Le changement à l’aune du don selon François Roustang

« Il faut non pas se perdre dans le grand tout […], mais oublier le soi-même dans l’action [1] ».

1) Introduction

Le parcours de François Roustang (1923-2016) est atypique: d’abord jésuite disciple de saint Ignace ; puis psychanalyste disciple de Jacques Lacan ; enfin hypnothérapeute disciple de Milton Erickson. Il est donc psychanalyste hypnothérapeute de profession, mais philosophe et théologien (de formation).

Dans La fin de la plainte, il décrit, avec profondeur mais non sans quelque obscurité, le processus qui conduit un patient consultant un thérapeute à sortir de la plainte, autrement dit à changer [2]. Or, cette description, me semble-t-il, parle de la dynamique du don, l’éclairant sous un angle original, illustrant de manière neuve notre relation à la puissance, c’est-à-dire reconduisant le patient à son cœur, au centre du don 2 (ou don à soi).

Pour présenter la pensée de François Roustang, je partirai du résumé, très rigoureux, très articulé, qu’il a l’amabilité de nous proposer au terme de l’ouvrage, sous le titre « Petit guide du changement », avec un sous-titre non dénué d’humour : « Regulæ ad directionem mutationis ordine geometrico demonstratæ » [3]. Humour qui est notamment lié à la double référence croisée, volontairement indéfinie, pour le début, aux Regulæ de Descartes et, pour le terme, à l’Ethica de Spinoza. Sans doute pour nous prévenir qu’on ne saurait réduire les six règles à une méthodologie – il y va de toute une vision anthropologique – pas plus qu’on ne pourrait se contenter d’en faire une théorie de l’homme déconnectée de toute pratique rigoureuse finalisée vers la sortie de la plainte…

Nous présenterons brièvement les six règles, laissant de côté les incidences plus pratiques, notamment ce qui concerne l’importance du thérapeute (car mon propos est plus spéculatif), commentant la démonstration en faisant ressortir les articulations, en faisant appel à d’autres registres sémantiques et en illustrant leur exposé, abstrait jusqu’à en être abscons, par différents autres développements ou exemples fournis dans l’ouvrage ; nous n’hésiterons pas à le relire, enfin, à l’aune de la logique du don dans l’exposé lui-même tant elle transparaît de manière limpide. Enfin, nous terminerons en ouvrant sur la conception nouvelle de la puissance (et de la finalité) impliquée par cette anthropologie qui suscite, à mon sens, pas moins que les prémisses d’une nouvelle métaphysique.

2) Mise en ordre générale

Roustang distingue six règles. Leur organisation ne saute pas aux yeux ; voire, les règles semblent présenter des répétitions, des allers-retours. Pourtant, les nombreuses mentions au temps font deviner, derrière la logique, une chrono-logique ; à deux reprises, l’auteur décrit minutieusement les « étapes du processus » (pour les règles ii et v) : l’ordre est aussi successif. C’est ainsi que la règle i s’ouvre sur le constat du refus du changement et la règle vi s’achève sur le changement enfin acquis, sa nature ; entre les deux s’égrènent les étapes de la modification. On peut donc aussi lire les six règles comme les six étapes de la métamorphose tant désirée et pourtant si apparemment inaccessible. Derrière cet ordre temporel se dessine un ordre plus ontologique, précisément anthropologique, que les lois du don peuvent, mais seulement en partie, expliciter ; car, en retour, elles vont se trouver éclairées et approfondies par les distinctions opérées par Roustang.

Chaque étape introduit un nouveau concept que je place entre parenthèses car Roustang n’a pas systématisé ainsi : indifférence, retrait, attente.

3) Exposé

a) Règle i (règle de l’indifférence)

La première règle énonce le premier pas vers le changement qui est le but de toute thérapie. Je la dénomme avec un terme qui n’apparaîtra que dans les explications mais qui résume bien l’attitude ici décrite.

1’) Énoncé

« Le changement de la relation à soi, aux autres et à l’environnement est en proportion inverse de la volonté de changement ». Cette formule paradoxale surprend. Elle signifie que le changement n’est possible que si, en premier lieu, la personne accepte, activement, l’état initial qui est le sien et qui constitue son point de départ.

