Le Vide médian selon François Cheng. Le Tiers comme Souffle créateur 3/4

4) Détermination

Venons-en maintenant à l’élaboration systématique des concepts clés en leur distinction comme en leur articulation. Pédagogiquement, nous commencerons par le plus connu, mais aussi le plus connaissable quoad nos, qui est l’existence de la multitude des êtres ; puis vient le couple catégoriel Yang-Yin. Nous introduirons alors la notion de souffle et enfin explorerons celle de vide, qui est premier quoad se. Nous conclurons en montrant que toutes ces réalités convergent vers l’harmonie comme vers leur finalité ou achèvement.

a) Les Dix mille êtres

La cosmologie taoïste parle des « Dix-mille êtres » constituant le monde visible, donc matériel. Ce sont des êtres, c’est-à-dire des substances individuées. Et ils sont dix-mille, chiffre indicatif pour signifier leur profusion et leur grande diversité.

Nous verrons dans les applications que la distinction première entre ces Dix-mille êtres passe entre Ciel, Terre et hommes.

b) Le couple Yang-Yin

Chacun de ces « Dix-mille êtres » est animé par deux principes dont nous verrons qu’ils sont des souffles, le Yang et le Yin. Incontestablement, il s’agit des notions les plus populaires de la pensée chinoise. Elles sont en train de passer de plus en plus dans notre culture. Voyons-en la distinction avant d’en déterminer la nature commune et enfin d’en préciser les relations.

1’) La distinction

Plusieurs couples plus fondamentaux commandent la distinction entre ces deux pôles. François Cheng les oppose comme « force active » et « douceur réceptive [1] ». Ne nous contentons pas de les opposer par paires, tentons aussi de remonter à la perspective éclairant le principe distinctif :

 

Perspective

Yang

Yin

Métaphysique

ontologique

Activité

Passivité

Espace

Temps

ontodologique

Émissivité

Réceptivité

Anthropologie

Différence sexuée

Masculinité

Féminité

Qualité d’âme

Force

Douceur

Corps

Cœur

Ventre

Cosmologie

Globale

Ciel

Terre

Au Ciel [2]

Soleil

Lune

Clarté

Obscurité

Sur Terre

Montagne

Fleuve

Rocher

Herbe

Oiseaux

Fleurs

Art pictual

 

Encre

Pinceau

Philosophies chinoises

 

Confucianisme

Taoïsme

 

Ces différents couples catégoriels n’ont pas la même densité explicative. Le premier semble le plus à même de rendre compte de leur distinction profonde : réceptivité-activité. Il faudra nous en souvenir quand nous proposerons une relecture ontodologique du taoïsme.

La corrélation avec le temps et l’espace est faite par François Cheng : « Le Temps, essentiellement lié à la Terre, y apparaît comme espace vital actualisé ; et l’Espace, essenitiellement lié au Ciel, du fait même qu’il est vital, comme garant de la qualité juste du Temps [3] ». De même, la dernière attribution qui pourrait sembler caricaturale se fonde sur un audacieux raccourci de notre auteur : « Tandis que Confucius exalte la vertu du Ciel, donc du Yang, chez L’homme, grâce à quoi l’Homme domine la Terre […], Lao-tzu préconise le processus par lequel l’Homme obéit à la loi de la Terre, qu’habite le Yin, afin de rejoindre le Ciel [4] ». Croisant ces corrélations, l’Académicien conclut : « l’homme selon Confucius est un homme du Temps et l’homme selon Lao-tzu est un homme de l’Espace [5] ».

2’) La nature commune

Peut-on encore davantage préciser la nature de ces deux co-principes ? François Cheng en fait des « souffles vitaux [6] ». Nous sommes donc conduits à nous interroger sur la notion de souffle qui est sous-jacente à celle de Yang-Yin.

Le rôle ou fonction du Yang et du Yin est de structurer les « Dix mille êtres » du monde, ceux qui composent le cosmos visible. Et ce que nous allons bientôt dire du souffle et du Vide médian vaut aussi pour tous ces êtres.

