La théologie de l’amour dans quelques écrits d’Olivier Messiaen 2/3

(Colloque « Messiaen, la force d’un message », Académie royale de Belgique, Bruxelles, 4-5 mai 2012)

3) Une célébration de l’amour

Cette théologie de l’amour telle qu’elle se formule dans l’écrit se retrouve dans la présentation de presque toutes les œuvres d’Olivier Messiaen. Je ne pourrais m’attarder qu’à quelques-unes d’entre elles, choisies parce qu’elles présentent des facettes diverses du mystère de l’amour. Il se trouve que l’ordre chronologique sert plus qu’il ne dessert cette présentation systématique.

a) Les offrandes oubliées (1930)

En exergue de la partition de la méditation symphonique Les offrandes oubliées [1], composée à 22 ans, Olivier Messiaen a souhaité en expliciter le sens profond. Il en résulte une admirable poésie. Voici quelques extraits de ce texte qu’il a lui-même rédigé :

« Les bras étendus, triste jusqu’à la mort,

sur l’arbre de la Croix vous répandez votre sang.

Vous nous aimez, doux Jésus, nous l’avions oublié. […]

Voici la table pure, la source de charité,

Le banquet du pauvre, voici la Pitié adorable offrant

Le pain de la Vie et de l’Amour

Vous nous aimez, doux Jésus, nous l’avions oublié ».

Dans cette présentation qui est plus qu’une présentation – comme dans cette première œuvre orchestrale – l’amour-agapè est central. Surtout, il présente déjà les traits caractéristiques qui se retrouveront de manière constante dans toute l’œuvre – et, osons-le dire, la théologie – de Messiaen. Relevons-en trois.

  1. L’agapè est d’abord contemplé en sa « source », c’est-à-dire en Dieu : l’amour, pour l’organiste de la Trinité, c’est d’abord celui que Dieu nous porte et non celui que l’homme lui porte, à lui et à ses frères. Cet amour humain, pour important qu’il soit, n’est qu’une réponse.
  2. Ensuite, la charité divine, « l’amour dans la Source » qu’est « la charité du Père [2] », se contemple non en lui-même qui est mystérieux et inconnaissable (cf. Jn 1,18), mais dans ce que l’on appelle l’économie, c’est-à-dire dans sa manifestation historique, notamment en Jésus qui révèle le Père (cf. Jn 14,9) : « Vous nous aimez, doux Jésus ». Il se contemple plus précisément, dans son Mystère Pascal poétiquement appelé à partir de l’image patristique de « l’arbre de la Croix ». Plus précisément encore, dans l’effusion de sang (« vous répandez votre sang »), qui se manifeste singulièrement dans l’ouverture de son Cœur – même si celui-ci n’est pas explicitement nommé.
  3. Enfin, Messiaen contemple cet amour donné une fois pour toutes sur la Croix, non comme un événement passé et dépassé, mais en son actualisation sacramentelle dans l’Eucharistie, « le pain de la Vie et de l’Amour » : c’est d’ailleurs à l’Eucharistie et non au Père qu’est attribuée l’expression « source de charité ».

J’ajouterai que cette poésie baigne dans un climat dramatique, du côté de Dieu qui donne puisqu’il est contemplé dans la Croix ; du côté de l’homme qui reçoit ou plutôt qui oublie de recevoir : « Vous nous aimez, doux Jésus, nous l’avions oublié », répété deux fois – ingratitude qui pourrait confirmer la référence au Cœur du Christ [3]. Cette vision douloureuse – qui est tempérée par la suavité (« doux Jésus ») et la miséricorde (« Pitié adorable ») – ne sera jamais absente des œuvres ultérieures qui, toutefois, célébreront davantage les mystères joyeux et glorieux.

