L’amour comme métaphore chez Lacan

Jacques Lacan a proposé une interprétation célèbre du Banquet de Platon [1] dans son séminaire sur le transfert [2]. Nous considérons le texte de Platon connu (pour une première approche, cf. sur le site : « Entre attrait et don. L’amour dans le Banquet de Platon »). Résumons-la très brièvement avant de l’évaluer et, à cette occasion, évaluer la conception freudolacanienne de l’amour.

 

Avec finesse, le psychanalyste français observe les déplacements entre les personnages. Entre autres, il note que, si Alcibiade aviné et désinhibé entre à l’improviste dans la maison d’Agaton pour séduire Socrate (plus vieux que lui, Alcibiade), il renverse le cadre de la paiderastia qui veut que l’érastès soit plus âgé que l’érôménos. Mais il y a plus. Résistant aux avances du général athénien, Socrate atteste qu’il désire autre que cet aimé et d’ailleurs que tout autre aimé, il gagne en agalma, c’est-à-dire en « prestige » ou en « gloire ». Or, ce fameux agalma rend le philosophe éminemment aimable. Dès lors se produit un nouveau renversement ou plutôt une confirmation du premier : celui qui devrait jouer le rôle d’aimant de par son âge et sa valeur, devient l’aimé par excellence. Ainsi, « plus il [le sujet en général, Socrate en particulier] il désire, plus il devient lui-même désirable [3] ».

Nous pourrions constater avec Lacan les mêmes déplacements dans les différents discours ou entre les divers protagonistes, présents ou absents (comme Diotime). Cet exemple suffit pour accéder à la logique psychanalyste qui conduit notre auteur à faire de Socrate un psychanalyste avant la lettre. Sans surprise, son raisonnement se fonde sur le transfert dont on sait combien il en fait l’un des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [4] et la modalité première de toute relation humaine, en particulier psychanalytique : « Au commencement de la psychanalyse est le transfert [5] ».

Systématisons son propos en un polysyllogisme. Le Banquet nous donne d’entendre (et de voir, d’ailleurs) pas moins de sept discours successifs. Or, tout passage d’un discours à un autre est une opération du discours analytique [6]. Plus précisément, dès qu’il y a déplacement entre les discours, il y a transfert. Or, le transfert équivaut à l’amour. Donc, le Banquet ne parle que d’amour. Plus brièvement : « L’amour est un signe de changement de discours [7] ». Le changement de discours est un passage de l’aimant à l’aimé, et la métaphore de l’amour en est l’opérateur.

Illustrons ce propos général et abstrait. L’amour est relation de l’aimant et de l’aimé. Et il se révèle lorsque l’on passe du statut de désiré (ou aimé) à celui de désirant (ou aimant). Au point de départ, la mère est animée par un manque (symbolisé par le phallus). Or, en advenant, l’enfant, par déplacement métaphorique, vient combler (imaginativement, donc illusoirement) ce manque. Donc, à l’origine, l’enfant est celui qui est aimé par sa mère, l’objet qui manque à l’autre (sa mère). Or, quand il entreprend une psychanalyse, l’enfant devenu adulte se trouve confronté au manque qu’il a cru remplir chez l’Autre. Mais, en prenant conscience du manque chez l’autre, il reconnaît aussi son propre manque-à-être. Comme, dans l’optique lacanienne, l’amour est manque, le sujet passe alors de désiré à désirant. C’est donc en se déplaçant d’un discours (celui de l’enfant justifiant la posture œdipienne visant à combler sa mère) à l’autre (celui du parlêtre qui abandonne cette posture dominante et hystérique) qu’il accède à l’amour. La métaphore étant une figure fondée sur la similitude, Lacan peut ainsi parler d’une métaphore de l’amour.

 

Nous évaluons ailleurs d’autres attendus de la doctrine freudolacanienne, comme son profond pessimisme (cf. sur le site : « La déconstruction de l’homme chez Lacan ») ou l’équivalence entre amour (désir) et manque, donc sa conception de la différence entre désir et besoin (cf., toujours sur le site, les articles sur le désir). Ici, nous nous centrerons sur un angle mort de la doctrine freudolacanienne de l’amour. Pour celle-ci, l’amour ne surgit que lors du déplacement. Assurément, bien des discours d’amour s’illusionnent, qui ne sont que des transferts : celui que je crois aimer n’est pas seulement le parent absent, mais celui qui comble le manque originaire à jamais impossible à satisfaire où je m’abîme. Mais, ce faisant, Lacan ignore que quelqu’un a bien pris un jour l’initiative et couru le beau risque d’aimer et de m’aimer sans être assuré du retour. Or, s’il l’ignore, c’est parce que cet acte est hors discours. L’origine échappe à l’inconscient si on le réduit à être structuré comme un langage.