Comment ne pas songer, jusque dans le nom, à la règle ignatienne de la « sainte indifférence », explicitée dans « Le principe et fondement » des Exercices spirituels (n° 23) ? Pourtant, Roustang se réfère plus probablement à sa vision de l’hypnose [4]. Mais les deux, en fait, convergent vers un présupposé métaphysique qu’est la puissance active comme ressource [5].

2’) Reprise dans les termes de la logique du don

Roustang souligne au fond l’importance du don 1 (ou don originaire, don pour soi), du donné de départ, ici intérieur. Et il indique l’attitude intérieure à l’égard de ce donné. Il s’agit d’y consentir, autrement dit de l’approprier. En effet, les deux premières explications caractérisent cette attitude à l’égard du premier état par deux traits : l’activité (versus la passivité) et la durabilité (« la penser [la situation] comme durable et même sans fin, c’est-à-dire vérifier l’indifférence au résultat du processus de changement ») ; à quoi il ajoute un troisième trait d’une extrême finesse : « se préparer à ce que, grâce à la cure, la mauvaise situation actuelle s’aggrave » ; or, cette disposition assure « l’indifférence au résultat ». Or, l’appropriation est à la fois un acte de liberté qui consent à ce qui est et une stabilisation intérieure, une inscription de l’être accepté dans la durée. Roustang nous parle donc bien de l’accueil du donné.

En retour, les explications offrent trois critères passionnants du juste accueil : activité ; durabilité ; attente du pire. Le premier introduit dans la responsabilité de soi, le second dans la patience donc dans la relation au temps, le troisième dans la non-maîtrise, notamment du plus insupportable, la souffrance.

Enfin, l’indifférence ici décrite et prescrite ouvre en fait déjà aux règles suivantes qui vont faire descendre le sujet dans la profondeur de son intériorité ; elle répond, en termes éthiques (et psychologiques), à la réalité anthropologique qui va maintenant être décrite comme « retrait », « attente », etc. (et, dans mon registre : « puissance »). Voilà pourquoi, dans son corollaire, Roustang fait appel à trois termes qui appartiennent tous au registre de l’ouverture aux possibles : « malléabilité », terme générique qui se décline en « suggestibilité » du côté du thérapeute et en « disponibilité » du côté du patient.

b) Règle ii (règle du retrait)

1’) Énoncé

« Pour modifier la relation à soi, aux autres et à l’environnement, il faut s’en retirer. La force de la modification sera proportionnelle à l’ampleur et à l’intensité du retrait ». Dit autrement, le second pas de la modification est, pour le patient, un retrait, un désinvestissement de ses habitudes actuelles.

2’) Démonstration

Le patient vient pour ne plus ressentir de souffrance, de malaise. Or, ceux-ci viennent autant qu’ils se manifestent par un dysfonctionnement dans les trois champs relationnels qui nous caractérisent : soi, les autres par excellence que sont les personnes et les autres que sont les choses ou l’environnement. Par conséquent, le patient désire (ou au moins doit) « refondre » ces relations.

Or, « refondre cette relation suppose que l’on fasse retour à l’origine de toute relation et que cette origine soit donnée en tant que telle ». Cette affirmation anodine et apparemment évidente choisit en réalité entre deux hypothèses : le changement compris comme une autre orientation ou compris comme un retour à l’absence d’orientation. Une image le fera comprendre. Je suis engagé sur une route que je symboliserai A. Pour quitter cette route (ici de souffrance), je dois prendre une autre route que j’appellerai B ou plutôt j’ai le choix entre prendre la route B ou bien ne pas prendre de route, demeurer en suspens entre A et B. En fait, je ne peux atteindre B que si je reviens à la bifurcation entre A et B. Cette bifurcation est donc première, autrement dit originaire. Voilà pourquoi Roustang parle d’un « retour à l’origine de toute relation ». Ce point vaut d’autant plus d’être soulignée que, habituellement, lorsque nous avons le courage de changer, nous nous dirigeons aussitôt vers un nouveau choix. Roustang propose donc une troisième voie, en-deçà de cette alternative (voire cette oscillation) : l’origine des choix déterminés A ou B.

Or, revenir à l’origine « postule l’arrêt de toute effectuation de la relation ». S’arrêter, c’est se retirer de l’engagement précédent. Par conséquent, la modification requiert le retrait.