Quoi qu’il en soit, dès le seuil de son œuvre gigantesque, Olivier Messiaen dresse l’ombre infiniment plus immense de la Croix, où, à la suite de saint Jean, l’Apôtre bien-aimé, il lit l’amour « jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1).

b) Quatuor pour la fin du Temps (1940-1941)

Après cette ouverture, considérons le commentaire du Quatuor pour la fin du Temps. Le texte le plus riche du point de vue qui est le nôtre, la double louange au Christ [4], propose une relecture de l’éternité divine à partir de l’amour. La première louange se trouve dans le cinquième mouvement. Voici comment Messiaen la présente : « ‘Louange à l’éternité de Jésus’. Jésus est ici considéré en tant que Verbe. Une grande phrase, infiniment lente, du violoncelle, magnifie avec amour et révérence l’éternité de ce Verbe puissant et doux, ‘dont les années ne s’épuiseront point’. Majestueusement, la mélodie s’étale, en une sorte de lointain tendre et souverain. ‘Au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu’ ». La seconde louange achève le morceau dont elle constitue le huitième mouvement. Là encore lisons le commentaire du Maître : « Louange à l’Immortalité de Jésus’. […] Pourquoi cette deuxième louange ? Elle s’adresse plus spécialement au second aspect de Jésus, à Jésus-Homme, au Verbe fait chair, ressuscité immortel pour nous communiquer sa vie. Elle est tout amour. Sa lente montée vers l’extrême aigu, c’est l’ascension de l’homme vers son Dieu, de l’enfant de Dieu vers son Père, de la créature divinisée vers le Paradis ».

De prime abord, le terme « amour » qui apparaît dans les deux descriptions porte sur l’amour humain vis-à-vis du Verbe considéré dans sa double nature, d’abord divine, puis humaine. En réalité, dans sa densité, le texte dit autre chose. Le premier commentaire parle assurément de cet « amour » ascendant, joint à la « révérence », qui est une attitude morale et non pas immédiatement théologale, face à l’immensité divine. On notera d’ailleurs que ce Verbe éternel – objet de ces dispositions vertueuses – est qualifié de « puissant et doux ». Ne peut-on imaginer qu’Olivier Messiaen, qui prend un soin si attentif, scrupuleux, à rédiger ses textes, a mis en résonance les deux couples, humain (subjectif) et divin (qui, pour l’homme, se présente face à lui, donc comme un ob-jectum, sans cesser d’être sujet) : la puissance du Verbe suscite la révérence et sa douceur l’amour ? Mais en quoi consiste cette douceur ? En quoi l’éternité est-elle pleine de mansuétude ? De fait, jamais saint Thomas ne fait rimer la suavitas et l’æternitas [5].

Tournons-nous maintenant vers le second commentaire, celui du huitième mouvement. Certes, la louange est dite « tout amour ». Mais prenons garde que, ici encore, l’attitude humaine est seconde, c’est-à-dire relève de la réponse. Plus précisément que dans le cinquième mouvement, la louange apparaît comme la réponse du Christ incarné et ressuscité « pour nous communiquer sa vie ». Or, cette communication divine, qui est une autocommunication, s’identifie au don d’amour même de Dieu : Dieu est amour, parce qu’il est pur don de soi (cf. Jn 15,13 ; etc.). Dès lors, l’Antwort (réponse) humaine est le reflet même du Wort (parole) divin, le Verbe. L’éternité perd non seulement sa distance terrifiante, écrasante, son essence négative (ce qui n’est pas le temps, la succession), et au fond abstraite (forme vide et figée), mais aussi sa seule relation avec la « vie » dans la définition positive héritée de Boèce [6], pour être entièrement relue, contemplée et adorée à partir de l’amour : l’éternité caractérise concrètement une vie qui ne se garde pas elle-même, mais se donne dans un jaillissement inépuisable. L’amour est éternel car il n’a jamais fini de se donner à l’autre, de s’approcher de l’autre et de le combler. Dès lors, l’attribut de « douceur » prend tout son sens. Il renvoie à l’affirmation de la Bible selon laquelle elle caractérise le gouvernement divin qui guide toutes choses « suaviter et fortiter », « avec douceur et force » [7]. Surtout, cette mansuétude devient l’expression privilégiée de l’amour : caractéristique de la deuxième béatitude – « Bienheureux les doux, ils posséderont la terre » (Mt 5,4) –, elle dit un amour à la fois actif et infiniment respectueux qui englobe le temps dans l’éternité [8]. Suaviter et fortiter, Messiaen a donc opéré un discret mais efficace déplacement de l’herméneutique de l’éternité depuis une métaphysique de l’être vers une métaphysique de l’être comme amour – ou plutôt un enrichissement de celle-ci par celle-là.

c) Trois petites liturgies de la présence divine (1943-1944)

