Le frère, passage, obstacle ou idéal ?

Pascal Ide, « Le frère, passage, obstacle ou idéal ? », Sources vives. Frères, 111 (septembre 2003), p. 63-80.

« Le monde tout entier est ma famille. Ce sentiment d’appartenance universelle doit donner le ton et la vivacité à mon esprit, à mon cœur, à mes actes [1] ».

Peut-être sommes-nous fil(le)s uniques. Il est cependant impossible d’envisager une humanité où la majorité des familles ne comprendraient pas plusieurs frères et sœurs. Il y va de sa survie. En effet, pour exister, l’homme doit propager sa nature ; il est responsable de la conservation de son espèce. Or, la reproduction humaine est sexuée : c’est à la fois un fait et une nécessité, notamment pour assurer la biodiversité [2]. Mais, alors que la reproduction asexuée s’effectue de telle manière que « un donne deux » (par exemple une cellule-mère se divise en deux cellules-filles), la reproduction sexuée est telle que « deux donne un », précisément : un père et une mère engendrent un enfant. Si donc la famille humaine veut assurer sa conservation et non pas disparaître, elle doit se composer de plusieurs enfants. Précisément, les démographes estiment que la population humaine a besoin en moyenne de 2,1 enfants par femme [3]. La conséquence en est que, au lien d’origine avec ses parents, s’ajoute, pour l’enfant, une relation privilégiée avec le ou les membres de la fratrie.

En ce sens, le frère est une invention de la nature. Mais, l’homme étant « un de corps et d’âme », comme dit le Concile Vatican II, rien de biologique n’est étranger à sa vie spirituelle. Quelle signification d’ordre supra-biologique présente l’existence d’une fratrie ?

1) Un passage :

Le frère (la sœur) est le premier lieu d’apprentissage de l’altérité.

En effet, l’homme est appelé à s’ouvrir à l’autre, à tout autre. Cette orientation est inscrite dans notre nature [4]. Aristote en lisait un signe dans notre capacité langagière. Plus encore, l’Ancien Testament nous prescrit d’aimer tout homme comme nous-même (cf. Lv 19,18) et l’Evangile de l’aimer comme le Christ nous aime (cf. Jn 13,34). Souvent amnésique de l’origine biblique de ces injonctions [5], la modernité les a en tout cas reprises à son compte. Aujourd’hui, les fautes les plus inexpiables ne portent-elles pas le nom d’intolérance et d’exclusion ? La mondialisation qui fait de notre planète un « village global [6] » rend encore plus urgente cette ouverture universelle.

Pourtant, long est le chemin vers l’autre homme. Nous n’avançons vers autrui qu’à pas de colombe. Et ce patient apprentissage est inscrit dans notre nature. Certes, l’animal est spontanément disposé et ajusté à l’égard de tous les membres de son espèce, parfois fort nombreuse, au point qu’un Maeterlinck s’émerveillait de ces fourmis, si généreuses qu’elles pouvaient mourir de faim pour faire vivre les autres membres de la fourmilière. Mais cette chance est aussi sa limite : indépendamment du caractère nécessaire (non-libre) de ce don sacrificiel, c’est l’ouverture elle-même qui pose problème : l’intérêt animalier est à jamais borné à l’espèce ; sauf rarissime exception (les dauphins), on n’a jamais vu une bête décider de porter secours aux autres espèces vivantes. L’homme, lui, naît dans une totale indétermination, qui est une promesse de fraternité universelle. Cependant, cette ouverture le rend extrêmement vulnérable. C’est ainsi que la néonatalogie prend de plus en plus conscience que les enfants prématurés ont un besoin tout particulier de rassurement, de contacts humains [7]. L’éveil au monde doit donc être le plus progressif possible. Ainsi, dans et par la bulle amniotique, les agressions sensorielles sont atténuées, l’alimentation continue et les sens apparaissent dans l’ordre de leur richesse informative (toucher, goût, ouïe, vue) ; etc.

L’adaptation tout en douceur qui vaut, côté sujet, de l’éveil des sens vaut aussi, côté objet, des différents êtres à connaître et à aimer. L’homme est trop indéterminé pour pouvoir, sans violence, être d’emblée ouvert à tous. Trop de parents sont encore choqués ou culpabilisés de ce que leur enfant de trois ans ne dise pas « bonjour » spontanément aux invités : celui qui, pour eux, est un membre de la famille humaine est, pour l’enfant, un étranger à sa propre famille, donc à l’humanité expérimentée comme accueillante. Ce n’est que pas à pas que le cercle s’élargit, à la mesure des capacités de l’enfant, mais aussi de l’éducation à la socialisation.