3’) Étapes du processus

Autant la démonstration précise le pourquoi, autant ces étapes ménagent le comment. Roustang en déploie quatre :

  1. « Se couper de toutes les afférences sensorielles, affectives, intellectuelles » ; autrement dit, se placer en état de déprivation, s’éloigner de toute stimulation. Le moyen est ici celui de l’hypnothérapie qui place en confusion ; mais je n’entrerai pas dans le détail [6].
  2. Or, les afférences stimulent les effectuations et ouvrent à elles. Donc rompre avec les afférences, c’est suspendre les opérations des facultés. Mais, ôté l’acte, demeure la puissance. Voilà pourquoi Roustang décrit la deuxième étape : « les capacités sont tenues en suspens » ; ou, plus précisément : « les capacités de perception, de mémoire et d’apprentissage sont alors réduites à l’état de capacité en tant que capacité ».

Il ajoute une précision d’importance : « Ce suspens n’est pas à interpréter comme un vide intérieur. L’impression de vide naît d’un trop-plein ou d’une complexité tels que rien de particulier n’y est choisi ». Roustang décrit en fait dans un langage phénoménologique, ainsi ce qu’Aristote ou Thomas appellent « puissances de l’âme ». En effet, une puissance, en tant que puissance : a) n’est déterminée par « rien de particulier », autrement dit n’est pas fixée à un seul objet (en tout cas matériel) ; or, l’objet spécifie l’acte ; donc elle est vide d’acte ; b) mais, plus profondément, elle est orientée, par son appétit, son inclination interne vers un achèvement, son acte ; c) donc est riche de tous les possibles, ouverte à tous les objets matériels. Or, Roustang a) parle d’une « impression de vide » ; b) mais refuse d’interpréter cette impression (phénoménologique) comme une réalité ontologique ; c) d’un « trop-plein », plus riche que toute particularité. Il se dessine donc ici toute une anthropologie doublée d’une phénoménologie (d’un vécu) des puissances. Dans la troisième étape, Roustang parlera de capacités rendues à « la modalité du possible » : ce terme doit être entendu ici en sa signification non pas logique (modalité) qu’ontologique (potentialité).

  1. « Les capacités ainsi libérées de toute effectuation relationnelle deviennent actives pour elles-mêmes ». En effet, les effectuations ou les afférences en question ont été suspendues (quant à leur actuation autant d’ailleurs par le monde extérieur que par le monde intérieur). Elles se retrouvent donc à nouveau disponibles dans leur extension et leur ouverture : elles sont ainsi rendues à elles-mêmes. Or, les puissance de l’homme sont multiples et hiérarchisées autant que coordonnées : dans un fonctionnement plénier, achevé, au fond, « normal », elles se potentialisent, s’aident les unes les autres ; malheureusement, nos blessures, nos dysfonctionnements se traduisent (autant que sont causées) par des cloisonnements, voire des empêchements réciproques, une faculté inhibant l’autre. Par exemple, telle défense va surdévelopper l’intelligence et atrophier l’affectivité. Aussi, revenues à leur ouverture au possible, les capacités « peuvent communiquer entre elles, se réassocier de multiples façons et produire une réorganistion de tout le système de perception, de mémoire et d’apprentissage ».
  2. Cette disponibilité des capacités en suspens (2) et cette réorganisation (3) cause l’effet suivant : « Cette potentialité généralisée met la personne sous tension, lui permet de se régénérer et lui fait atteindre un degré maximum de puissance qui est pour l’heure sans détermination ». Toujours précis, Roustang décrit cette dernière étape par trois signes : a) « la personne » est « sous tension » : en effet, comme le montre finement Aristote, la puissance, loin d’être une passivité, est en réalité un appétit qui tend dynamiquement vers son acte ; et plus la puissance est purifiée, plus la personne est en « tension » ; b) elle se régénère : en effet, il y a deux sortes de repos, celui de l’acte accompli, mais aussi celui de la puissance initiale rendue à elle-même et d’où peut jaillir un acte dans la pureté de son élan ; c) pour la première fois, Roustang emploie le terme de « puissance », et à bon escient : celle-ci se caractérise d’une part dans sa différence d’avec l’actuation (« sans détermination ») en-deçà de laquelle nous demeurons et d’autre part par son déploiement maximal (« degré maximum ») : en effet, l’analyse abstraite décrit le changement comme un passage de la puissance à l’acte ; à rebours, dans le concret, nous sommes depuis toujours déterminé par des actes qui recouvrent voire font oublier les belles ouvertures originaires ; une nouvelle fois, Roustang élabore donc une anthropologie vécue de la puissance : non pas comme un point de départ, mais comme un acquis, une conquête sur les déterminations restrictives (et, dans le cas de la blessure, aliénantes). Donc, le retrait rend le psychisme, ses facultés à leur plus grande potentialité et donc à la plus haute détermination. D’où la belle définition synthétique énoncée au début de la démonstration de la règle suivante : « Le retrait » est la libération des « capacités de toute effectuation pour les reconduire à l’état de possible ».
  3. Ajoutons un dernier fruit, exprimé par Roustang dans un autre ouvrage : « Quelqu’un, ayant réussi à se mettre en état d’égale disponibilité, trouvera ou verra se manifester dans les instants qui suivent la solution ou le commencement de solution de ses problèmes [7]».
4’) Reprise dans les termes de la logique du don