Il est bon de mesurer la distance entre cette explication du monde et la nôtre. Certes, l’Occident fait volontiers appel à des couples. Mais les coprincipes sont plus souvent juxtaposés que connectés et, a fortiori, harmonisés.

3’) Les relations

Si l’analyse distingue pour mieux connaître, la réalité les unit pour mieux faire vivre la réalité. En l’occurrence, Yin et Yang sont complémentaires. Et c’est de leur harmonie que dépend celle du monde.

Mais qu’est-ce qui assure cette action complémentaire ? C’est ici que, pour le taoïsme, doit intervenir un troisième terme.

b) Le souffle

Là encore, il est éclairant de comparer l’ontologie chinoise et nos ontologies occidentales. Sauf exception [7], dans les pensée grecque, les couples interagissent immédiatement, c’est-à-dire sans médiation : par exemple, âme et corps, substance et accident, acte et puissance, Créateur et créature, nature et grâce, être et essence, noumène et phénomène, être et étant, fini et infini, même et autre, morale et politique, etc. Dans la pensée chinoise, il n’y a pas de Deux sans Trois. En effet, sans la médiation d’un tiers, « le Yin et le Yang se trouveraient dans une relation d’opposition figée ; ils demeureraient des substances statiques, et comme amorphes [8] ».

Or, ce troisième terme, dynamique, est le souffle. En fait, ce souffle présente un double statut. D’un côté, il est antérieur à la partition Yang-Yin. C’est le qi ou Souffle primordial dont nous parlons ici. De l’autre, il lui est postérieur, et le prochain paragraphe montrera qu’il s’identifie au Vide médian. Le chapitre xlii du Livre de la Voie et de la vertu que nous analyserons aussi plus bas parle du « souffle du Vide médian ».

Mais, bien qu’antérieur au couple Yang-Yin, le souffle n’est pas le principe primordial. Il surgit lui-même d’une origine encore plus fontale : le Vide.

c) Le Vide

Nous l’avons dit ci-dessus et la multiplication des difficultés l’atteste, c’est sans doute la notion de vide qui est entouré de la plus grande confusion. Pour y voir clair, François Cheng a eu la louable intention d’y introduire une distinction entre « deux règnes : nouménal et phénoménal ». Tout en avouant que cette « dichotomie » est « inadéquate », il dit la préférer à cele de « transcendance/immanence ». En fait, cette distinction n’est pas tant empruntée à Kant qu’à Rahner, si l’on en croit la ‘définition’ qu’en donne François Cheng : d’un côté, « ce qui relève de l’Origine » et est « est encore indifférencié et virtuel » ; de l’autre, « les aspects concrets de l’univers créé [9] ». En fait, si l’on repart des expériences fondatrices d’où sont induites les notions, il semble que tant les signifiés que les signifiants soient inadéquats… et qu’il faudrait plutôt faire appel à la distinction ontophanique du fond et de l’apparition. Nous allons y revenir.

Il faut d’abord distinguer deux grandes espèces de Vide : le Vide originel (qui correspond au Vide nouménal) et le Vide médian (qui correspond au Vide phénoménal). Le premier précède le Ciel et la Terre, le second en suit la constitution et donc s’introduit dans les êtres matériels. Cette distinction fontale est, me semble-t-il la clé.

1’) Le Tao

Pour comprendre ce qu’est le Vide originel, il faut remonter jusqu’au concept clé qu’est le Tao.