Par conséquent, on conçoit que, au plan psychologique, soient disposés différents cercles ouvrant progressivement le très jeune à autrui. L’attention première se porte, on le sait, vers les parents, et d’abord la mère. Le second cercle est constitué par la fratrie. Elle constitue un maillon essentiel dans ce long et passionnant apprentissage du « je » au monde si diversifié des « tu ». L’institution de la famille et de ses différents cercles est une extraordinaire invention pour conduire, comme par la main, chaque homme à tout homme. Pour le dire en termes plus philosophiques, l’homme ne peut aller directement du singulier (son unicité) à l’universel ; or, entre le singulier et l’universel, l’intermédiaire est le particulier ; cette particularité prend différentes figures progressives dont la première est la famille [8]. Déjà Aristote notait que celle-ci est un résumé de toutes les relations que le petit d’homme rencontrera dans la société : monarchique, démocratique et aristocratique.

2) Un obstacle ?

Notre vision ne pèche-t-elle pas par excès d’optimisme ? D’une part, la relation au frère est-elle si nécessaire, si structurante qu’on le dit ? L’essentiel est que l’enfant passe de la fusion à l’altérité, du captatif à l’oblatif, bref qu’il se défasse de la relation indifférenciée à la mère. Or, tel est le rôle du père, donateur de la loi et premier amour de la mère. Le frère est donc un passage (sinon une passion) inutile. De plus, nous choisissons l’ami, nous ne choisissons pas nos frères et sœurs. Or, devenir homme, c’est passer de la nature à la liberté. Donc, le véritable passage est celui de la famille dont on provient à la famille que l’on fonde, des liens du sang aux liens d’élection, du subi au décidé. D’ailleurs, la psychanalyse ne nous apprend-elle pas que la culture naît de la prohibition de l’inceste, que l’homme est d’autant plus lui-même qu’il s’est arraché à la nature, donc à la famille, que le sujet s’affirme d’autant plus lui-même qu’il s’est détaché de ces liens parentaux qui sont, par nature, identitaires ? Le frère est peut-être un passage obligé, il doit en tout cas être nié et dépassé. En ce sens, Caïn n’a fait qu’extérioriser une haine nécessaire. Et le chrétien ne peut s’empêcher de songer à l’exemple du Christ dont le dogme de la virginité post partum nous dit qu’il n’eut ni frère ni sœur de sang [9]. D’ailleurs, Jésus, reprenant la parole de l’origine, demande à l’homme (et à la femme) de quitter son père et sa mère, non ses frères (Mt 19,5).

D’autre part, ce passage par la fratrie est-il souhaitable ? On sait combien elle est source de souffrance, d’ambiguïté, voire de perversion. Après bien des romans (dont l’emblématique René de Châteaubriand), la psychologie actuelle ne se prive pas d’en multiplier les exemples, voire de nous assurer que la jalousie dans la fratrie est incontournable. On répète à l’envie la phrase de Freud selon laquelle l’homme épouse sa mère et la femme son père ; il ne faudrait pas oublier notamment ces sœurs qui peinent tant à rencontrer un homme qui diffère de leur frère. Francine Klagsbrun raconte. Elle a six ans, son frère Robert dix. Tous deux mangent des glaces dans la voiture. Elle décide de manger très lentement la sienne pour terminer la dernière et en avoir encore lorsque Robert aura fini : en effet, « cette fois, je le battrai, ce grand frère que j’adore, que j’idolâtre, mais qui a toujours été meilleur que moi en tout ». Sans cesse, elle demande : « T’as fini ta glace ? – Non, pas encore ». Jusqu’au moment où son frère répond : « J’ai fini ». Alors, triomphante, elle réplique : « Ben moi, il m’en reste encore ! » Et elle termine d’un trait. Mais, soudain, son frère lui dit goguenard : « Je t’ai eue ! » et lui montre le fond de sa coupe, pleine. Francine pousse un cri venu du plus profond d’elle : « C’est pas juste ! » Alors, ses parents éclatent de rire et la traitent de bébé : quelle différence cela fait ? « Eh bien, moi, je sais quelle est la différence. Il y a beaucoup plus qu’une simple glace en jeu : pour moi, il s’agit de m’affirmer, d’être reconnue ». Les années passent. Francine est mariée ; au cours d’une scène sans gravité avec son époux, un cri lui échappe, venant de très loin : « Ce n’est pas juste ! » Elle s’étonne de sa véhémence et commente : « J’ai toujours été très consciente de la place qu’occupait mon frère dans ma vie [10] ». Un tel risque – qui redouble la difficile défusion d’avec les parents – ne mériterait-il pas d’être évité ?