En effet, cet amour inaugural sans lequel nulle chaîne de signifiants n’existerait est, de fait, sans raison, donc sans discours, parce que son désintéressement inouï est sans raison autre qu’aimer. Donc, Lacan a raison de ne pas l’introduire dans le discours. Mais il a tort de l’exclure de la vie. Ce qui est hors logos peut être non pas infra-, mais supra-rationnel et relever d’une logique différente qui est celle de l’amour. Le psychanalyste a aussi tort (prévenons une objection) de déconstruire le don de cet amour en dette originaire insolvable, car le dû lui-même n’existerait pas s’il n’avait été précédé par un don s’exceptant du principe de raison suffisante. Ce qui est inouï, donc inentendu, est ce qu’il y a de plus attendu. Peut-être, « l’analyste doit[-il] attendre le transfert pour commencer à donner l’interprétation [8] », mais, heureusement, l’analysant n’a pas attendu son analyste pour être aimé et donc exister.

Disons davantage. D’un côté, en hypostasiant le discours, le signe ou plutôt le signifiant, les déplacements, les transferts d’amour qui sont d’abord des chaînes métaphorico-métonymiques de signifiants, de l’autre, en résorbant les identités dans les jeux de miroir des interprétations, donc en impossibilisant l’intersubjectivité, Lacan cède à un néo-joachimisme. Comment s’en étonner ? Pour le dire trop vite, Lacan naît du croisement entre Freud et Saussure, entre cette discipline inédite qu’est la psychanalyse et la grille de lecture encore plus nouvelle qu’est la linguistique structuraliste. Or, le structuralisme dissout les acteurs (leurs intentions, etc.) dans la structure. En survalorisant la relation et en dévalorisant les corrélatifs que sont les personnes, la psychanalyse lacanienne a donc réduit toute la richesse de l’alliance thérapeutique en particulier et la communion interpersonnelle en général au seul esse-inter lui-même reconduit au formalisme vide des concaténations de signes sans référent. Or, nous verrons dans la dernière partie que cet in-between, qui mérite une attention particulière, ne peut être compris dans son identité que si elle n’est pas absolutisée ni substantiliasée. L’on ne peut composer que ce qui a déjà été posé. L’on ne peut relier que des corrélats. L’on ne peut connecter que ce qui possède déjà une consistance nodale.

Pascal Ide

[1] Pour le texte de Platon, cf. la dernière trad., annotée et mise à jour, avec une abondante bibliographie d’Arnaud Sorosina, est la suivante : Platon, Le banquet, trad. Luc Brisson, coll. « GF » n° 1598, Paris, Flammarion, 2018.

[2] Nous nous aidons du commentaire rigoureux et clarifiant, tant de Lacan que de Platon, fait par le psychanalyste Juan Pablo Lucchelli, Métaphores de l’amour. Étude lacanienne sur le Banquet de Platon, coll. « Clinique psychanalytique et psychopathologie », Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012. Cf. aussi, Id., « La lecture lacanienne du Banquet de Platon », Cliniques méditerranéennes, 84 (2011) n° 2, p. 215-227.

[3] « Pour tout dire, plus le sujet porte loin sa visée, plus il est en droit de s’aimer, si l’on peut dire, dans son moi idéal. Plus il désire, plus il devient lui-même désirable » (Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre VIII. Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 158).

[4] Cf. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973.

[5] La Proposition sur le psychanalyste de l’École commence par ces phrases fameuses : « Au commencement de la psychanalyse est le transfert. Il l’est par la grâce de celui que nous appellerons à l’orée de ce propos : le psychanalysant » (Jacques Lacan, Télévision. Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 247).

[6] Sur la relation entre déplacement d’un discours à un autre et discours analytique, cf. Le transfert, p. 20-21.

[7] Le transfert, p. 20. Lacan déploie ainsi cette phrase elliptique : « À appliquer ces catégories qui ne sont elles-mêmes structurées que de l’existence du discours psychanalytique, il faut dresser l’oreille à la mise à l’épreuve de cette vérité qu’il y a émergence du discours analytique à chaque franchissement d’un discours à un autre : je ne dis pas autre chose en disant que l’amour, c’est le signe qu’on change de discours » (Le transfert, p. 21).

[8] Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, p. 146. Lacan affirme d’ailleurs juste avant que ce point « peut être trouvé dans le texte de Freud ». De fait, se posant la « question essentielle, celle du moment où nous devons commencer à interpréter les dires du patient », autrement dit : « Quand est-il temps de lui dévoiler le sens caché de ses idées ? », Freud répond : « Voici notre réponse : pas avant qu’un transfert sûr, un rapport favorable, aient été établis chez le patient. Le premier but de l’analyse est d’attacher l’analysé à son traitement à la personne du praticien » (Sigmund Freud, « Le début du traitement », De la technique psychanalytique, trad. Anne Berman, coll. « Bibliothèque de psychanalyse et de psychologie clinique », Paris, p.u.f., 1953, p. 99).

10.8.2023
 

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