En traitant de la puissance, Roustang parle aussi du don et précisément du don 2 : en effet, la potentialité constitue le cœur ou plutôt l’une de ses facettes. En effet, le cœur peut être considéré tourné vers le don 1 (originaire : le don pour soi) ou vers le don 3 (final : le don de soi) ; tourné vers le don originaire, il apparaît comme un lac, une vasque, une puissance d’accueil ; tourné vers le don de soi, il apparaît comme une source jaillissante, une puissance d’initiative. Or, la réception est proportionnelle à la potentialité. Mais double est celle-ci : matérielle et psychique (à quoi il faudrait ajouter une potentialité spirituelle et théologale). Or, Roustang traite des facultés, donc de la potentialité psychique ; plus encore, il les considère dans leur unité, quasiment à la racine. Par conséquent, le retrait rend le cœur à sa pureté réceptive, à sa disponibilité originaire et, en vertu de la proportion des moments du don, le prépare ainsi à un plus grand don de soi.

c) Règle iii (règle de l’attente)

Enfin, le retrait ne trouve pas sa fin en lui-même, mais dans l’attente de la modification.

1’) Énoncé

« Le retrait est un suspens des capacités personnelles et il est égal à l’attente de la modification ».

2’) Démonstration

On vient de le dire : « le retrait a libéré les capacités de toute effectuation pour les reconduire à l’état de possible » ; en langage aristotélicien : le retrait libère la puissance ou faculté de son actualisation et se trouve ainsi à l’état de potentialité ; au lieu d’être réduite à l’acte, elle est reconduite à la puissance. Or, la puissance est ordonnée à l’acte : « cet état de potentialité est potentialité de réalisation effective ». Le sujet en retrait « est donc déjà en puissance un mode de penser, de sentir et d’agir autrement cette relation [à soi, aux autres et à l’environnement] ».

Or, cette puissance, cette possibilité activement tournée vers… se traduit, affectivement, comme une attente. En fait, dans ses corollaires, Roustang est plus précis. Le processus de modification-actuation ici décrit n’est en rien un processus naturel, spontané chez l’être d’esprit : il requiert une détermination, c’est-à-dire une intervention de la liberté. De même que, dans la première étape, le changement requerrait une appropriation, c’est-à-dire un acte de l’intelligence et de la volonté, consentant à l’étape initiale, le donné, de même, ici, cet acte est nécessaire, mais tourné vers l’étape finale, prenant pour objet la modification, le futur en attente. Or, de même que la première étape peut être investie de manière ambivalente : soit comme un état (stagnant, mortellement figé, irréversible), soit comme un terminus a quo, un point de départ, mais à accueillir et investir, de même, la seconde étape, le retrait peut être soit « goûté pour lui-même » et répété de manière stérile, létale, soit envisagé comme une « expansion possible ». Comment choisir ? Ne sommes-nous pas en face d’une ambivalence indécidable ? Nullement, sauf si nous oublions le point de départ de ce cheminement : la personne consulte le thérapeute car elle désire moins souffrir, ce qui suppose (ce qu’elle ignore) changer : donc le retrait est en vue de « la modification de l’existence ». Mais ce point sera étudié dans la règle suivante.