Après dix ans de silence en matière d’œuvres orchestrales, Olivier Messiaen compose en novembre 1943 Trois petites liturgies de la Présence Divine [9] qu’il achèvera quatre mois plus tard et qui sera créé à Paris le 21 avril 1945. Ainsi que le titre l’indique, le thème général est la présence de Dieu. La première Petite liturgie traite de sa présence « en nous », la deuxième de sa présence « en lui-même » et la troisième de sa présence « en toutes choses ». Centrons-nous sur la seule troisième pièce qui est la plus développée. Un interprète autorisé comme Harry Halbreich n’hésite pas à dire que c’est « une des pages clés de toute l’œuvre de Messiaen. Et tout d’abord par l’importance de son texte, véritable synthèse de la pensée théologique du compositeur [10] ». Or, cette Petite liturgie est notamment riche d’une théologie de l’amour – que je ne pourrai qu’évoquer, sans même en dessiner le mouvement, tant est riche la vision qui s’en dégage.

Commençons par un constat général. La troisième partie s’intitule : « Psalmodie de l’Ubiquité par amour ». Si la doctrine de l’omniprésence de Dieu dans sa création est assurément biblique (Jr 23,24), elle fut formalisée par le Docteur angélique [11]. Or, la question de la Somme de théologie qu’il consacre à ce sujet ne fait appel à l’amour que pour la présence de grâce en l’homme [12], qui est le thème de la première pièce (« Dieu présent en nous »), non pour ce que l’on appelle, en langage technique, la présence d’immensité commune à tout ce qui est, qui est le thème du troisième morceau (« Dieu présent en toutes choses »). D’emblée, une nouvelle fois, nous observons le déplacement-enrichissement que Messiaen fait subrepticement opérer à la théologie si révérée du maître dominicain : il déchiffre toute réalité à partir de l’amour, qui lui-même brille au cœur de l’être.

Comment, ensuite, ne pas observer que l’amour est omniprésent dans ce poème qui tisse tant de paroles du Cantique des Cantiques, le chant d’amour par excellence : « Posez-vous comme un sceau sur mon cœur ! » (I, III) ; « Il est plus fort que la mort, votre Amour ! » (IV), compris eschatologiquement à partir de la Résurrection car il est précédé de : « Vers la résurrection du dernier jour » (il est ici question non pas de la résurrection du Christ, mais de celle de l’être aimé, tant la blessure à jamais inguérissable est la mort de l’aimé).

Montrons enfin cette réinterprétation dans la perspective de l’amour à partir de quelques passages extraits de ce texte inépuisable et souvent énigmatique qui appellerait un commentaire approfondi malheureusement encore inexistant [13]. Assurément, il nous faut nous garder d’une glose trop rationnelle d’un texte poétique qui, par nature, ne relève pas du discours conceptuel – d’autant que le Maître lui-même nous avertit dans le livret d’accompagnement : « Les Petites liturgies ne demandent pas tant de commentaires. Que fait une rosace de cathédrale ? Elle enseigne par l’image, par le symbole, par tous les personnages qui la peuplent – mais surtout elle frappe l’œil par des milliers de taches de couleurs qui, finalement, se résument en une seule couleur très simple, à tel point que celui qui la contemple dit seulement : ‘cette rosace est bleue’ ou ‘cette rosace est violette’ ». Toutefois, un saint Jean de la Croix lui-même n’a pas dédaigné commenter longuement, rigoureusement – allant jusqu’à mettre en forme syllogistique ses argumentations –, ses poésies mystiques qui comptent parmi les chefs d’œuvre de la langue espagnole. Surtout, il n’est pas inutile d’écarter le risque d’une mésinterprétation qui lit une image, voire une juxtaposition surréaliste [14], là où se trouve celé et scellé un enseignement théologique de première grandeur. Nos observations ne chercheront donc pas à dissiper le mystère, mais à y introduire. Je m’arrêterai à quelques expressions porteuses d’un contenu inédit, voire audacieux, dont, chaque fois, la clé me semble être l’amour.

