La relation d’aide selon Carl Rogers 3/4

3) L’empathie ou la condition du don de soi

Le don de soi se présente en fait sous deux formes : l’une générale qui est l’empathie, et l’autre, plus particulière, développée par Rogers, qui est la relation d’aide. Considérons d’abord la première. L’étude de la seconde sera comme le fruit et le couronnement des trois moments du don.

a) Qu’est-ce que c’est ?

Convaincu que que chacun à quelque chose à dire, Carl Rodgers a beaucoup travaillé l’écoute inconditionnelle.

1’) Le contraire de l’empathie
  1. L’empathie, qui procède par voie affective, s’oppose à la communication la plus fréquente qui est d’ordre intellectuel. Un échange intellectuel réussi, avec véritable écoute et vraie réponse, s’achève au mieux par la reconnaissance. En regard, « une réponse empathique ne peut exister que si nous nous mettons dans la peau de l’autre pour que nos sentiments nous évouent ses émotions et ses mobiles [1] ».

Bruno Bettelheim distingue la communication intellectuelle de l’empathie affirmant que par la première nous comprenons l’autre « de l’extérieur » alors que par la seconde nous le comprenons « de l’intérieur [2] ». N’est-ce pas dévaloriser l’intelligence et survaloriser le sentiment ? En fait, il y va de notre compréhension de ce qu’est l’affectivité, de ce qu’elle nous révèle de la personne. L’affectivité est corrélée à nos orientations profondes ; elle dit aussi les conditionnements blessés qui nous habitent.

  1. La non-écoute. Montesquieu en offre un exemple en décrivant ce que l’on pourrait appeler le tableau du gagnant (le type 3 de l’ennéagramme) :

 

« Je me trouvai l’autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien content de lui. Dans un quart d’heure, il décida trois questions de morale, quatre problèmes historiques et cinq points de physique. Je n’ai jamais vu un décisionnaire si universel : son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre doute. […] Je voulus l’attraper, et je dis en moi-même : ‘Il faut que je me mette dans mon fort ; je vais me réfugier dans mon pays.’ Je lui parlais de la Perse. Mais, à peine lui eus-je dis quatre mots, qu’il me donna deux démentis, fondés sur l’autorité de MM. Tavernier et Chardin. ‘Ah ! bon Dieu ! dis-je en moi-même, quel homme est-ce là ? Il connaîtra tout à l’heure les rues d’Ispahan mieux que moi !’ Mon parti fut bientôt pris : je me tus, je le laissai parler, et il décide encore [3] ».

 

L’attitude ici décrite est le contraire de l’empathie, de la véritable écoute. Le verbe employé dit tout : non pas « connaître », mais « déterminer ».

2’) Ce qu’elle n’est pas

Après avoir vu ce à quoi s’oppose l’empathie, voyons ce qui lui est proche, mais différent.

 

  1. Tout d’abord, jamais l’empathie n’est une fusion. Donnons-en trois signes.

Rogers recommande toujours la bonne distance : l’empathie cherche à sentir le monde intérieur du client, « comme s’il était le nôtre, quoiqu’en n’oubliant jamais qu’il n’est pas le nôtre. […] Le chez soi dans lequel il se glisse […] n’est pas le sien [4] ».

Un second signe en est que Rogers recommande de savoir dire non :

 

« L’une des plus importantes limitations à la situation d’aide est la limitation du degré d’affection que doit montrer le thérapeute. […] La voie constructive est que le client peut apprendre que l’affection, aussi bien que le refus, peuvent faire partie d’une relation et qu’une relation peut être satisfaisante, même avec des limitations [5] ».

 

Un troisième signe est le respect du temps de l’autre. Le thérapeute agit « sans pression sur le temps, sans accentuation des mouvements [6] ». Cela est particulièrement vrai du psychologue. Souvent, celui-ci voit rapidement les dysfonctionnements de son client ou patient. Ainsi, « de nombreux thérapeutes sont très tentés […] de renseigner le client sur les structures [psychologiques qu’il a mises en place], de lui expliquer ses actions et sa personnalité ». Or, agir ainsi aboutit au résultat opposé à celui qui était escompté : « plus l’interprétation est précise, plus grande sera vraisemblablement la résistance défensive qu’elle rencontre ». Pourquoi se met-il en place une structure défensive ? Pour deux raisons, tenant à la structure cordiale : le psychologue n’a pas respecté l’intériorité du sujet, il a imposé son interprétation ; le patient n’accède à la vérité sur lui qu’à partir d’une prise de conscience personnelle : il « se met à redouter le psychologue et ses interprétations ». D’où le conseil que donne Rogers aux psychologues de marcher au pas du patient : « Résister à la tentation d’interpréter trop vite ; reconnaître que la prise de conscience est une expérience qui doit être atteinte par le sujet [7] ».