On le sait, Tao est traduit par « Voie ». De prime abord, il est difficile de définir la relation entre les cinq notions fondamentales du taoïsme : yin-yang, souffle, vide et tao, ou plutôt entre les trois dernières. En effet, les exposés sont contradictoires. D’un côté, il est dit que le Tao est postérieur au Vide. Par exemple, Lao-tzu affirme : « Le Tao se fixe sur sa racine qui est le Vide [10] » ; Chuang-tzu renchérit : « C’est sur le Vide que se fixe le Tao [11] » ; et Huai-nan-tzu renchérit : « Le Tao a pour origine le Vide. Du Vide est né le Cosmos dont émance le Souffle vital [12] ». De l’autre, François Cheng affirme soit qu’il est plus universel, donc antérieur : « par rapport au Vide, le Tao a un contenu plus général […], il englobe aussi tout l’univers créé qui lui est immanent [13] » ; soit qu’il s’identifie au Vide : « il représente l’Origine, il est alors confondu avec le Vide [14] ».

Pour y voir clair, repartons de quelques textes fondateurs cités par Cheng, et analysons-les à partir d’une grille qui lui manque et qui fut évoquée, celle de la distinction épiphanique du fond et de l’apparition : tout étant est structuré à partir d’un fond invisible et d’une apparition qui à la fois l’effectue et l’exprime sans pour autant l’épuiser.

Voici ce qu’affirme un chapitres du Tao-Tê-King :

 

« Une chose faite d’un mélange était là avant le Ciel-Terre. Silencieuse, ah oui, illimitée assurément. Reposant sur soi inaltérable, et tournant sans faute sans usure. On peut y voir la Mère de tout ce qui est sous le Ciel. Son nom ne nous est pas connu ; son appellation est la Voie [15] ».

 

Ainsi donc, la Voie possède les caractéristiques suivantes. Relativement au cosmos, elle est antérieure au Ciel et à la Terre ; plus encore, elle en est la source (la « Mère »). En elle-même, la Voie est caractérisée négativement comme sans bruit et sans limite. Un second chapitre du même ouvrage va préciser :

 

« Regardant sans voir on l’appelle Invisible ; écoutant sans entendre on l’appelle Inaudible ; palpant sans atteindre on l’appelle Imperceptible ; voilà trois choses inexplicables qui, confondues, font l’unité. Son haut n’est pas lumineux ; son bas n’est pas ténébreux. Cela serpente indéfiniment indistinctement jusqu’au retour au Non-chose […]. On le qualifie de Forme de ce qui n’a pas de forme et d’Image de ce qui n’est pas image [16] ».

 

Tout d’abord, Lao-tzu élargit « silencieux », c’est-à-dire « inaudible », aux autres sens : « Invisible » et « Imperceptible », en précisant que ces trois caractéristiques se rapportent à la même réalité du Tao (elles » font l’unité »). Ensuite, de manière quasi-platonicienne, comme suivant une dialectique ascendante passant du sensible à l’intelligible, il élargit précisant que la Voie est « Non-chose ». Puis il ajoute une forme paradoxale : « Forme de ce qui n’a pas de forme », « Image de ce qui n’est pas image ». Du moins, cet énoncé renvoie-t-il à une réalité dénuée de forme et de représentation, d’expression. Quelle est sa relation à ce qui a forme et image, donc est perceptible ? Enfin, le Tao relève-t-il de la forme, du sans forme ou englobe-t-il les deux ?

Une dernière citation, empruntée au second fondateur, Chuang-tzu, va d’abord apporter la précision ultime : « Qui engendre les formes est sans forme ». Il répond ainsi à la première question : le non-forme est source de la forme. Mais lisons une partie du contexte, car il souligne une autre caractéristique du Tao qui va permettre de répondre à la seconde question : le Tao s’identifie au non-forme qui, ultimement, ne fait qu’un avec le « Vide suprême ».

 

« Sans-Commencement dit : ‘Le Tao ne peut être énoncé ; ce qui s’énonce n’est pas lui’ […]. Et il ajouta : ‘Qui répond à celui qui l’interroge sur le Tao ne connaît pas le Tao […] La vérité est que le Tao ne souffre ni questions ni réponses aux questions. Interroger sur le Tao qui ne comporte pas de questions, c’est le considérer comme une chose finie. Répondre sur le Tao qui ne contient pas de réponse, c’est le considérer comme une chose dépourvue d’intériorité. Quiconque répond sur ce qui n’a pas d’intériorité à qui interroge sur ce qui est fini, celui-là ne saisit ni l’univers extérieur, ni son origine intérieure. […]. Il ne va pas jusqu’au Vide suprême [17] ».