  1. « Présent, vous êtes présent ! » (II). Dans ce qui est beaucoup plus qu’un heureux jeu de mots, se concentre le thème : l’ubiquité par amour.
  2. « Donnant l’être à chaque lieu » (I). Dieu n’est pas seulement celui qui est présent ; il rend présent, dynamiquement. Si Dieu est immense, c’est-à-dire présent à chaque lieu, cela ne tient pas seulement à ce qu’il est coextensif à l’être, mais à ce qu’il leur « donne l’être » [15]. Or, le don est l’acte de l’amour. Encore faut-il bien comprendre que Dieu donne l’être, car il donne d’être. Le « franciscain » Messiaen, ainsi que nous le redirons, voit toutes les créatures surgissant continuellement des mains du Créateur. Certes, le temps passé (« vous avez créés ») renvoie à un commencement passé, mais la multiplication des présents – jusqu’au « Présent, vous êtes présent ! » – atteste qu’il n’est pas dépassé et qu’il est origine. Messiaen a aussi appris de saint Thomas que la création de l’être se prolonge dans une conservation dans l’être qui requiert l’incessant et puissant soutien divin [16].
  3. Ni retrait selon le modèle kabbalistique du tsimtsoum [17], ni, à l’inverse, « création continuée » à la Descartes, ce gouvernement persévérant s’exerce dans la « douceur » (« Satellites de votre douceur » : I) – autre parole thomasienne [18] –, qui est encore une manifestation d’amour.
  4. « De la profondeur une ride surgit » (II), affirme un passage mystérieux de la deuxième strophe. L’admirateur inconditionnel de Debussy [19] ne parlerait-il pas de cette eau qui fascinait l’auteur de La mer, Reflets dans l’eau, Sirènes, Ondine, La cathédrale engloutie, Jardins sous la pluie ou des Chansons de Bilitis ? Mais, alors que les ondes rident seulement la surface de l’eau, alors que leur propagation surgit d’un ébranlement superficiel, Messiaen imaginerait-il une ondulation qui remonterait de ses profondeurs ? Comment comprendre une réalité qui heurte l’observation la plus courante ? « Il semble que l’élément liquide – explique Olivier Messiaen à propos de l’affinité singulière de Debussy pour l’eau – a toujours eu ses préférences : plus que tout autre il est mobile, exquis, perfide, illusoire – plus que tout autre il est rythme et suggestion de rythmes [20] ». Quelle est la rythmique venue des profondeurs, sinon celle du cœur, symbole de l’amour ? De fait, Adrienne von Speyr, la mystique allemande ayant inspiré l’œuvre de Balthasar, a tenté de montrer que l’amour est chant, rythme [21]. Dès lors, la phrase signifierait-elle que cette divine présence d’amour à toute la création, loin de s’imposer du dehors, l’habiterait au plus profond ? Messiaen étendrait l’intuition augustinienne selon laquelle le plus ultime (« superior summo meo ») est aussi le plus intime (« intimior intimo meo [22] ») à tout le cosmos et la corrélerait à la caritas. N’est-ce pas ce que suggère une autre parole sibylline du poème : « Mettez votre caresse tout autour » (IV) ? En effet, l’onde ne naît-elle pas d’un simple effleurement, d’une caresse, geste d’amour par excellence ? Mais, alors que la profondeur dit l’origine, le « tout autour » dit le terme enveloppement, donc l’achèvement [23].
  5. Cette présence divine est une présence d’amour pour une raison encore plus décisive. Celle-ci est suggérée dès le premier vers de la première strophe : « Tout entier, en tous lieux, tout entier en chaque lieu » (I). La formule audacieuse paraît défier non plus l’observation, mais l’interprétation traditionnelle : la phrase dit plus que la seule présence – « Dieu présent en toutes choses » (titre) et « en tous lieux » (I) –, elle exprime une présence totale, en personne – Dieu « tout entier en chaque lieu » (I) –, ce qui ne vaut ni pour la créature, ni même pour l’homme habité par la grâce. La phrase ne révèle son sens qu’à la quatrième strophe : « Vous vous cachez sous votre Hostie », « dans la Fleur Eucharistie » (IV). Cette présence ‘holographique’ est en quelque sorte eucharistique. Messiaen se ferait-il le disciple de Teilhard de Chardin qui voyait dans le monde comme les espèces d’une messe cosmique dont le Christ serait la présence réelle – au moins de manière eschatologique (la suite chante « la résurrection du dernier jour » : IV) ? Certes, le contexte semble surtout parler d’une présence de grâce dans le « cœur pur ». Pourtant, en demandant « Imprimez votre nom dans mon sang » (II), Messiaen n’envisage-t-il pas comme une conformation au Christ scellée jusque dans la chair – « caro, cardo salutis[24] » –, et dont l’amour sera autant la cause que l’effet – « Donnez-moi le rouge […] de votre amour » (V) ?
  6. Enfin, chacune des sept strophes s’achève par une prière, qui est comme un soupir d’amour. Or, cette redamatio [25] atteste en retour le don surabondant et gratuit de la présence aimante de Dieu – cet amour que chante la mélodie de la troisième des Petites liturgies où, dans la partie centrale, note un ouvrage peu porté aux commentaires extramusicaux, Messiaen « atteint l’un des plus beaux sommets de douceur et d’intériorité de son œuvre [26] ».