Ces objections de poids invitent à affiner le propos, non à le rétracter. Oui, la relation avec les frères et sœurs est difficile. Mais qui n’aspire pas, non seulement à une bonne entente avec les membres de sa fratrie, mais à cette complicité unique que crée une histoire commune, jointe à la richesse unique de la diversité des chemins ? Qui n’a rêvé de fêtes de famille où, frères et sœurs se rencontrent, échangent, rient, dans la gratuité et la communion ? Pourtant, la réalité est souvent différente. Sans me risquer à faire de statistiques, je pense que les fêtes de fin d’année, moment par excellence de ces rassemblements, sont plus sources d’appréhension que de jubilation, de souffrance que d’espérance.

Cette conjonction paradoxale de la plus grande aspiration avec la plus grande frustration est toujours le signe, certes d’une immense vulnérabilité – le meilleur des biens peut tourner au pire des cauchemars –, mais aussi d’un enjeu majeur. Comme du plus grand besoin de salut : Dieu a tant aimé la famille qu’il a voulu naître en elle et y passer le plus clair de son temps. Gardons-nous donc d’évacuer ce grand bien qu’est la relation fraternelle au nom de ses échecs. De même que les relations avec les parents sont blessées mais sont pourtant le lieu par excellence de l’apprentissage de l’amour du Père des miséricordes, de même, les relations fraternelles, si meurtries et meurtrissantes soient-elles, demeurent la matrice de l’apprentissage de l’amour de l’humanité et de l’Église. Combien d’enfants uniques sont en recherche non pas seulement d’amis – ce qui est commun à tout homme –, mais de ce type de rapports si particuliers institués au sein de la fratrie.

On l’a vu, notre ouverture à l’autre est très progressive pour deux raisons. D’abord, notre indétermination originaire, qui nous rend capable d’être un jour, au moins en vœu, l’ami de tous, a pour rançon notre extrême vulnérabilité. Ensuite, nous héritons du péché originel. De ce fait, l’ouverture à l’autre ne part pas d’un degré zéro d’indifférence, mais d’un état négatif de fusion-conflit avec l’autre, de fascination-répulsion pour l’autre : la psychanalyse l’a analysé comme indifférenciation archaïque, René Girard comme rivalité mimétique et les moralistes comme jalousie (qui est d’abord un sentiment avant d’être un péché). Toutes nos relations avec autrui sont marquées par cette ambivalence : celui qui dit ne jamais ressentir la tristesse envieuse n’est-il pas sa première dupe ? Pour autant, la fusion-mimésis-jalousie n’est pas inéluctable. Moins forte que la relation aux parents, la relation aux frères et aux sœurs est un lieu d’apprentissage qui prépare aux relations de moindre proximité. Bien éduquée, sans culpabilisation mais sans compromission, l’ajustement des relations frère-sœur [11] nous apprend à mettre en place les trois grands remèdes à l’indifférenciation : l’estime de soi, la gratitude à l’égard de la mission et de la place uniques que Dieu veut pour nous, la bénédiction pour les biens qu’a l’autre et le bien qu’est l’autre.