 

Ce passage déduit aussi que l’imperceptible et le sans forme est aussi indicible, donc ininterrogeable. Surtout, il introduit une notion inédite très précieuse et enfin positive, qui caractérise le Tao : l’« intériorité ». Or, intérieur s’oppose à extérieur comme la profondeur à son expression, le fond à sa manifestation. Nous sommes donc désormais à même d’offrir une interprétation synthétique de ces différents textes à partir de la distinction métaphysique ontophanique [18]. Le Tao est au monde (Ciel et Terre, auquel il faut ajouter les hommes) ce que fond est à la manifestation : il l’engendre et, en retour, en reçoit son expression, sa visibilisation. N’est-ce pas cette constitution ontophanique que François Cheng suggère lorsqu’il écrit que le Tao « se présente comme une manifestation [19] » du Vide – peu importe ici la polysémie du terme.

Nous sommes aussi capables de comprendre pourquoi ce fond, le Tao est sans forme ni limite. D’une part, c’est l’apparition qui lui donne figure et expressivité. D’autre part, la figure limite, finitise, de sorte que le fond ne peut que s’absenter de la limitation.

Nous pouvons enfin interpréter l’essentielle ambivalence du terme Tao. Il désigne soit le seul principe invisible (le fond, Grund), soit l’apparition (Erscheinung), soit la totalité fond-apparition, Grund et Erscheinung.

Comment ne pas faire entrer ce que les taoïstes disent de la Voie avec ce que Plotin dit de l’Un et l’apophatisme chrétien en général (le Pseudo-Denys Nicolas de Cues) dit de l’Absolu ou du Principe qui est non-Principe – l’engendrement en moins pour le premier, la transcendance en moins pour les seconds.

2’) Le Vide originel

Dès lors, ainsi que nous venons de le voir, au point de départ – j’ai failli écrire « au principe » ! –, se trouve le Vide originel ou suprême qui lui-même s’identifie au Tao. Précisons-en l’essence, les propriétés et l’action.

Les écrits fondateurs y insistent, l’essence du Vide originel ne s’approche pas positivement, mais seulement négativement. La raison peut aisément se comprendre, pour peu que l’on fasse appel à une noétique que la pensée chinoise ne semble pas avoir systématisée autant que l’Occident : n’est connaissable de manière positive et claire que ce qui est conceptualisable ; or, le concept exprime l’essence, en termes techniques la quiddité ; mais nous avons vu que ce Vide originel ou suprême est au-delà de toute configuration, de toute essence.

Ajoutons toutefois un point négatif d’importance : ce Vide originel que le taoïsme désigne comme wu ne s’identifie surtout pas au néant, à un Rien qui serait une absence d’être. Lao-tzu en parle même comme d’une « grande plénitude [20] ». Comment ne pas noter l’oxymore : le Vide originel est plénitude, donc la contradiction ? Hors la théologie apophatique, la pensée occidentale oppose radicalement le vide et le plein, comme elle fait avec le néant et l’être.

Est-il pour autant « épékéina tès ousias [21] » ? La kénologie taoïste débouche-t-elle sur une méontologie ? Les développements de Cheng ne permettent pas de répondre à cette question d’importance ? Mais la métaphysique implicite du taoïsme a-t-elle les ressources ? Est-elle aussi élaborée que les métaphysiques védiques et, beaucoup plus pratique et moins contemplative que l’âme indienne, l’âme chinoise en a-t-elle eu la préoccupation ?

Les propriétés de ce Vide originel furent énoncées ci-dessus : invisible, silencieux, bref, imperceptible, sans-forme, illimité, etc. Elles pourraient être déduites de cet au-delà de toute forme.