Des Petites liturgies, Messiaen disait que « cette œuvre est d’abord un très grand acte de foi [27] ». Ajoutons désormais qu’elle aussi un acte d’amour célébrant l’amour.

d) Méditations sur le mystère de la Sainte Trinité (1969)

Nous venons de parler du décryptage que Messiaen propose de deux attributs divins, l’éternité et l’ubiquité à partir de l’amour. De manière plus générale, le musicien-théologien est demeuré très attaché aux questions que saint Thomas consacre à l’essence divine, au « comment est Dieu, ou plutôt comment il n’est pas [28] ». Il a mis en musique presque toutes les propriétés négatives de Dieu – la simplicité [29], la perfection, l’infinité, l’immutabilité [30], l’ubiquité, l’éternité – à la lumière de l’amour.

Nous trouvons un bouquet de ces propriétés ainsi éclairées amativement dans les Méditations sur le mystère de la Sainte Trinité. En effet, le titre de la cinquième pièce (« Dieu est immense, éternel, immuable. – Le Souffle de l’Esprit. – Dieu est amour ») joint trois attributs divins – immensité (ou ubiquité : « ‘Dieu est immense’, présent partout »), éternité et immutabilité – à l’amour (ce qui vaut aussi de l’Esprit qui est l’Amour en Dieu). Cette jonction semble due au mystère. Continuons à lire le commentaire que Messiaen offre des trois adjectifs. Il identifie « immense » à la présence ubiquitaire de Dieu : « Cette absence de lieu déterminé, cette ubiquité totale, restent un profond mystère ». Or, celui-ci, pour Messiaen, renvoie non pas à la limite de l’intelligence humaine (l’étymologie de mystère, le verbe grec muein, où se lit le français « muet », signifie « se taire »), mais d’abord à une attitude de l’affectivité ou plutôt du cœur, autrement dit de tout l’être : l’adoration et l’émerveillement, donc l’amour qui rend grâces, l’amour dont le chant choral accomplit le retour eucharistique de toutes choses en Dieu, grâce à la médiation de l’homme envoûté par le beau [31]. En effet, de l’éternité, qui est le « sans succession », Messiaen dit que « c’est un scintillement, un éblouissement » et l’immutabilité qu’il identifie à un « au-delà du changement », il la traduit par deux déçî-tâlas, deux rythmes hindous, Candrakalâ et Lakskmîça qui, pour lui, symbolisent « la beauté et la joie », la première étant source d’amour [32] et la seconde en étant le fruit [33]. Voilà pourquoi la sixième et dernière section clôt cette cinquième méditation sur « Dieu est amour ». Intentionnellement ou non, Messiaen se rapproche beaucoup de la relecture qu’un Balthasar ou un Guardini proposent de ce que l’on appelle traditionnellement le De Deo uno [34], à partir de l’amour [35], sans pour autant contredire saint Thomas qu’il prolonge.