Une fois précisé ce point, contre toute tentation de naturalisme, bien entendu absente du propos de Roustang, il est possible de conclure : « le retrait comme suspens est devenu […] l’attente d’une relation modifiée. CQFD. »

3’) Reprise dans les termes de la logique du don

Il a été dit plus haut que le cœur se présente comme un bipôle : tourné vers l’origine ou vers sa destination. Or, l’attente caractérise l’attitude de celui qui s’oriente vers un bien futur qui advient, l’acte qui accomplit la puissance, le don 3 qui jaillit du fond et s’égale au don 2.

Par ailleurs, pour Roustang, l’ouverture vers le terme ne s’entend que sur fond d’indifférence (règle i) et de retrait (règle ii). Or, la première correspond à l’accueil du don 1, la seconde la reconduction au fond du don 2 et l’attente à l’ouverture, pas encore déterminée au don 3. Par conséquent, Roustang honore la grande loi de la dynamique du don selon laquelle l’étant ne se porte activement vers l’autre que s’étant reçu lui-même. Mais si les trois premières règles épousent les moments du don, que reste-t-il encore à dire ?

d) Règle iv (règle de résistance)

Désormais, les trois règles suivantes concernent la réalisation de la finalité. En effet, nous traitons désormais du passage de l’attente à la modification. Or, celui-ci est à celle-là comme le désir à sa concrétisation, comme l’intention à l’exécution, comme la fin seulement visée à la fin incarnée. La règle iv montre les forces qui s’opposent à l’exécution ; la règle v décrit les étapes de son obtention ; la règle vi la nature de la fin, autrement dit son obtention. On peut donc considérer ces règles à nouveau sous le double angle de la chronologie et de l’ontologie.

1’) Énoncé

« La résistance au changement, c’est-à-dire la relation non modifiée, mesure l’intensité et l’ampleur de l’attente ».

2’) Démonstration

Or, face au changement, il y a trois attitudes : l’indifférence, l’attrait univoque, l’ambivalence que Roustang appelle la résistance. Nous avons refusé la première attitude qui confondrait la puissance avec une passivité indifférente (n’ayant rien à voir avec l’indifférence dont traite la première règle). Nous avons aussi écarté la seconde attitude pour son naturalisme et son déterminisme : la personne se porterait comme d’elle-même vers son terme ; en tout cas, elle minimiserait la liberté à un simple enregistrement, sans réelle participation au jaillissement ; elle est aussi erronée à cause de son abstraction : elle oublie que, dans le concret, des forces s’opposent au changement. Par conséquent, seule la troisième attitude respecte la réalité en sa complexe intégralité.

3’) Reprise dans les termes de la logique du don

Cette règle montre que le changement ne s’obtient qu’en s’arrachant à son contraire.

e) Règle v (règle de modification)

Cette règle est la seule qui soit descriptive ; elle est en effet dénuée de toute démonstration. Son objet est de déployer la dynamique du changement, passant de l’attente à la pleine modification.

1’) Énoncé

« L’attente se répand dans le présent à partir du futur et elle s’étend aux points cardinaux des composantes de l’existence ».

2’) Étapes du déploiement

Le détail intéresse moins notre sujet ; même si la description et les conseils sont fort précieux, ils relèvent plus de l’ordre pratique. De plus, les différentes remarques ne sont pas homogènes aux développements précédents puisqu’ils font appel à d’autres notions comme l’imagination, etc.