Enfin, loin d’être passif ou simplement en repos, ce Vide originel se caractérise par son dynamisme jaillissant. Ici, l’infinité devient celle d’un écoulement inépuisable « La grande plénitude est comme vide ; alors, elle est intarissable [22] ».

Redisons-le, ce Vide originel n’est pas le Souffle (inaugural, fontal) dont nous avons parlé ci-dessus. Certes, François Cheng les rapproche, affirmant par exemple que, dans le Tao, « sont présents en permanence le Vide originel et le Souffle primordial [23] ». Mais il les distingue, le second découlant du premier : le « Souffle primordial » est « dérivé du Vide originel [24] ».

Ce jaillissement jamais épuisé, comment ne ferait-il pas penser à la création ? Plus encore, comment toutes ces caractéristiques ne feraient-elles pas penser à celles du Principe absolu que les religions appellent Dieu ? Nous y reviendrons dans la reprise théologique.

3’) Le VM

Tout autre est le Vide médian. Celui-ci est postérieur non seulement au Vide originel, mais même à la différence entre le Yin et le Yang. Autant le Vide originel ou suprême est antérieur à la nature, au monde composé du Ciel, de la Terre et des hommes, autant le Vide médian leur est postérieur et intérieur. Mais en quoi consiste ce Vide ? Sans surprise, le taoïsme ne semble pas proposer un exposé systématique sur son essence et ses propriétés. C’est déjà beaucoup que, à la suite de sa lecture attentive des textes de la tradition chinoise, Cheng ait réussi à clarifier et ordonner le propos en distinguant, ces deux grandes formes de Vide, originel et médian. Mais il dit plus. Par ailleurs, une nouvelle fois, il convient d’ajourner nos catégories occidentales qui toujours valorisent le plein et négligent le vide – sauf dans le cadre des philosophies atomistes qui font du couple vide-plein la paire notionnelle structurante de leur cosmologie. Il constitue une des composantes essentielles du monde matériel avec le Yin et le Yang.

En quoi consiste précisément la nature de ce VM ? Il s’agit d’un vide présent au sein des choses. Loin d’être inactif ou d’être un espace neutre, un airbag interne qui désarmocerait le choc entre les contraires constituant les choses, il assure au contraire une « perpétuelle naissance [25] ». Voici comment François Cheng expose cette « conception organiciste de l’univers » :

 

« les souffles vitaux […] relie[nt] tous les êtres et leurs agirs dans un chou-liu [circulation universelle] comportant d’incessantes transformations internes, comme dans une sorte de cosmogenèse continue au sein de laquelle le Temps ne serait autre que l’Espace en mutation, et l’Espace le Temps momentanément en repos [26] ».

 

Précisons que ce VM (qui, nous allons le voir, se présente en fait comme un souffle) exerce trois fonctions articulées : la circulation, qui conduit à des transformations (mutations) et enfin, la finalité, ici innommée, l’harmonisation, c’est-à-dire l’unité.

Ainsi, le VM semble presque mieux défini par sa fonction que par sa structure ou son emplacement. Pour en comprendre son rôle, il faut repartir de la structure polaire Yin-Yang. Or, ce qui est contraire tend au mieux à s’opposer, donc à défaire l’unité, au pire à se détruire, l’un des contraires assimilant l’autre. La finalité du VM est donc double : contre le premier risque, assurer l’harmonisation ; contre le second, assurer la transformation (mutuelle). Or, le moyen est le dialogue des deux pôles, donc la circulation. Essentiellement dynamique, il leur permet de communiquer au sein d’un être ou des êtres. Comment s’étonner, dès lors, que le Vide médian s’identifie au fond à un souffle ? D’ailleurs, un médiateur doit participer aux partis dont il doit assurer la médiation. Puisque, nous l’avons vu, Yang et Yin sont des souffles primordiaux, le VM a donc la structure-fonction d’un souffle. C’est sur ce point, cosmologique, voire métaphysique, que la convergence entre taoïsme et stoïcisme est la plus frappante – plus encore que les affinités éthiques entre celui-ci et le confucianisme.