La même œuvre pour orgue élargit sa méditation des attributs pris analytiquement à leur noyau caché, leur pointe adamantine qui est, pour saint Thomas, la révélation du Nom divin dans le Buisson Ardent : « Je suis celui qui suis », selon la traduction littérale de la Vulgate (« Ego sum qui sum ») (Ex 3,14). Grâce à sa profonde connaissance de l’Aquinate, Messiaen a parfaitement saisi que les multiples faisceaux des propriétés se concentrent dans ce foyer qu’est l’identité en Dieu de l’être [esse] et de l’essence [36]. En effet, ce thème ne revient pas moins de deux fois dans les titres accordés aux différentes Méditations, la quatrième : « Je suis, je suis ! » (IV) et la dernière : « Je suis celui qui suis ». Or, loin de se contenter d’une interprétation seulement métaphysique – ce que, profondément, le médiéviste Étienne Gilson appelle « la métaphysique de l’Exode » –, Messiaen introduit discrètement, presque furtivement – comme un battement d’ailes –, sa propre vision, toute imprégnée d’agapè. Tout d’abord, cette auto-désignation divine du « Je suis » est un don, par conséquent, un acte d’amour. Ensuite, loin de lever le voile, elle épaissit le mystère : dans la quatrième pièce, « l’étrangeté des timbres et des chants d’oiseaux choisis doit évoquer quelque dimension inconnue » ; or, chez Messiaen, « notre petitesse accablée » est toujours très proche de l’émerveillement face à « la fulgurance du Sacré » (IV). Voilà pourquoi la même pièce met en scène la grive musicienne qui est, pour le compositeur-ornithologue, l’« un des plus merveilleux oiseaux chanteurs » et « symbole de joie [37] ». Par ailleurs, loin d’être séparée du mystère trinitaire, la révélation vétérotestamentaire du « Il est » en sauvegarde l’unité (« le mystère de la Sainte Trinité n’apporte aucune composition en Dieu » : VIII) ; or, cette unité est communion d’amour : « Le Père et le Fils aiment par le Saint-Esprit eux-mêmes et nous » (VII). Enfin, dans la première section de la méditation consacrée à « Dieu est simple » (VIII) [38], Messiaen symbolise cette simplicité par le thème grégorien de l’Alléluia de la Toussaint ; or, le terme hébreu alléluia conjugue « louange » et « Dieu » (en l’occurrence, le tétragramme imprononçable et donc amputé de sa seconde syllabe). De plus, ce thème de l’Alléluia est repris, harmonisé, dans la troisième section rapproché d’une parole de Jésus : « Vous tous qui êtes chargés et fatigués, venez à moi » (Mt 11,28), et développé mélodiquement dans la section suivante en association avec une autre parole de Jésus appartenant au même passage : « Mon joug est suave et mon fardeau léger » (v. 30). Or, ces deux paroles non seulement évoquent la consolation et la douceur, mais elles encadrent l’unique mention biblique que fait le Christ de son cœur : « Je suis doux et humble de cœur » (v. 29), valorisant le centre qui lui-même renvoie à l’amour que le cœur symbolise.

Ainsi – mais le texte profus d’Olivier Messiaen est encore prégnant d’autres arguments – tout montre que, dans la profondeur de sa contemplation mystique, le musicus theologicus lit toujours la gloire d’aimer des Personnes divines en filigrane de « Celui qui est ». Déjà, la troisième des Trois petites liturgies de la présence divine analysée au paragraphe précédent faisait se suivre « Vous êtes infiniment simple » et « L’arc-en-ciel de l’Amour, c’est vous » (VI). Là encore, sans la contester, il ajoute à la théologie thomasienne qui jamais n’interprète trinitairement le Nom divin et, réciproquement, jamais n’interprète la Sainte Trinité à partir de la Révélation exodale. En revanche et à son insu, Messiaen est beaucoup plus proche de Balthasar qui relit Ex 3,14 dans la lumière de la gloire divine [39], et les attributs divins dans celle de l’amour insondable qu’échangent les Hypostases trinitaires.

Pascal Ide

[1] Paris, Durand, 1933.

[2] Cf. Concile Vatican II, Décret Ad gentes sur l’activité missionnaire de l’Église, n. 2.

[3] Sur ce lien entre ingratitude et Cœur du Christ qui est au centre du message du Christ reçu par sainte Marguerite-Marie à Paray-le-Monial, cf. l’excellente explication tiré d’un ouvrage d’Édouard Glotin accessible sur le site : http://www.adoperp.com/adoration/histoire/glotin_ch_6.html

[4] Cf. Iain Matheson, « The End of Time : a Biblical Them in Messiaen’s Quattuor », The Messiaen Companion, Peter Hill (éd.), London-Boston, Faber and Faber, 1995, p. 234-238.

[5] Cf., par exemple, ST, Ia, q. 10 (« L’éternité de Dieu »).