  1. « Se mettre en attente sans but précis ». Cette attitude, précise Roustang, a deux raisons d’être : (a) « accentuer la force puisée dans le retrait », autrement dit se placer au plus près de la puissance, du monde possible qui a été libéré et de l’énergie qu’il contient ; or, comme on l’a vu, cette puissance n’est, par définition, pas déterminée par une effectuation, un acte qui la limiterait ; (b) « donner une forme à l’espace du futur ». Roustang invite donc de nouveau à une indifférence mais symétrique de la première règle : d’abord, elle est tournée vers l’avenir ; ensuite, elle vise une prise en main effective, active, puisque la seconde raison parle d’une forme à donner ; or, la forme est acte.
  2. « Imaginer la solution de la difficulté ». Déjà, dans l’énoncé de la règle, Roustang faisait appel à « l’imagination sans la projection de laquelle aucune réalisation n’est possible ». C’est dire combien l’homme est actif dans la constitution de la nouvelle configuration de sa vie.
  3. « Supposer le problème résolu ». Roustang ne fait pas appel aux lois de la pensée positive et créative ! Il se fonde sur sa théorie de la puissance : celle-ci, loin d’être passive, est la finalité en attente d’accomplissement. Mais cette étape peut aussi s’interpréter au nom d’une juste anthropologie de l’intention : « Ce qui est premier dans l’intention est dernier dans l’exécution », dit un axiome éthique. On ne peut atteindre la finalité qu’en la visualisant et donc en la représentant comme déjà acquise.
  4. « Attendre que se fasse ce qui est à faire ». Autant les étapes 2. et 3. étaient actives, autant celle-ci invite au contraire à un juste consentement à l’égard de ce que l’on ne peut pas changer. Roustang reprend ici une règle qu’il développe par ailleurs [8].
  5. « Faire retour, autant de fois qu’il sera nécessaire, de la modification attendue à l’attente et de l’attente au retrait ». La raison en est que l’acte de changement trouvera toute son amplitude en puisant à l’ouverture de la puissance qu’a dévoilée le retrait. Il se dessine un mouvement qui ressemble à un sablier avec un resserrement central joignant le double élargissement, celui de la potentialité et celui de l’effectivité.

Cette étape confirme aussi que les différentes règles apparaissent donc comme autant de moments : en effet, elle invite à les parcourir. Pour nous, cela signifie aussi que le sujet doit vivifier son action à l’entièreté de la dynamique du don.

Mais Roustang ajoute qu’à ce mouvement de retour doit se joindre un mouvement inverse « du retrait à l’attente, puis à la modification à partir du sensible ». Par conséquent, la modification suppose d’intégrer l’aller et le retour. Ainsi donc, les trois moments du don ne sont pas à parcourir et intégrer dans une seule direction ; cette dynamique n’est pas fléchée.

  1. « Le mouvement d’aller et retour est le changement accompli ». En effet, « la réalité intérieure et [la réalité] extérieure ne sont jamais stables », figées une fois pour toutes. Or, la modification est l’acceptation de cette réalité et non pas sa fuite dans le refus du changement. Or, ce « mouvement d’aller et retour » permet d’intégrer les changements. Par conséquent, l’étape 5. constitue véritablement le terme, le but de la thérapie : la fin de la plainte. En termes concrets : le changement, l’acceptation et l’adaptation de/à soi, l’autre et l’environnement.

En décrivant ici la dernière étape, Roustang anticipe ce qu’il va dire dans la dernière règle.

3’) Reprise dans les termes de la logique du don

Elle fut faite chemin faisant aux différentes étapes.

f) Règle vi (règle de singularité)

Cette dernière règle détermine enfin la nature même du terme, ce en quoi consiste le changement dans son terminus ad quem.

1’) Énoncé

« Le changement est la transformation de l’identité en singularité, c’est-à-dire de ce que l’on ne veut pas changer en ce que l’on ne peut pas changer ».

2’) Démonstration

Celle-ci apparaît d’abord comme une tentative de définition. Certains pourraient discuter le sens donné par François Roustang aux deux termes qu’il oppose : « identité » et « singularité ». Il eût été en effet possible de choisir d’autres termes que ceux pour lesquels notre auteur a opté. Mais la question de vocabulaire importe peu. Passons du signifiant au signifié pour lever un débat stérile. En fait, si Roustang décrit clairement l’identité, il ne donne pas de description-définition claire de la singularité qui apparaît plutôt par touches et par contraste. ce que l’immuable à ce qui advient à soi

Ne limitons pas l’identité à sa note la plus évidente, abondamment soulignée par la règle v, la rigidité, et donc ne l’opposons pas purement et simplement à une singularité qui relèverait de la pure fluidité. Ce serait perdre bien des finesses du texte ; ce serait aussi oublier l’indication donnée dans la règle elle-même : la singularité ne congédie nullement « ce que l’on ne peut pas changer » mais au contraire l’accueille à côté de ce que l’on « veut changer ».