 

  1. Ensuite, le thérapeute empathique n’est pas interchangeable. Ce n’est pas un sujet indifférent. Il joue un rôle unique. Son rôle se définit par cette intention et cette capacité de de « sentir le monde intérieur » de l’interlocuteur, « comme si » il était le sien. « Le comme si en est en effet capital. Il assure la spécificité de la personne du thérapeute et la singularité de sa place dans la relation, même si cette place n’est pas en surplomb du client et ne se relie à aucune supériorité [8] ».
3’) Ce qu’elle est

L’empathie, selon Rogers, est une présence intuitive à l’autre, une écoute du sentiment de l’autre. Elle est un échange affectif, une compréhension de l’affectivité, des sentiments qui habitent l’autre. Dans l’empathie, on sent comme l’autre.

Les descriptions de Rogers joignent deux éléments. D’une part, l’empathie est un sentir comme l’autre : « Ce qui est important, c’est de sentir comme les autres vivent leurs problèmes », explique Peretti. Le thérapeute cherche à « percevoir les configurations des sentiments et des perceptions de l’autre [9] ».

D’autre part, l’empathie se garde de toute intervention. Elle en reste à l’affectus sans chercher l’effectus. Par l’empathie, le thérapeute reformule, mais il se limite à cet effet de miroir intérieur : il « se garde, autant qu’il peut, des coups de pouce qu’il pourrait être tenté de donner [10] ».

Est-il possible de synthétiser cette double note ? Il me semble que l’on rendrait assez bien l’empathie par la notion de toucher ou plutôt d’approche : « Être avec eux, sans être eux, et pourtant en étant tout près d’eux », dit Peretti. Il dit ailleurs que « le thérapeute rejoint, dans une proximité subtile, l’expérience de son interlocuteur. Il se livre à un rapprochement délicat [11] ». S’il intervient, c’est seulement pour « se mettre au plus près de ce qui survient, de ce qui ‘naît’, dans l’expérience du client [12] ». Dit autrement, l’empathie se porte vers le monde intérieur (et pas seulement sur les idées, les comportements, les expressions), mais de l’extérieur.

L’empathie entraîne une conséquence essentielle : l’autre est considéré comme un égal. Cela est évident si c’est un adulte ; cela l’est moins si c’est un enfant. Or, autant il existe une asymétrie intellectuelle entre enfant et adulte, autant il y a symétrie dans le ressenti des affects.

On pourrait réinterpréter la fameuse phrase du philosophe anglais Berkeley : esse est percipi comme emblématique de l’empathie : être, c’est être perçu. C’est ainsi que James Hillman a intitulé un des chapitres de son ouvrage Le code de l’âme [13].

On trouve aussi chez saint Thomas une ébauche non exploitée que l’on pourrait considérer comme l’équivalent de l’idée d’empathie et permettrait d’interpréter celle-ci à la lumière de l’amour :

 

« Dans l’amour d’amitié, l’aimant est dans l’aimé en ce sens qu’il considère les biens ou les maux de son ami comme les siens, et la volonté de son ami comme la sienne propre, de telle sorte qu’il paraît recevoir et éprouver lui-même en son ami les biens et les maux. C’est pour cela que, d’après Aristote, le trait caractéristique des amis est de ‘vouloir les mêmes choses, avoir les mêmes peines et les mêmes joies’. Ainsi donc, en tant qu’il considère comme sien ce qui est à son ami, l’aimant semble exister en celui qu’il aime et être comme identifié à lui [14] ».

b) Pourquoi ?

Exercer l’empathie présente plusieurs fins qui sont aussi des bienfaits.

1’) Objectiver la relation

Par l’empathie, la relation gagne considérablement en objectivité : « La passion se trouve bannie de la discussion, les oppositions réduites et celles qui demeurent sont de nature rationnelle et compréhensible [15] ».

2’) Apaiser la relation

« Tout sentiment négatif exprimé quitte instantanément la personne s’il est accueilli », observait Carl Rogers. Inversement : « Tout sentiment négatif exprimé qui n’est pas accueilli fait retour à l’envoyeur et fait abcès ».