Enfin, ainsi que les exemples l’ont montré, double est ce VM : extérieur et intérieur aux êtres (substances). Extérieur, il est médiateur entre les êtres ; intérieur, il est médiateur entre les parties composant cet être (par exemple entre les membres qui sont articulés).

 

« Cette circulation ternaire a lieu aussi bien à l’intérieur d’une entité vivante – puisque tout être est habité par le yin et le yang, avec un pôle plus marqué pour l’un ou pour l’autre que dans la relation entre toutes les entités vivantes [27] ».

4’) Relation ontophanique entre les deux Vides

Loin d’être seulement distingués, Vide originel et VM s’articulent étroitement. Il semble que, selon un processus non dénué de continuité, le Vide originel s’écoule dans le VM et lui donne sa vitalité, son dynamisme : « La Voie s’écoule au Vide médian, c’est son usage [28] », dit Lao-tzu. Et Cheng commente : « Ce Vide médian procède du Vide originel dont il tire son pouvoir [29] ».

Mais tout ce qui sort du principe aspire à y retourner, selon la grande loi métaphysique de l’aller et du retour, qui fut particulièrement élucidée par le néoplatonisme sous les termes grecs du prohodos (« issue ») et de l’épistrophè (« conversion ») ou latins de l’exitus (« sortie ») et du reditus (« retour »). C’est ce qu’exprime un passage du Tao-tê-king qui, comme toujours est à la fois dense et obscur :

 

« Son nom ne nous est pas connu, son appellation est la voie ; à défaut de son nom véritable, on la dénomme Grande. Grande pour dire qu’elle s’écoule, qu’elle s’écoule poussant toujours plus loin et qu’au loin en allée elle finit par opérer le Retour [30] ».

 

Donc, le VM pousse toutes choses (les Dix mille êtres) à retourner vers le Vide originel : « Pravenu à l’extrême du Vide, fermement ancré dans la Quiétude ; tandis que Dix mille êtres d’un seul élan éclosent, moi je suis à contempler le Retour [31] ». Et, nous l’avons vu, telle est la signifaction du second terme désignant le vide : hsü.

Le Livre des Mutations articule un peu différemment les deux Vides. Il distingue notamment pu-i, « mutation non changeante » et pien-i, « mutation changeante ». (je laisse de côté un troisième sens de mutation, chien-i, « mutation simple »). Or, la première est à la seconde ce que le Vide originel est au VM qui concerne les êtres particuliers. Et François Cheng visualise cette distinction en un double mouvement : circulaire, qui revient au même, et linéaire, qui avance vers un autre. « Le vrai mouvement de l’être circulaire, il se fait non en ligne droite, mais en cercles concentriques, ce qui lui permet d’aller sans cesse à la rencontre d’autres cercles nés d’autres êtres [32] ». Or, les deux peuvent se combiner dans le mouvement spirale qui intègre la cyclicité dans une avancée [33].

d) L’harmonie

Huai-na-tzu, philosophe taoïste de la dynastie des Han, qui a grandement contribué à développer cette pensée, affirme clairement une généalogie : « Le Tao a pour origine le Vide. Du Vide est né le Cosmos dont émane le Souffle vital [34] ». L’ordre est donc : Vide, Voie (Tao), Cosmos, Souffle. Précisons davantage cet ordre d’engendrement.

1’) Une parole fondatrice

La première partie d’un chapitre très fameux du Tao-tê-king à la fois résume ce que nous avons dit et ouvre à ce que nous allons dire maintenant de l’harmonie :

 

« Le Tao d’origine engendre l’Un

L’Un engendre le Deux

Le Deux engendre le Trois

Le Trois produit les dix-mille êtres

Les Dix-mille êtres s’adossent aux Yin

Et embrassent le Yang

L’harmonie naît au souffle du Vide médian [35] ».