[6] « L’éternité est la possession toute à la fois [tota simul] et parfaite d’une vie sans terme » (De consolatione philosophiæ, V, 6, PL 63, 858). S. Thomas interprète la présence du terme « vie » dans les catégories de la métaphysique de l’être et de l’opération (ST, Ia, q. 10, a. 1, ad 2um).

[7] L’expression est la contraction d’un passage du livre de la Sagesse en sa traduction latine (la Vulgate) : « attingit a fine usque ad finem fortiter, et disponit omnia suaviter » (Sg 8,1. Cité par exemple en ST, Ia, q. 22, a. 2, s. c. ; Ibid., q. 103, a. 8, s. c.).

[8] Cf. Pascal Ide, « La douceur, vertu des petits pas », Sources vives. Violence et douceur, 114 (Carême 2004), p. 117-133.

[9] Paris, Durand, 1943. Les chiffres romains entre parenthèses correspondent à la strophe citée de la troisième Liturgie.

[10] L’œuvre d’Olivier Messiaen, p. 372.

[11] Cf., ST, Ia, q. 8 (« L’existence de Dieu dans les choses »).

[12] Ibid., a. 3, corpus.

[13] Certaines expressions, pour difficiles qu’elles soient au non-théologien, ne présentent ni originalité, ni réelle arduité. Par exemple : « Le successif vous est simultané » (I) est une traduction poétisée de la définition boétienne de l’éternité rappelée ci-dessus. De même, la litanie des temporalités diverses – « Temps de l’homme et de la planète, / Temps de la montagne et de l’insecte » (II) se comprend lorsqu’on se souvient que saint Thomas a emprunté sa définition du temps à Aristote qui en fait « le nombre du mouvement » (Physiques, IV, 11, 220 a 25) et l’a étendue analogiquement à l’éternité comme « mesure de l’immutabilité divine ».

[14] « L’un de ses poètes favoris étant Paul Éluard, il se réclamait volontiers du surréalisme, un ‘surréalisme chrétien’ en quelque sorte, mais qui refusait tout le désordre qu’aurait pu causer le retour à l’irrationnel, c’est-à-dire méticulosité dans la mise en place du texte musical et recours au classement de toutes ses notations qui ne laissait rien au hasard » (Camille Roy, dans Catherine Lechner-Reydellet, Messiaen l’empreinte d’un géant, Paris-Biarritz, Atlantica-Séguier, 2008, p. 303).

[15] Ici, Olivier Messiaen ne fait que reprendre une formule de S. Thomas : Dieu « est en toutes choses selon qu’il donne à toutes l’être [ut dans eis esse] » (ST, Ia, q. 8, a. 2, corpus).

[16] Cf. ST, Ia, q. 104, a. 1.

[17] Cette notion, chère à la Kaballe élaborée par Luria, signifie « contraction, retrait, autolimitation » (Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, trad. Philippe Ivernel, suivi de Catherine Chalier, « Dieu sans puissance », coll. « Petite Bibliothèque », Paris, Payot et Rivages-poche, 1994, p. 39). Cf. Gershom Gerhard Scholem, Les grands courants de la mystique juive, trad. Marguerite-Marie Davy, Paris, Payot, 1950, p. 277 s ; Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum. Introduction à la méditation hébraïque, Paris, Albin Michel, 1992, p. 15-16.

[18] Cf., ci-dessus, note 28.

[19] Voici comment Olivier Messiaen décrit la dette contractée vis-à-vis de Debussy. Nous y trouvons presque tous les apports originaux de Messiaen lui-même : « C’est Debussy qui a brisé la tyrannie des temps égaux et des figures rythmiques régulières – C’est Debussy qui a introduit en musique le rêve, le surréel, l’irréel – C’est Debussy qui a eu le courage de demander des leçons à l’eau, au vent, aux nuages, à tout ce qui fuit, à tout ce qui passe, pour en faire la première condition de sa conception du Temps : le changement » (texte écrit en 1962, pour servir d’exergue aux fêtes du Centenaires Claude Debussy au Japon, cité dans le Traité, vol. VI, p. xiii. Souligné dans le texte). Messiaen consacrera à Debussy pas moins d’un tome entier de son Traité : l’avant-dernier (vol. VI).

[20] Messiaen rappelle à cette occasion que la racine indo-européenne de rythme, sreu, signifie « couler » ; par conséquent, celui-ci « se rattache aux idées de périodicité irrégulière et de variation perpétuelle dont les vagues de l’océan nous offrent un magnifique exemple » (Traité, vol. VI, p. 15).