Ensuite, peut-on évacuer le frère au nom de l’ami et de sa forme privilégiée qu’est l’époux ? Passe-t-on directement de la défusion avec les parents à l’état matrimonial ? Natura non facit saltos. Qui brûle une étape se fait violence : l’on passe de l’état de fiancé à celui d’époux puis de père. Par ailleurs, il est trop simpliste d’opposer le frère à l’ami comme la nature à la liberté. Tout le travail de l’éducation familiale est de transformer cette présence imposée (qui empêche d’avoir ses parents à soi seul et d’être le seul objet de leur admiration) en présent consenti. Voilà pourquoi on peut parler de faux frères ou de frères ennemis, alors qu’il serait contradictoire d’attribuer de tels épithètes à l’ami : un faux ami n’est pas (plus) un ami. Instructif est à cet égard l’interprétation que donne un Midrash de la relation entre Caïn et Abel [12]. Les deux frères se dirent : « Partageons-nous le monde ». Après le partage, Abel le cultivateur accuse : « La terre sur laquelle tu te tiens est à moi ». Caïn le chasseur rétorque : « Les vêtements que tu portes sont à moi ». Par conséquent, le meurtre ne vient pas de l’absence de paroles, mais de l’incapacité à échanger. Autrement dit, la parole alterne, mais ne circule pas, n’est pas le lien du dialogue. Plus encore, le message implicite du dialogue est, d’un côté : « Déshabille-toi, vis nu » et, de l’autre côté : « Ne marche pas par terre, saute », autant d’injonctions invivables, donc sources de violence. Par conséquent, ce qui aurait pu être un don (don d’une terre cultivée, don d’un vêtement) se transforme en pouvoir et un échange de dons en violence meurtrière. L’œuvre de l’éducation est de transformer ce « donné » – le frère – en don.

Le frère demeure, de ce fait, irremplaçable. L’interdit de l’inceste frère-sœur n’est pas seulement la traduction négative de l’injonction exogamique (« Cherche ton conjoint hors de la famille ») ; bien vécu, il est une première manière d’articuler, au sein même du cercle familial, les appels sécuritaires de la nature, de la voix du sang (« Reste avec nous ») avec l’ouverture de l’esprit (« ne fusionne pas avec le tout proche, risque l’aventure, sois fécond »). Une relation ajustée – ni trop proche, ni trop lointaine, ni trop froide, ni trop fusionnelle – à la fratrie est peut-être rare, mais c’est une chance inouïe qui prépare à des affections équilibrées avec l’ami et le conjoint. La psychologie nous apprend que cet ajustement passe par quatre stades qu’il n’est pas possible de détailler ici : dépendance (idéalisation, fusion) ; contre-dépendance (réactivité, conflit) ; indépendance (séparation) ; enfin, interdépendance (communion enracinée dans l’autonomie et le respect mutuel) [13]. On n’a pas fini de méditer cette parole de Frédéric Nietzsche : « Ce n’est pas dans la façon dont une âme s’approche d’une autre, mais dans la façon dont elle s’en sépare, que je reconnais son affinité et sa parenté avec elle [14] ».

On le sait, dans les civilisations plus traditionnelles, le lien du sang prévaut toujours sur le lien d’élection ; nos sociétés occidentales ont inversé l’opposition, par réaction, mais aussi par un sens plus aigu de la responsabilité individuelle, du sujet. La vérité, on s’en doute, devrait conjuguer les deux perspectives, en les hiérarchisant.

Enfin, s’il est vrai que le Christ n’eut pas de frères ni de sœurs (de même père, même mère, dirait un Africain), l’Écriture affirme explicitement qu’il eut des cousins proches et implicitement qu’il noua des relations avec eux : la famille sémitique présente une structure élargie incluant oncles et tantes et, à l’époque, vivait volontiers dans le même lieu ; or, Jésus a vécu une trentaine d’années à Nazareth. On pourrait donc émettre l’hypothèse que ses cousins ont joué un rôle éducatif structurant similaire à celui que jouent aujourd’hui les frères et sœurs de nos familles nucléaires. Il est d’ailleurs significatif que Jésus ait dû se prononcer avec force contre une tentative de récupération, donc une manœuvre fusionnante et clanique, de sa famille élargie. S’il a bénéficié de la présence de ses cousins, il a donc aussi dû et su prendre ses distances avec eux pour s’ouvrir à autre qu’eux ou, pour sortir d’un schéma trop dialectique, s’ouvrir, à partir d’eux, à la famille de l’humanité [15].

3) Un terme ?