L’identité se caractérise par cinq notes : 1. les éléments fixes de la personne : « origine, son pays, son histoire, ses symptômes » ; 2. l’évidence : Roustang dit de ces éléments qui ce sont « les items dont peut se targuer un individu » ; 3. la maîtrise : ces items « sont le lieu de sa maîtrise » ; 4. la fermeture à l’autre : ces items sont aussi le lieu d’une suffisance ; or, qui dit suffisance dit fermeture à l’autre : elle découle de l’évidence sur soi et de la volonté de maîtrise de soi ; l’autre ne saurait détenir un savoir sur nous que nous ne maîtriserions pas ; 5. la conséquence capitale qu’est la rigidité : l’homme de l’identité vit un « rapport non modifié à soi, aux autres et à l’environnement ».

En regard, la singularité se notifie notamment par une non maîtrise : en effet, dans la nouvelle configuration du monde », se trouve des éléments « qu’il ne peut pas changer ».

Mais ces définitions contrastées sont vitalement articulées, de sorte qu’elles deviennent les éléments d’une démonstration qui, comme le syllogisme hégélien, épouse le mouvement non pas du seul esprit mais de la personne en son entier : au point de départ, la personne vit dans son identité, telle que définit ci-dessus ; or, nous avons aussi vu que le changement suppose ;

3’) Reprise dans les termes de la logique du don

Se trouve confirmée que la perte est constitutive du don. Il s’agit ici d’une perte affectant le don 1. Roustang dit en effet explicitement : « La perte, pour le patient, de son identité, qu’il ne veut pas changer, est nécessaire ».

4) Une relecture métaphysique

a) Une nouvelle vision de la puissance

Le thérapeute français offre aussi une vision renouvelée de la notion métaphysique (aristotélicienne) de puissance (dunamis), ce que j’appelle ailleurs « ressource » [9]. On l’a vu, Roustang n’hésite pas à parler de « puissance » ; il utilise aussi des termes du même champ lexical comme « possible », « capacité » ; il fait appel à différents mots pour désigner son contraire qu’est l’acte : « détermination », « effectuation », « expansion » ; il emploie enfin des termes voisins mais légèrement différents qui l’enrichissent : « retrait », « concentration ». En réalité, ces derniers termes sont plutôt du registre platonicien : car ils relèvent plus de l’acte enfoui, latent que de la potentialité proprement dite ; mais la réinterprétation qu’en donne Roustang permet d’ôter toute ambiguïté et surtout tout freudisme de l’actuation.

Une phrase de Proust résume toute l’intuition (en creux) de Roustang : « C’est d’ordinaire avec notre être réduit au minimum que nous vivons ; la plupart de nos facultés restent endormies, parce qu’elles se reposent sur l’habitude qui sait ce qu’il y a à faire et n’a pas besoin d’elles [10] ». Les mots sont précis et contiennent toute une philosophie :

  1. Diagnostic ou symptôme : « réduit au minimum ».
  2. Pronostic ou conséquence (grave) : « nos facultés restent endormies ».
  3. Première cause : « l’habitude ».
  4. Seconde cause : l’absence de « besoin ».

L’importance donnée au retour à la puissance primordiale explique le choix fait par Roustang de privilégier l’outil hypnotique. En effet, celui-ci a pour but de mettre le patient dans un état de confusion ; mais cet état n’est que le revers de la « malléabilité » ; or, la malléabilité se fonde sur un retour à la disponibilité intérieure. Un être n’est suggestible que parce qu’il est disponible. La puissance (active) du thérapeute ne fait que manifester la puissance (réceptive) du patient.

b) Une confirmation enrichissante de la dynamique du don

François Roustang confirme la dynamique du don et l’enrichit.

Nous l’avons vu chemin faisant, notre auteur confirme le ternaire du don. Il invite notamment à un retour à l’origine. Encore faut-il préciser. L’origine peut s’entendre en deux sens : au sens freudien d’archéologie qui est celui d’un archaïsme déterminé ; ou celui aristotélicien de potentialité vierge de prédétermination. Or, comme l’avaient finement noté les Pères de Tonquédec et Labourdette, Freud ignore la potentialité. En réintégrant le concept aristotélicien de puissance, Roustang fait œuvre non seulement salutaire mais libérante et enrichissante.