 

Les différentes notions que nous avons exposées selon l’ordre pédagogique (quoad nos), exposons-les de manière systématique selon l’ordre ontologique (quoad se).

  1. Au commencement est le Tao originel, qui est le Vide suprême.
  2. De ce Vide suprême émane l’Un, qui est le Souffle primordial (Qi).
  3. Ce Souffle primordial, à son tour, engendre le Deux, c’est-à-dire le couple inaugural des souffles vitaux, c’est-à-dire encore le Yang et le Yin.
  4. De ce couple originel procède le Trois, c’est-à-dire le souffle qui les unit, les harmonise et les fait fructifier, c’est-à-dire encore le Vide médian.
  5. Cette harmonie ternaire enfante les Dix-mille êtres. Enfante, c’est-à-dire est à la fois source (cause efficiente) et modèle (cause exemplaire) de tous les êtres matériels peuplant le cosmos. Le texte précise d’ailleurs que cette harmonie est engendrée de manière différenciée par le Yin qui porte les êtres sur son dos, c’est-à-dire passivement, et le Yang qui les tient dans ses bras, c’est-à-dire activement.
  6. Enfin, de toute cette infinie diversité jaillit une harmonie. En effet, loin d’être un éloge de la seule pluralité, le taoïsme affirme bien l’unité de l’univers. Le texte dit qu’elle provient du « souffle du Vide médian ». Mais encore faut-il bien symboliser ce Vide médian à toute la dynamique qui l’enfante. Or, ultimement, le Vide médian procède du Vide suprême et nous avons vu que celui-ci appelle à lui être uni. Ainsi, c’est du plus intime de chacun des Dix-mille êtres, là où frissonne le VM, que chacun d’eux est relié au Principe fontal et plénier. Or, unique est ce Vide originel. Ainsi l’harmonie qui unit tous les êtres entre eux et ne laisse aucun isolé, est tout à la fois immanente et, en quelque sorte transcendante, en tout cas originaire. Là encore vaut la belle image de la roue : en se rapprochant du moyen central, chacun des rayons se rapproche les uns des autres.
2’) Une distinction clarificatrice

Pour clarifier la connexion existant entre ces éléments, Cheng fait appel à un double axe, vertical et horizontal.

 

« La cosmologie chinoise se trouve dominée par un double mouvement croisé que l’on peut figurer par deux axes : un axe vertical qui représente le va-et-vient entre le Vide et le Plein, le Plein provenant du Vide et le Vide continuant à agir dans le Plein ; un axe horizontal qui représente l’interaction, au sein du Plein, des deux pôles complémentaires Yin et Yang dont procèdent les Dix mille êtres [36] ».

 

Le premier axe unit le Vide suprême avec le cosmos matériel qui est fait de plein, donc avec les autres entités en cascade ; alors que le second axe unit ces entités matérielles qui sont pleines grâce à ce le Vide médian qui est, au fond, le Vide originel intériorisé. Toutefois, ces deux axes sont étroitement imbriqués : le Vide originel ne se communique aux êtres que par le VM – comme analogiquement, la Cause première donne son efficace aux causes secondes, tout en terminant son action à l’effet propre de celles-ci.

Une conséquence en est que l’on peut « pas confondre les deux couples Vide-Plein et Yin-Yang [37] ». Prenons les deux sens principaux du Vide. Le Vide suprême s’oppose bien au Plein ; mais cette distinction est antérieure à celle du Yin et du Yang qui elle-même n’est engendrée qu’à travers la médiation du Un ou Souffle primordial. Le Vide médian, lui, est intérieur au Plein ; or, l’opposition exclurait les deux termes, donc, en les rendant adversaires, les rendrait extérieurs l’un à l’autre.

3’) Une image illustratrice

Enfin, abandonnant le cerveau gauche, plus conceptuel et narratif, l’on pourrait mobiliser le cerveau droit, plus imagé et visuel [38]. C’est ainsi que le tai-chi à la fois distingue et unit ces deux interactions.