[21] Cf. Adrienne von Speyr, L’amour, trad. Isabelle de Laforcade et Isabelle Isebaert, Bruxelles, Culture et Vérité, 1996, dernier chapitre : « L’amour comme chant [Die Liebe als Gesang] ». Cf. l’analyse dans Pascal Ide, « ‘Velut magnum carmen ineffabilis modulatoris’. Bellezza, splendore dell’amore », « Attirami dietro a te » (Ct 1,4). La bellezza luce della verità, Roma, Pontificio Istituto di Spiritualità del Teresianum, Éd. OCD, 2012, p. 71-127 : 2.c.4’ : « L’amore come ritmo », p. 115-125.

[22] « Supérieur à ma cime, plus intérieur que ma propre intériorité » (S. Augustin, Confessions, III, vi, 11).

[23] L’assertion de Messiaen (« De la profondeur une ride surgit ») s’éclairera encore davantage dans la synthèse proposée au paragraphe suivant.

[24] « La chair est le pivot du salut » (Tertullien, De resurrectione carnis, 8, 2).

[25] Redamatio est un terme latin composant le préfixe red– qui évoque le retour et le verbe amare, « aimer ». Il signifie donc « le retour d’amour ». La redamatio est au cœur de la spiritualité chrétienne, depuis saint Clément de Rome – « dans la charité, […] Jésus-Christ a donné son sang pour nous, […] sa chair pour notre chair et sa vie pour notre vie » (Aux Corinthiens, lix, 6) jusqu’à sainte Faustine – « Tu sais ce qu’exige l’amour : une seule chose, la réciprocité ». (La miséricorde de Dieu dans mon âme. Petit Journal de Sœur Faustine, trad. anonyme, Marquain et Baisieux, éd. Jules Hovine, 1985, n° 1769)

[26] Michèle Reverdy, L’œuvre pour orchestre d’Olivier Messiaen, p. 24.

[27] Claude Samuel, Permanences d’Olivier Messiaen, p. 214.

[28] Cf. ST, Ia, q. 3, prologue.

[29] Méditations sur le mystère de la Sainte Trinité, VIII : « Dieu est simple ».

[30] Ibid., V : « Dieu est immense, éternel, immuable. – Le Souffle de l’Esprit. – Dieu est amour ».

[31] Cf. notamment Jean-Louis Chrétien, « L’offrande du monde », L’arche de la parole, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 1998, p. 151-201.

[32] Cette affirmation est omniprésente chez saint Augustin : « Num amamus aliquid nisi pulchrum : nous n’aimons jamais quelque chose sinon [parce qu’il est] beau » (cf. Jean-Marie Fontanier, La beauté selon saint Augustin, coll. « Æsthetica », Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 20082, chap. vii : « L’amour de la beauté »). Elle se retrouve chez saint Thomas : « La contemplation de la beauté spirituelle est principe de l’amour spirituel » (ST, Ia-IIæ, q. 27, a. 2).

[33] Cf. ST, IIa-IIæ, q. 28, a. 1.

[34] Cette dénomination latine désigne la partie de la théologie qui traite de Dieu en l’unité de son esence.

[35] Cf. Hans Urs von Balthasar, Theodramatik. IV. Das Endspiel, Einsiedeln, Johannes, 1983 : I.A.2 ; Id., Theologik. II. Wahrheit Gottes, Einsiedeln, Johannes, 1985 : III.A.2.c. Cf. l’ouvrage entier de Romano Guardini, Le Dieu vivant, trad. Jeanne Hancelet-Hustache, Perpignan, Artège, 2010.

[36] Cf. ST, Ia, q. 3, a. 4.

[37] Verset pour la fête de la Dédicace, Paris, Alphonse Leduc, 1960.

[38] Ajoutons que la question de la simplicité divine trouve son point culminant dans l’identification de l’essence et de l’existence rappelée plus haut (cf. note 67), qui fonde l’auto-nomination de Dieu comme « Qui est » (cf. ST, Ia, q. 13, a. 11).

[39] Cf. Hans Urs von Balthasar, Herrlichkeit. Eine theologische Ästhetik. III. 2. Theologie. I. Alter Bund, Einsiedeln, Johannes, 1966, p. 53.

23.12.2019
 

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