Les besoins spirituels de la personne âgée à la lumière de l’amour-don

Le psychiatre suisse Carl Gustav Jung a montré que, dans la seconde partie de sa vie, l’homme, vieillissant, entre dans un travail spirituel beaucoup plus important avec notamment un cheminement d’intériorisation pour mieux s’accueillir lui-même dans la plénitude de son être. Par ailleurs, différentes manifestations spirituelles peuvent être observées cliniquement au cours des maladies graves et ce, d’autant plus que le sujet parvient à un âge avancé. Ces manifestations évoquent l’existence d’un travail spirituel induit par les difficultés rencontrées au cours de ces situations. Elles répondent aux besoins de l’intelligence (c’est à dire au besoin de comprendre le sens de ce qui est vécu) et de la volonté (c’est à dire au besoin de pouvoir poser des actes libres).

Quels sont ces besoins spirituels ? [1] Après une analyse des besoins spirituels mis en évidence par plusieurs auteurs, le père Jean-Hubert Thieffry [2], classe ces manifestations spirituelles selon sept thèmes. Nous les analyserons avant de montrer qu’ils sont rythmés par la dynamique du don [3].

1) Analyse des besoins spirituels de la personne âgée

a) Le besoin d’être reconnu comme une personne

Ce besoin est d’autant plus vital que la maladie et l’hospitalisation menacent l’identité de la personne à différents niveaux. Le patient âgé peut se sentir réduit à un corps-objet : aussi, il a viscéralement besoin d’être reconnu comme sujet à part entière [4], et ce d’autant plus que tout peut sembler le disqualifier. Le sujet âgé a besoin qu’on lui explique ce qui lui arrive, il a besoin de comprendre les décisions d’investigations ou de thérapeutiques envisagées, il a besoin de donner son point de vue et ce d’autant que le patient âgé ne va pas forcément exprimer ce besoin. Il se disqualifie d’autant plus que ses capacités fonctionnelles diminuent car il n’entend pas ce qu’on dit tandis qu’on parle de son cas devant lui, il a oublié ce qu’on lui a déjà répété 50 fois et il n’ose plus reposer la question, il ne voit pas qui est entré dans sa chambre et il se demande si c’est le médecin ou la femme de ménage, il n’a pas compris ce qu’on a essayé de lui expliquer dans un langage trop savant et qui dépasse ses capacités intellectuelles amoindries… alors il cède et se conduit en potiche [5]. Et pourtant, même considérablement diminué, le sujet âgé continue d’aspirer à comprendre ce qui lui arrive et de pouvoir donner son opinion personnelle, même de manière rudimentaire. S’il est dans l’incapacité, d’un point de vue cognitif, de donner son avis, il a toujours besoin, et peut-être plus encore, d’être regardé et considéré avec estime. Ce regard qu’il guette, il en a besoin pour se rappeler qu’il est toujours du monde des humains.

b) Le besoin de relire sa vie

S’il est un besoin particulièrement manifeste chez la personne âgée, c’est bien celui-là ! Les vieillards font un travail considérable de relecture de leur vie. Quand ils ouvrent la bouche, c’est presque toujours pour évoquer quelques souvenirs du passé. Certes, il y a probablement un souci de faire connaître aux plus jeunes ce qui se vivait autrefois, mais n’y a-t-il que cela ? Certes, le passé peut apparaître comme un refuge salutaire face à un présent source d’angoisses, mais n’y a-t-il que cela ? Il peut être vu dans cette relecture du passé un besoin du malade de se réapproprier sa vie comme un tout. Selon Thieffry, « il y a une souffrance à mourir sans avoir dit oui à sa propre vie ». Les événements du passé donnent certainement aussi au vieillard la possibilité de se retrouver un peu lui-même en son identité propre qui semble lui être ôtée un peu plus chaque jour. Généralement les personnes âgées revivent quand on leur pose des questions sur leur passé. Elles s’animent, retrouvent des émotions, s’enhardissent à raconter leur vie. Quand le médecin essaye de recueillir les éléments biographiques du sujet âgé, s’il le laisse parler quelques minutes, il découvre sa personnalité, son histoire et son environnement. En peu de temps, il s’en fait un ami car le vieillard est extrêmement reconnaissant qu’on lui ait donné la parole et qu’il ait pu évoquer quelques-uns de ses précieux souvenirs. Le médecin est alors pris à témoin dans cette relecture quasi permanente du passé. En acceptant d’être ce témoin, pendant quelques minutes, le médecin apporte une aide et un soutien spirituel dont il est loin de mesurer l’impact.