 

 

 

La première image est un cercle divisé en deux parties de surface égale, l’une comportant un point et l’autre non, le tout séparées par un S. Telle est la représentation classique du Yang et du Yin, montrant à la fois leur différence (le point), leur équivalence (même surface), leur unité indissociable (un seul cercle) et leur complémentarité (les deux formes s’emboîtent). N’articulant que deux éléments, la figure montre donc ce que Cheng appelle l’axe vertical.

La seconde image est celle de deux cercles égaux se coupant partiellement, l’intersection passant par le centre des deux cercles. Celle-ci représente le vide, les deux portions extrêmes, droite et gauche, de cercle le plein. Cette nouvelle représentation figure donc l’intériorisation du vide, c’est-à-dire ce que Cheng appelle l’axe horizontal.

Pascal Ide

[1] Par exemple, François Cheng, Vide et plein, p. 59.

[2] « Rayon de lune et de soleil / veillant nuit et jour » (François Cheng, Le long d’un amour, 3, p. 35).

[3] François Cheng, Vide et plein, p. 66.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 67.

[6] François Cheng, Vide et plein, p. 59.

[7] Il y a bien entendu des exceptions notables, depuis Platon jusqu’à Simone Weil, dont la métaxologie d’Emmanuel Gabellieri élabore la doctrine des médiations (cf. Le phénomène et l’entre-deux. Pour une métaxologie, coll. « De Visu », Paris, Hermann, 2019).

[8] François Cheng, Vide et plein, p. 59.

[9] François Cheng, Vide et plein, p. 53 et note 1.

[10] Chuang-Tzu, chap. « Continence du Cœur » , cité dans Vide et plein, p. 54.

[11] Chuang-Tzu, chap. « Le monde des hommes », cité dans Vide et plein, p. 63.

[12] Chap. « Les lois du Ciel » , cité dans Vide et plein, p. 54.

[13] François Cheng, Vide et plein, p. 54 et 55.

[14] Ibid.

[15] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. xxv, cité dans Vide et plein, p. 55.

[16] Ibid., chap. xiv, p. 55.

[17] Chuang-Tzu, chap. « Intelligence voyage dans le Nord » , cité dans Vide et plein, p. 55 et 56.

[18] Cf. Pascal Ide, Être et mystère. La philosophie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Présences » n° 13, Namur, Culture et vérité, 1995, chap. 1. Pour l’interprétation amative qui sera convoquée plus bas, cf. « Métaphysique de l’être comme amour. Quelques propositions synthétiques », La métaphysique, numéro coordonné par Emmanuel Tourpe, Recherches philosophiques, 6 (2018), p. 29-56, ici § 1.

[19] François Cheng, Vide et plein, p. 55. C’est moi qui souligne.

[20] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. xlv, cité dans Vide et plein, p. 56.

[21] Platon, République, L. VI.

[22] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. xlv, cité dans Vide et plein, p. 56.

[23] François Cheng, De l’âme. Sept lettres à une amie, Paris, Albin Michel, 2016, p. 93.

[24] François Cheng, Souffle-Esprit, p. 12.

[25] François Cheng, Le long d’un amour, 5, p. 49.

[26] François Cheng, Souffle-Esprit, p. 173.

[27] François Cheng, Le Livre du vide médian, p. 9.

[28] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. iv, cité dans Vide et plein, p. 56.

[29] François Cheng, Vide et plein, p. 59.

[30] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. xxv, cité dans Vide et plein, p. 64.

[31] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. xvi, cité dans Vide et plein, p. 64.

[32] François Cheng, Le Livre du vide médian, p. 11.

[33] Cf. François Cheng, Vide et plein, p. 68.

[34] Chap. « Les lois du Ciel » , cité dans Vide et plein, p. 54.

[35] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. xlii, cité dans Vide et plein, p. 59.

[36] François Cheng, Vide et plein, p. 60.

[37] Ibid.

[38] Cf. l’image de la même page 60.

26.7.2021
 

Les commentaires sont fermés.