Le triomphe des fourmis : domination ou donation ?

L’importance écologique des fourmis est considérable, dans le monde des insectes et dans la nature tout court [1]. Comment l’interpréter ?

1) Quelques faits

Cette importance des fourmis se notifie par quelques chiffres. Dans la forêt amazonienne (et l’on sait que les forêts tropicales sont la source de la biodiversité terrestre), les fourmis pèsent quatre fois plus que tous les vertébrés réunis (mammifères, oiseaux, reptiles et amphibiens). Dans le même lieu, ils constituent les deux tiers de la biomasse des insectes.

On objectera que le nombre d’espèces de fourmis est relativement faible : 13 000 d’espèces connues, alors qu’on compte près d’1 million d’espèces d’insectes. Mais ici, ce qui compte est davantage le nombre d’individus ; or, regroupés en fourmilières, ces insectes sociaux sont en nombre considérable.

2) Les causes

Tel étant le fait – la quantité massive des fourmis, quelle en est la cause ? Ou plutôt les causes. Aidons-nous de la répartition aristotélicienne, toujours éclairante.

a) Cause finale

Cette quantité s’explique d’abord par la raison d’être des fourmis. Elles jouent un rôle considérable dans l’écosystème :

1 Les fourmis jouent un rôle trophique considérable : vis-à-vis des animaux, vivants (prédatrice d’insectes, etc.), ou morts (comme des petits invertébrés) ; vis-à-vis des plantes (elles se nourrissent de plantes par l’intermédiaire d’insectes suceurs de sève, cochenilles ou les pucerons).

  1. Les fourmis ne se contentent pas de manger ; elles établissent aussi des relations non dévorantes, intimes avec des multiples organismes (autres insectes, plantes, champignons, voire des bactéries) : mutualisme.

Un chiffre, là encore, montrera l’importance de leur rôle : les espèces charognardes (nombreuses chez les fourmis) rapportent au nid 80 % des cadavres de petits invertébrés morts dans leur environnement.

De fait, la variété des tailles permet de capturer des proies différentes : ainsi, les majuscules Ponerinae chassent les insectes au sol, alors que les minuscules Strumigenys traquent les collemboles dans la litière et les anfractuosités des troncs d’arbres.

b) Cause formelle

Le nombre des fourmis étonne. En effet, pour qu’il y ait une telle masse de fourmis, il est nécessaire qu’elles coexistent avec une rare densité. Comment cela est-il possible, sans qu’il y ait concurrence et, pire, agressivité, voire lutte et élimination mutuelle ?

  1. L’explication réside dans une des plus étonnantes particularités du monde myrmécologique : la variété très grande des tailles entre les fourmis, non pas seulement au sein d’une même espèce (dimorphisme sexuel, surtout, différence entre ouvrières, guerrières et reine), mais entre les espèces. Là encore quelques chiffres suffiront. Nous parlons ici de la taille adulte, après les différentes métamorphoses.

Entre espèces : les ouvrières varient d’un facteur 45 : de 0,8 mm (certaines espèces de la myrmicine Carebara) à 36 mm (Dinoponera gigantea, de la lignée des Ponerinae, vivant en Amérique du Sud).

Au sein d’une même espèce, on rencontre aussi une telle diversité entre les trois castes. Ainsi, chez les fourmis légionnaires Dorylus nigricans, les reines mesurent 5 cm et certaines atteignent même 8 cm ! De même, les fourmis soldats sont plus grandes que les fourmis ouvrières.

On rencontre enfin une variation de taille jusque dans les castes elles-mêmes : c’est ce que l’on appelle le polymorphisme.

  1. Or, la diversité morphologique entraîne aussi des diversités physiologiques et comportementales, de sorte qu’elle efface la concurrence. Par exemple, ces espèces différentes ont des régimes alimentaires extrêmement différents selon le goût – salé ou sucré –, la vie – proies vivantes ou cadavres – ou la nature – miellat, moisissures, graines).

Au sein d’une même espèce, la finalité est claire : la reine est l’unique pondeuse de la colonie ; or, plus l’abdomen est grand, plus il produit d’œufs ; il y va donc de la survie de la colonie. Des reines sont capables de pondre 1 œuf toutes les 2 secondes ! Rien qui ne soit tourné vers elle, mais tout est orienté vers le bien de la fourmilière. Au contraire : une fois leur unique vol accompli, leurs ailes et les muscles attenant sont arrachés et métabolisés pour nourrir la première génération d’ouvrières. Inversement, plus les ouvrières sont petites, plus il est facile d’en produire. Voilà pourquoi elles sont comparativement si petites vis-à-vis de la reine. De même, la plus grosse taille des fourmis soldats (leurs grosses mandibules sont activées par des muscles puissants) leur permet d’assurer les fonctions de protection du nid, mais aussi de broyage de graines.