c) La quête de sens

Elle s’enracine dans la lecture du passé. Le vieillard cherche le fil conducteur de toute son existence. Il soupèse les événements de sa vie. Il en estime le prix. Il cherche à comprendre l’intérêt de vivre encore, même dans des conditions difficiles. Et c’est dans la mesure où il aura pu trouver des raisons de vivre suffisamment fortes, qu’il pourra donner sens à ce qu’il peut percevoir comme un non-sens au sein même de la vieillesse, de la souffrance, de la maladie et de la mort. « Celui qui a un «pourquoi» qui lui tient lieu de but peut vivre avec n’importe quel «comment» », disait Nietzsche. Cette quête de sens, si essentielle pour appréhender l’avenir, peut prendre l’allure d’une profonde crise existentielle qui mobilise toutes les énergies du patient et le met par ailleurs en situation de grande fragilité. C’est pourquoi ce cheminement intérieur peut nécessiter un accompagnement spécifique.

d) Le besoin de se libérer de la culpabilité

Il peut s’agir de culpabilités fondées (identification d’une faute) ou non fondées (il s’agit ici plutôt d’un sentiment de culpabilité : si l’on souffre, c’est que l’on a fait quelque chose de mal, même si on ne sait pas quoi). Dans les deux cas, les personnes âgées font souvent un gros travail pour tenter de se libérer de ce vécu douloureux. On entend souvent des phrases du genre : « J’ai raté l’éducation de mes enfants » ou encore « j’ai raté mon mariage ». Le mot qui revient aussi très souvent est « Je regrette « : « Je regrette de ne pas avoir mieux savouré la vie » ; « Je regrette de ne pas avoir assez aimé les autres » ; « Je regrette d’avoir trop travaillé ». Ces regrets peuvent être un grand obstacle au travail intérieur que la personne âgée aurait besoin de faire pour pouvoir vivre pleinement le temps qui lui reste à vivre avant de s’éteindre dans la sérénité. La culpabilité longuement ressassée conduit à la dépression.

e) Le désir de réconciliation

Les personnes âgées ont besoin de se réconcilier tout d’abord avec elles-mêmes et avec leur existence passée. Elles n’ont pas toujours été fidèles à l’idéal de vie qu’elles s’étaient données dans leur jeunesse. Probablement une part de la relecture de leur vie sert à cela. Et puis, il n’est pas rare qu’un différend ait séparé le vieillard avec telle ou telle personne bien précise de sa famille ou de son entourage. Parfois, il exprime un désir de réconciliation avec cette personne même s’il ne voit pas comment cela peut se faire « après tant d’années ! » Pour les croyants engagés, la démarche de pardon est peut-être facilitée, puisqu’elle renvoie à une pratique religieuse. Par exemple, pour les catholiques, le sacrement de réconciliation, en donnant le pardon de Dieu pour toutes les fautes, est indéniablement une aide particulièrement efficace pour sortir des culpabilités stériles.