On peut aussi adresser à notre thèse une objection symétrique de la précédente : si le frère paraît superflu voire dangereux, inversement, il peut sembler suffisant. Loin d’être seulement à l’origine, il représente le type achevé de la relation à l’autre. Bien entendu, je ne veux pas parler de cette caricature de fraternité que constitue la famille mafieuse [16]. Déniant à toute personne extérieure au clan la qualité même d’humaine, elle accepte une des exclusions les plus intolérables et des plus stérilisantes qui soit [17]. Je veux parler de la fraternité universelle qui serait l’aboutissement de l’humanité. Quand on veut exprimer à un ami qu’il nous est particulièrement cher, ne lui dit-on pas qu’il est pour nous plus qu’un ami, un frère [18] ? Dans le monde latin comme dans le monde grec, il est coutumier d’appeler un ami frère [19] ; voire la fraternité y est le type même de la véritable amitié : « Que peut être une amitié aussi heureuse que celle qui imite la fraternité [20]? » Le romantisme n’a-t-il pas fait de l’amour sororal l’idéal de toute relation sponsale ? En outre, le Christ est le frère aîné d’une multitude ; en nous demandant d’appeler Dieu son Père, notre Père, il fait de tout homme, un frère, connexion qu’il établit très expressément après sa résurrection (Jn 20,17). Enfin, là encore, la morale laïque s’est alignée sur cette conviction évangélique en inscrivant l’idéal de fraternité au fronton de toutes nos mairies.

Pour répondre à cette objection, les ressources de la psychologie (invitant à passer de la fusion à l’altérité) et même de l’anthropologie philosophique (invitant à mieux intégrer nature et liberté) ne suffisent plus. Un regard théologique est indispensable [21].

Tout d’abord le frère demeure un modèle, une utopie indépassable de la relation avec l’autre. Nous avons vu que le frère est une personne avec qui nous entretenons une relation de proximité non choisie. Or, même chez l’ami le plus élu, même chez le conjoint le plus chéri, il y a bien des points (traits de caractère, moments de son histoire, défauts, voire péchés) que nous ne voulons pas et que nous n’aimons point : cette prise de conscience est le signe de la sortie de l’idéalisation et du progrès dans l’amour de don. D’ailleurs, nous qui sommes appelés à nous aimer plus que toute autre créature, consentons-nous à tout ce que nous sommes ? Et le véritable amour d’amitié, de conjugalité n’aime pas l’autre en pièces détachées, mais se porte vers la personne d’autrui en son intégralité. Par conséquent, il y a toujours du frère dans l’ami.

Il demeure qu’une telle assertion maintient une tension dialectique entre frère et ami. Or, l’Écriture semble au contraire établir une sorte d’équivalence entre les deux termes [22]. De fait, cette tension ne pourra jamais être résorbée en cette vie. Plus encore, par certains côtés, elle est structurante. Prenons un exemple au sein de la vie d’Église : la paroisse est à la communauté nouvelle (mais on pourrait aussi parler de la paroisse d’élection) ce que notamment le non-choisi est au voulu [23] ; mais réduire l’église locale soit à la seule appartenance paroissiale soit à la seule appartenance communautaire la tronque ou de son enracinement local ou de son dynamisme missionnaire.

Mais il y a plus. Revenons à notre question : pourquoi le frère constitue-t-il la référence ultime de la relation à autrui ? Pour avancer une formule provocatrice, on ne s’ouvre jamais vraiment à l’autre, plus encore on n’aime jamais vraiment l’autre, en tant qu’il est autre. Quand on dit que l’homme est appelé à s’ouvrir de plus en plus à autrui, on ne révèle pas le ressort véritable de cet élargissement. De même que l’homme devient libre non pas en s’arrachant à sa nature, mais en y consentant et en l’assumant, de même il s’ouvre à l’autre homme, non pas seulement en se portant vers l’autre homme, mais en étant attiré par l’autre homme, c’est-à-dire par un minimum de similitude. La communion est sans doute la finalité et même l’essence de l’amour ; elle en est aussi l’origine : c’est le semblable – je n’ai pas dit l’identique – qui attire [24] ; avant d’être autrui, il est un prochain. Or, le frère est justement celui qui me ressemble. Et il m’est semblable, car il communie à une même origine. Il me rappelle que non seulement il m’est donné, mais que nous sommes donnés l’un à l’autre. Donc, la fraternité montre que l’on ne peut tendre vers l’universel qu’en s’enracinant dans son origine [25]. Alors que l’amitié souligne le choix comme source de l’affection, la fraternité affirme, avec plus de profondeur, que cette liberté est elle-même reçue, qu’elle est source dans la Source [26]. Je n’élis mon ami et ne me donne à lui que parce que secrètement, quelque chose en lui m’a été donné et m’a déjà choisi. Le frère rappelle donc, surtout à un monde enivré de ses propres créations, que si importants soient l’élection ou le consentement constitutifs de l’amitié, ils sont précédés par une passivité, signe d’une donation plus originaire. L’amitié porte en elle la bienheureuse blessure de la fraternité. La ressemblance (au minimum la commune figure humaine) en est la trace.