  1. La conséquence en est que les fourmis peuvent donc coexister dans un même lieu : unique espace, multiples espèces. De nouveau, des chiffres au sein de la forêt tropicale. Les fourmis logent dans deux lieux, au point que, dans les forêts tropicales, elles se répartissent à peu près moitié-moitié : les arbres et les sols.

Le chercheur américain Jack Longino a échantillonné toutes les espèces de fourmis vivant dans une cinquantaine de grands arbres (c’est-à-dire d’arbres mesurant au moins vingt mètres de haut) dans une forêt du Costa Rica ; il a trouvé de 9 à 59 espèces de fourmis dans chaque arbre (qui constitue un écosystème à lui tout seul, ainsi que le note Francis Hallé) et un total de 199 espèces (ce nombre ne s’invente pas !). Quant aux fourmis de sol, la belge Justine Jacquemin a recensé les espèces existant dans 100 carrés d’un mètre carré, contigus, le long d’un corridor forestier dans les Andes équatoriennes à 1 000 mètres d’altitude. Résultat : jusqu’à 33 espèces coexistaient sur un seul carré ; et le total était de 161 espèces ! La même biodiversité se rencontre sur les autres continents : ainsi 668 espèces récoltées sur une surface de 4 hectares dans l’île de Bornéo.

c) Cause (efficiente)

On pourrait ici étudier la question passionnante des communications entre fourmis. Ici encore, les chiffres sont impressionnants [2]. Ces capacités de communication sont en effet requises du fait du nombre faramineux de fourmis, donc de leur densité, et pour l’efficacité de leurs interconnexions.

Aujourd’hui, en 2013, on a individualisé 75 glandes exocrines chez les fourmis (contre 40 en 2009 !). Plus de 1 000 hydocarbures différents ont été identifiés. Enfin, la quantité de phéromones contenue dans une glande peut être très faible, de l’ordre du picogramme ! C’est ainsi qu’un milligramme de la phéromone de piste d’Atta, une fourmi champignonniste tropical, permettrait de marquer efficacement trois fois le tour de la Terre.

Ainsi, la diversification des tailles multiplie les niches écologiques. Mais il faudrait aussi faire intervenir le facteur temps. Lorsque les ouvrières ont la même taille, la variété va concerner l’âge, en relation avec l’espace. Alors, les ouvrières les plus âgées travaillent au dehors et les plus jeunes au dedans.

3) Conclusion

La masse impressionnante des fourmis aurait pu faire craindre une hymne à la compétition, en l’occurrence à la victoire des fourmis sur les autres insectes, voire sur les auters animaux. Au contraire, tout nous dit une triple loi de donation maximale (que l’on songe au don de la reine), de réception maximale dans un lieu et un temps donnés, enfin de communication horizontale entre les fourmis. Alors, le triomphe des fourmis : domination ou donation ? Domination de la donation !

Bibliographie

Découverte. Revue du Palais de la Découverte, 388 (septembre-octobre 2013). Dossier spécial Fourmis, p. 24-59.

Abdallah Dahbi, Pierre Jaisson, Alain Lenoir et Abraham Heetz, « Comment les fourmis partagent leur odeur », La Recherche, 314 (1998), p. 32-34.

Laurent Keller et Élisabeth Gordon., La vie des fourmis, Paris, Odile Jacob, 2006.

Luc Passera et Serge Aron, Les fourmis. Comportement, organisation sociale et évolution, Ottawa, Presses sicentifiques du CNRC, 2005.

Luc Passera, La véritable histoire des fourmis, Paris, Fayard, 2006 ; Le monde extraordinaire des fourmis, Paris, Fayard, 2008.

Pascal Ide

[1] Je me suis notamment aidé de l’article du myrmécologue et directeur de recherche au CNRS Christian Peeters, « Fourmis géantes ou minuscules. Le jeu de l’évolution », Découverte. Revue du Palais de la Découverte, 388 (septembre-octobre 2013). Dossier spécial Fourmis, p. 36-47.

[2] Cf. Alain Lenoir, « Communication et fraude chimiques chez les fourmis », Découverte, p. 24-35. Abdallah Dahbi, Pierre Jaisson, Alain Lenoir et Abraham Heetz, « Comment les fourmis partagent leur odeur », La Recherche, 314 (1998), p. 32-34.

5.9.2023
 

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