Ce que modestement Roustang appelle règle est en fait une loi qui révèle une logique humaine profonde qui enrichissent une anthropo-logique du don ?

c) Évaluation critique à la lumière du don

Que propose l’enfant terrible de la psychanalyse ? En négatif, cesser de gémir, de se pleurer et, au plan cognitif, de se raconter. Au fond, il critique la tendance occidentale nombrilique. Avec Foucault, il rejette la quasi-compulsion occidentale à se dire et, contre la psychanalyse, à répéter son enfance. En effet, la volonté impérieuse d’exprimer de manière adéquate son chagrin ou son enfance n’est pas seulement difficile, elle ne sert à rien : elle entretient le ressassement incessant et fait entrer dans le mauvais infini de la confidence qui enferme au lieu d’ouvrir. Même la recherche du pourquoi n’est que de la répétition stérile et fait naître une multiplication de récits. En positif, il propose non pas rien, mais les retrouvailles avec le réel, c’est-à-dire le retour à l’immédiat de la présence.

Cernons nos observations critiques en fonction des moments du don.

1’) Le manque de finalité

Roustang écrit : « Se couper de toutes les afférences sensorielles, affectives, intellectuelles ». En effet, son intention est de placer le patient en jeûne opératif, du moins quant aux fonctions sensitives et intellectives. Or, une énumération complète comporterait une quatrième puissance : volitive ; et l’auteur, avec la rigueur et la précision qui le caractérisent nous a habitués aux listes exhaustives (quitte à ce qu’elles soient répétitives ; que l’on songe à la formule : « relation à soi, aux autres et à l’environnement »). C’est donc que Roustang ne la considère pas comme une afférence. Or, qui dit afférence dit réceptivité. Il sacrifie donc non pas tant à l’oubli freudien de la volonté qu’à la vision moderne d’une volonté réduite à la liberté, c’est-à-dire à l’activité hors toute passivité-réceptivité. Or, la volonté n’est réceptive qu’en tant qu’elle tend vers une fin, qu’elle est naturellement inclinée vers son but. Donc, la perspective de Roustang pèche par déficit téléologique ou par trop grande indétermination du télos.

Certes, la survalorisation de la puissance se comprend face au risque de finalités trop déterminées et trop réductrices. Mais comment, enfin, ne pas souligner une tonalité légèrement stoïcienne dans la règle vi qui se fonde sur le discernement entre le vouloir et le pouvoir et fait de cette différence le sommet du changement ? Or, le stoïcisme pèche par déterminisme.

2’) Le manque de débordement vers une origine transcendante

De même que notre auteur pèche par carence en terme, de même et symétriquement péche-t-il par carence en principe. Nous ne parlons pas d’une origine divine ni même métaphysique, mais simplement de la relation à l’origine hors sujet du sujet que sont les parents.

3’) Le manque d’incarnation

Certes, Roustang parle du corps. Mais il ne traite qu’une fois des afférences sensorielles. Cela tient-il au fait qu’il traite des facultés mais pas, plus radicalement, du corps et du principe qui l’anime ? Il ne peut donc pas voir la potentialité plus radicale qui fonde toutes nos facultés.

Pascal Ide

[1] François Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose ?, Paris, Minuit, 1994, repris en 2003, p. 170.

[2] François Roustang, La fin de la plainte, coll. « Poches » n° 62, Paris, Odile Jacob, 2001.

[3] Ibid., p. 241-247.

[4] Cf. Pascal Ide, Des ressources pour guérir. Comprendre et évaluer quelques nouvelles thérapies : hypnose éricksonienne, EMDR, Cohérence cardiaque, EFT, Tipi, CNV, Kaizen, Paris, DDB, 2012, p. 77-83.

[5] Cf. Ibid., chap. 8.

[6] Cf. François Roustang, La fin de la plainte, chap. v : « Exercice de la gratuité ».

[7] François Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose ?, p. 178.

[8] Cf. François Roustang, Savoir attendre pour que la vie change, Paris, Odile Jacob, 2006.

[9] Cf. Pascal Ide, Des ressources pour guérir.

[10] Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, 1992, p. 216. Souligné par moi. Cité dans l’Avant-propos, p. 13.

28.11.2019
 

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