Ainsi, en tout ami se cache un frère, car il révèle en lui un père commun. Mais n’est-ce pas restreindre la fraternité au cercle étroit de la famille ? La largeur de la fraternité, fondement de l’amitié, est proportionnelle à la hauteur de la source paternelle. Voilà pourquoi un saint François d’Assise, qui voyait toutes choses sortir de la main de Dieu, selon le mot de son hagiographe saint Bonaventure, mérite l’expression admirable de Charles de Foucauld, « frère universel ». Apparaît donc ici la vanité tragique de la fraternité laïque : l’indétermination et plus encore l’oubli volontaire de la référence au père (au Père) explique un discours exhortatif d’autant plus inflationnaire qu’il est dénué de toute efficace, voire nourri d’une secrète culpabilité. Au Ciel, dans la lumière béatifiante du Dieu Trinité, nous serons l’ami de tout homme, car nous en serons le frère. Unique et désormais purifié de toute menace de fusion mortifère sera le « chez-soi » où chaque homme pourra demeurer.

 

Pascal Ide

 

[1] Jean XXIII, Journal de l’âme, cité par René Coste, L’Église et les défis du monde, Paris, Nouvelle Cité, 1986, p. 260.

[2] « S’il faut être deux pour se reproduire, c’est pour faire autre. La sexualité est donc une machine à faire du différent » (François Jacob, Le jeu des possibles. Essai sur la diversité du vivant, Paris, Fayard, 1981, réédité dans Le Livre de poche. Biblio-essais n° 4045, p. 23. C’est moi qui souligne).

[3] Cf. Louis Roussel, La famille incertaine, Paris, Odile Jacob, 1989.

[4] Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 94, a. 2.

[5] On connaît l’idéal stoïcien d’une fraternité universelle ; on sait souvent moins que l’enracinement de cette fraternité est théologique : en effet, pour les Stoïciens, tous les hommes participent au même Logos (un Dieu immanent) ; or, un est le Logos ; donc unique est l’humanité qui forme un même corps (Sénèque, Lettres à Lucilius, 95,52 ; De beneficiis, iii, 28, 2. Marc Aurèle, ii, 1 ; vii, 13). Voilà pourquoi un Epictète peut dire à un maître qui violente ses esclaves : « Esclave, ne veux-tu pas supporter ton frère, qui a Zeus pour père, qui, comme un fils, est né des mêmes germes que toi et qui est de la même descendance céleste » (Ibid., i, 13, 3). Pour autant, au-delà de ces deux ressemblances, il ne faudrait pas méconnaître les différences de cette conception avec celle du christianisme : la fraternité stoïcienne est, en son fond, naturaliste, la fraternité chrétienne, personnaliste ; la première est une utopie paradoxalement élitiste, la seconde se fonde sur l’exemple extérieur du Fils incarné qui, dans sa chair crucifiée, fait des Juifs et des païens un seul peuple et sur la force intérieure du Don de l’Esprit.

[6] « Ours is a brand new world of all-at-once-ness. ‘Time’ has ceased, ‘space’ has vanished. We now live in a «global village» » (Marshall McLuhan, Q. Fiore and J. Agel, The Medium is the Massage: An Inventory of Effects, New York, Bantam Books, 1967, p. 63 ; cf. aussi p. 13).

[7] Cf. Jean-Pierre Relier, avec la collaboration de L. Lambrichs, L’aimer avant qu’il naisse. Le lien mère-enfant avant la naissance, coll. « Réponses », Paris, Robert Laffont, 1993, notamment l’exemple p. 75-78.

[8] Maurice Blondel et Gabriel Marcel font partie des rares philosophes à s’être penché sur ce sujet pourtant essentiel.

[9] Concile du Latran (649), Foi catholique, n. 334 ; cf. déjà le IIe Concile de Constantinople (553), Foi catholique, n. 318.

[10] Francine Klagsbrun, Frères et sœurs pour le meilleur le pour le pire, Paris, Bayard, 1994, p. 5-7.

[11] Pour les conseils concrets, cf. par exemple l’ouvrage de la note précédente et celui d’Adele Faber et Elaine Mazlish, Jalousies et rivalité entre frères et sœurs. Comment venir à bout des conflits entre vos enfants, trad. Isabella Morel, Paris, Stock, 1989.

