-ce que c’est ?

C’est un nouvel outil, très puissant, dont la finalité est d’accroître le suspense, donc l’émotion. Il ne relève pas de la structure des faits, ne les constitue pas, comme c’est le cas par exemple des obstacles, mais de la relation entre le spectateur et le récit, précisément de la connaissance que le spectateur a du déroulement. L’ironie dramatique est un décalage entre le savoir du spectateur et l’ignorance d’au moins l’un des personnages du conflit. Ce personnage est donc victime.

Un exemple très classique est celui d’une personne visitant un appartement à l’insu de son propriétaire ; or, celui-ci, contre toute attente, revient à l’improviste. Le plus souvent, le cinéaste s’arrangera pour nous montrer l’arrivée, la progression du propriétaire (par exemple l’ascenseur) parallèlement au visiteur qui continue innocemment son exploration.

 

Dans Fenêtre sur cour, nous tremblons tous véritablement pour Grace Kelly. La situation est donc émotionnellement très gratifiante, d’autant que trois éléments ajoute beaucoup à l’émotion : Grace est innocente et le propriétaire un assassin fort peu sympathique ; la disposition des lieux permet de suivre l’évolution des deux protagonistes avec un maximum d’économie, sans avoir besoin de faire d’aller-retour : un seul plan les enveloppe tous deux ; enfin, nous suivons cette progression dans les yeux effrayés de James Stewart amoureux et impuissant, cloué qu’il est dans son fauteuil roulant, donc participant triplement à sa crainte, son amour et son impuissance accablante.

Dans Les enchaînés, nous tremblons tous pour Ingrid Berman qui vient de voler la clé de son mari (James Mason), la tient dans sa main, alors que son mari vient chercher cette clé.

 

Cette construction dramatique peut aussi être source de comique. C’est le principe même de la Caméra invisible.

2’) Ironie dramatique et émotion

« Les spectateurs doivent découvrir la vérité d’un récit plus tôt que les héros », dit Hitchcock.

Pourquoi l’ironie dramatique est-elle si importante, si souvent exploitée ? D’abord, elle implique une véritable participation du public. Or, on l’a dit, toute action est source de plaisir. Ensuite, elle nourrit une omniscience et une toute-puissance (mesurée, parce que nous ne pouvons pas intervenir) ; or, il y a toujours chez nous un désir caché de savoir : nous sommes tellement frustrés dans nos vies d’avancer à l’aveuglette, sans pouvoir maîtriser notre avenir. De plus, il sommeille en nous une victime qui a subi bien des injustices et des mensonges ; nous pouvons ici défouler partiellement ces frustrations. en outre, l’auteur fait du spectateur son complice, ce qui secrètement nous flatte.

3’) Comment ?

Lavandier distingue trois temps ou phases dans la construction d’une bonne ironie dramatique : installation, exploitation et résolution . Mais à mon sens, cette distinction n’ajoute rien à ce que l’on sait de la construction générale de l’action, du drama.

Pascal Ide

[1] Ibid., p. 278.

[2] Chap. 5, notamment.

[3] Ibid., p. 192 à 213.

[4] Ibid., p. 196.

[5] Ibid., p. 169.

[6] Ibid., p. 134.

[7] Ibid., p. 135. Sur le climax, cf. Ibid., p. 134-137.

[8] Ibid., p. 143.

[9] Ibid., p. 161. Cf. l’analyse des Ibid., p. 163 à 167.

[10] Ibid., p. 164.

[11] Chap. 6.

[12] Le chap. 7 qui développe ce point est à la fois important et mal ordonné.

[13] Ibid., p. 179.

[14] Ibid., p. 191.

[15] Ibid., p. 195.

[16] Ibid., p. 191.

[17] De même dans la scène suivante où il se fait bêtement prendre en menaçant la colonne blindée avec un bazooka il suffit à l’officier allemand de menacer la protagoniste féminine pour que Indiana soit désarmé ! Comment celui-ci n’y a-t-il pas songé ? Ici, l’erreur de scénario tient à une mauvaise préparation de la scène et à un manque de cohérence avec la psychologie du personnage.

[18] Ibid., p. 192 à 194.

[19] Ibid., p. 192.

[20] Ibid., p. 215.

[21] Ibid., p. 216.

[22] A mon sens, ce feuilleton est aussi bien interprété que monté il réussit à ménager adroitement le suspense, multipliant les obstacles, pendant six épisodes, alors que la fin, heureuse, ne peut laisser de doute.

[23] Ibid., p. 185.

[24] Ibid., p. 188.

[25] Ibid., p. 206 ; sur la triade, cf. Ibid., p. 204 à 207.

[26] Chap. 8.

4.2.2020
 

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