f) Le besoin de placer sa vie dans un au-delà de soi-même

C’est le besoin de s’ouvrir à une réalité qui dépasse la personne dans le but de s’y ressourcer (culte divin, nature, art, rencontre d’une autre personne) ou le besoin de s’ouvrir aux autres dans des gestes de solidarité pour donner gratuitement un peu de soi-même. Beaucoup de personnes âgées vont accepter d’entrer dans un certain oubli d’elles-mêmes si c’est pour le bien d’autrui. Cet oubli s’exerce fréquemment en faveur de la famille ou d’un proche, mais il est parfois beaucoup plus large : ainsi cette personne âgée disant qu’elle était prête à donner sa vie si son geste pouvait par exemple sauver une jeune mère de famille. D’autres chercheront à retrouver sens à leur existence dans une pratique religieuse renouvelée ou encore dans une créativité artistique…

g) Le besoin d’une continuité, d’un au-delà

Il s’exprime de toutes sortes de manières, mais bien souvent la personne âgée attend beaucoup de ses descendants. Ce peut être qu’ils reprennent le flambeau de telle ou telle entreprise familiale ou encore qu’ils vivent selon une certaine tradition plus ou moins ancestrale. Il s’exprime aussi dans la croyance en l’existence d’une vie après la mort. Beaucoup de vieillards « vivent » dans l’attente de leur grand départ qu’ils ressentent comme la seule issue possible dans un monde devenu trop dur. Beaucoup aussi attendent cette heure où enfin ils vont pouvoir retrouver leur bien-aimé(e) et/ou leur Seigneur.

2) Relecture à la lumière de la dynamique du don

Ces besoins individualisés par le père Thieffry recouvrent très exactement la dynamique des trois dons : le don 1 de la réception, le don 2 de l’appropriation et le don 3 de la donation de soi. Toutefois, sans surprise, nous constatons l’importance accordée au don 3. En effet, il s’agit de personnes adultes âgées. Elles ont donc dépassé l’âge de l’enracinement dans l’origine (don 1) et de l’acquisition de l’autonomie (don 2). Toutefois, les « passivités de diminution » (Teilhard de Chardin) réactivent le besoin d’être aimées et d’autonomie profonde.

1. Le don 1

  1. a) Le besoin d’être reconnu comme une personne.

2. Le don 2

  1. b) Le besoin de relire sa vie : ou le besoin de lui trouver une unité. Ce point est particulièrement précieux pour comprendre combien toute personne est habitée par un besoin de recueillement et d’unification. [6]

3. Le don 3

  1. c) La quête de sens : c’est le désir général d’être tourné vers une fin.
  2. d) Le besoin de se libérer de la culpabilité et e) Le désir de réconciliation : ici le don de soi prend la forme du don à l’autre, sous la forme unifiante qu’est pardon et de la communion.
  3. f) Le besoin de placer sa vie dans un au-delà de soi-même et g) le besoin d’une continuité, d’un au-delà : ici, le don 3 est désormais tourné vers le reditus.

Pascal Ide

[1] Cf. aussi Béatrix Paillot, « Le rôle du gériatre face au travail spirituel du sujet âgé », La revue de gériatrie, 27 (2002) n° 4, p. 265-272 et n° 5, p. 363-370.

[2] Cf. Jean-Hubert Thieffry, « Les besoins spirituels au cours des maladies graves », Marie-Louise Lamau (éd.), Manuel de soins palliatifs, Paris, Dunod-Privat, 1975, p. 412-419.

[3] Quelques particularités gériatriques seront soulignées à partir de cette approche).

[4] Harold G. Kœnig, « Religion, spirituality, and medicine, application to clinical practice », JAMA, 284 (2000) n° 13, p. 1708.

[5] Louis Ploton, « La présentation déficitaire des personnes âgées », Perspectives Psychiatriques, 95 (1984) n° 1, p. 7-11.

[6] Cf. aussi Susan Strang & Peter Stang, « Spiritual thoughts, coping and «sense of coherence» in brain tumour patients and their spouses », Palliative Medicine, 15 (2001) n° 2, p. 127-134.

24.10.2019
 

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