[12] Rapporté par Francis Jacques, Dialogiques. Recherches logiques sur le dialogue, Paris, PUF, 1979, p. 58.

[13] Cf. Pascal Ide, Mieux se connaître pour mieux s’aimer, Paris, Fayard, 1998, p. 94-103. Ces stades sont analogues au travail de défusion à l’égard des parents.

[14] Humain, trop humain, II, 1, 251, Œuvres, éd. J. Lacoste et J. Le Rider (éd.), Paris, Robert Laffont, tome I, 1993, p. 790.

[15] On se souvient de la réponse de Jésus à la femme anonyme bénissant sa mère : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la Parole de Dieu » (Lc 11,28). Jésus, commente Jean-Paul II, « veut détourner l’attention de la maternité entendue seulement comme un lien de la chair pour l’orienter vers les liens mystérieux de l’esprit » (Lettre encyclique Redemptoris mater, 25 mars 1987, n. 20). Or, Jésus ne dit rien qu’il ne se l’applique d’abord à lui-même (cf. Mt 7,12).

[16] Sans oublier que cette caricature est, a minima, une tentation permanente de toute famille qui, se transformant en clan, préfère sa particularité à sa destinée qu’est l’ouverture à la véritable altérité : beaucoup de familles se réjouissent de ce que, avec un mariage, un gendre, une belle sœur, etc., s’introduisent en son sein ; cette liesse est-elle équilibrée par une joie au moins aussi grande de voir l’enfant, le frère, etc. fonder sa propre famille ?

[17] Il est à mon sens significatif que le film-culte qui a initié le genre de la série ait été le Parrain (I, II, III) de Francis Ford Coppola : cette répétition, bientôt dictée par des motifs commerciaux et non d’abord artistiques, est à l’image de la clôture mortifère à l’autre qu’est la famille mafieuse.

[18] Un exemple entre mille. Éric et Christian sont devenus si proches que le romancier s’interroge : Christian « n’était-il pas devenu son frère, n’aurait-il pas donné tout ce qu’il avait – même sa vie – pour sauver Éric, s’il l’avait su en danger ? » (Serge Dalens, Le Prince Éric. I. Le bracelet de vermeil, Signe de piste, Paris, Fleurus, 1995, p. 163) La question est d’autant plus piquante que l’histoire se fonde sur le conflit de l’amitié (entre) et du devoir familial.

[19] Julius Paulus, Digeste, i, 28, tit. 5, fragm. 59,1 ; Xénophon, Anabase vii, 2, 25 et 38.

[20] Quintillien, Declamatio, 321, 5.

[21] Sur ce sujet, cf. deux textes justement fameux : Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, coll. « Unam Sanctam » n° 3, Paris, Le Cerf, 51952 et Joseph Ratzinger, art. « Fraternité », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, tome v, 1964, col. 1141-1167. Cf. aussi son ouvrage Frères dans le Christ (1960), trad., Paris, 1962.

[22] Jésus dit de ses disciples qu’ils sont des « amis » (Jn 15,15) ou des « frères » (Jn 20,17).

[23] Bien évidemment, ce couple n’est pas exclusif d’autres couples qui expriment différemment et peut-être mieux la relation (cf. à ce sujet la conférence remarquable et trop peu connue de Cardinal Joseph Ratzinger, « Les Mouvements d’Église et leur lieu théologique », Conférence prononcée pour le premier Congrès mondial organisé par le Conseil pontifical pour les Laïcs, Rome, les 27 au 29 mai 1998, in Documentation catholique, 17 janvier 1999, n° 2196, p. 81 à 92).

[24] Cf. l’important article de saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 27, a. 3 ; cf. aussi q. 28, a. 1.

[25] Il est significatif qu’à l’inverse, toutes les théories racistes, toutes les doctrines construisant une prétendue hiérarchie de nature au sein de l’unique humanité, soient polygénistes (c’est-à-dire admettent une pluralité de couples humains à l’origine de l’humanité).

[26] Cf. la parole libérante de Don Camille à sa femme, Dona Prouhèze, obsédée par son amour pour Don Rodrigue : « Il [Rodrigue] occupe votre pensée, mais non point ce cœur occupé à chaque seconde à vous faire. Ce cœur qui vous fait, ce n’est point Rodrigue qui l’a fait ». (Le soulier de satin, 3ème journée, scène X, Théâtre II, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1965, p. 837)

19.3.2018
 

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