Le désert des Tartares ou l’indéracinable espérance

De prime abord, Le désert des Tartares, le roman que Dino Buzzati écrivit en 1940, à l’âge de 34 ans, est une histoire désespérée [1]. En effet, il raconte, en termes très purs, poétiques et sobres, pudiques, l’histoire du lieutenant Giovanni Drogo qui, au sortir de son école militaire, est affecté aux confins de l’Empire, au fort Bastiani, situé aux abords du désert des Tartares. Il s’agit d’une forteresse désuète dont la fonction est de prévenir une invasion ennemie. La vie s’avérera monotone, l’ennemi absent quoique toujours craint ; mais Drogo restera, déchiré entre le désir de partir et celui de rester. Finalement, il devra quitter le fort, à cause de la maladie, au moment où l’invasion tant attendue (mais aussi redoutée) se produira et il mourra sans avoir pu accomplir ses rêves de gloire.

Cette simple histoire, écrite dans la langue nette qui fait le charme de l’auteur, est la métaphore poétique de la vie qui est lente usure et promesse déçue. Toutefois il n’est pas impossible d’y lire la trace d’un incompressible espoir. En effet, la personne est tissée de cette attente qui vrille son cœur d’une inquiétude ineffaçable. L’on pourrait même qualifier cette caractéristique innée de transcendantale. En effet, d’un côté, l’objet semble inaccessible voire illusoire. De l’autre, il demeure que l’homme ne peut s’empêcher de désirer l’absolu. Combien de lecteurs se sont retrouvés dans Drogo tendant son regard vers l’horizon brumeux du désert ? Dès lors, à l’instar de son homologue français En attendant Godot [2], dont il partage les présupposés nihilistes et asthéniques, mais aussi la secrète expectative d’un plus gratuit, ce roman parle en creux de la distance incomblable entre volonté voulante et volonté voulue, qui est la note la plus caractéristique et la plus indélébile de la personne humaine. L’absurdité n’est que le chiffre désespéré et retourné d’une gratuité absolue – de l’Absolue gratuité dont l’autre nom est Dieu-Amour – qui ne demande qu’à se donner.

Pascal Ide

[1] Dino Buzzati, Il Deserto dei Tartari, Milan, Rizzoli, 1940 : Le désert des Tartares, trad. Michel Arnaud, Paris, Robert Laffont, 1949, coll. « Le Livre de Proche » n° 973.

[2] Cf. site : « En attendant Godot. Un théâtre moins absurde qu’il ne paraît ».

14.12.2022
 

Les commentaires sont fermés.