Le beau film Les ombres du cœur (Richard Attenborough, 1993) nous en offre un exemple dans l’attitude de Joy face à Jack Lewis lors de leur rencontre à Londres.

3’) Mieux formuler ses sentiments profonds

L’empathie permet le dégagement de l’essentiel. Elle est nécessaire du fait de notre difficulté à formuler ce qui nous habite, de notre peu de transparence à nous-mêmes. Celle-ci tient à notre nature incarnée. Elle se vérifie ensuite chez l’enfant qui n’a pas encore la maturité pour pouvoir faire retour sur lui et nommer ce qu’il ressent et pense, sans compter avec le surmoi, la culpabilité latente. Elle tient aussi à nos blessures. 1. D’abord, la personne blessée est habitée par une charge affective qui n’est pas intégrée, contenue. 2. Ensuite, la personne blessée refoule la blessure trop douloureuse pour être avouée. 3. Enfin, elle justifie et protège sa blessure par des processus de rationalisation. Pressé de rendre compte par exemple de sa colère, elle ne peut qu’émettre des protections rationalisantes qui d’ailleurs accroissent la colère, car la personne blessée mesure alors combien est limitée sa compréhension de soi. La conséquence en est que la personne blessée n’est pas à même de rendre compte de ce qui se passe en elle. Plus encore, « si on presse une personne d’accomplir ce travail [de conscientisation des motivations et même des sentiments], le matériel refoulé devient encore plus inaccessible [16] ». Ici défaille la communication seulement intellectuelle et entre l’empathie. Celle-ci présente une valeur diagnostique. Or, Freud nous a montré qu’un conflit conscientisé se dissout. Donc, l’empathie présente aussi une valeur thérapeutique.

Une histoire racontée par Bettelheim éclaire la finalité de l’empathie [17].

 

Un psychanalyste pour enfant, Olden, reçoit un garçon de huit ans, particulièrement agressif. Celui-ci dicta à Olden une histoire : « Ma mère me dégoûte. Mon père me dégoûte. Ma mère est laide. Mon analyste est laid et monstrueux ». Pour que Olden comprenne bien la haine contenue dans cette histoire et réagisse comme on (ses parents) avait l’habitude de réagir à sa manière de faire, il fallait un tiers. Il demanda à Olden qu’une autre personne la lise devant lui. Olden fit appel à une jeune femme qui lut cette histoire avec beaucoup d’attention. A la fin de la lecture, Olden ne réagit pas avec la colère scandalisée à laquelle le jeune garçon avait l’habitude. Il lança, comme un défi : « C’est une fameuse histoire, hein ? » Mais la jeune femme réagit avec beaucoup de compassion : « C’est une histoire très triste ».

L’enfant en resta pantois. Revenu de sa surprise, il demanda pourquoi elle était triste. « C’est parce qu’elle montre que tu ne t’aimes pas beaucoup, dit la jeune femme. Il faut vraiment se détester soi-même pour ne voir que du mal chez les autres et pour être si en colère contre eux et le monde entier ».

 

Voici un superbe exemple d’empathie. En effet, en se mettant dans la peau de ce jeune garçon et en ressentant la rage de celui-ci contre les personnes qu’il devrait aimer le plus au monde, la femme éprouva soudain un autre sentiment, à savoir la tristesse, et que celle-ci était la source de la colère. Or, l’empathie est cette connivence sentimentale.

Plus encore, cette empathie a une valeur thérapeutique : en effet, elle révèle à l’enfant un sentiment enfoui, inconscient ; or, la guérison vient souvent, au moins quant à son initiation, de la prise de conscience de la charge affective refoulée. De plus, « voyant que ses sentiments les plus profonds étaient compris et acceptés avec sympathie (alors qu’ils étaient habituellement repoussés), l’enfant put commencer à avoir une autre perception de lui-même et du monde [18] ».

De manière plus générale : « L’intensité des sentiments agressifs des enfants est comme un mur infranchissable qui cache tout ce qui se trouve derrière eux [19] ». En effet, le sentiment non maîtrisé (ou blessé) est démesuré ; donc il envahit tout le champ de conscience. Donc, non seulement il cache son origine, mais il camoufle aussi d’autres sentiments plus profonds.

Or, ce que Bettelheim dit de l’enfant et de l’adolescent vaut tout autant pour la personne blessée adulte, à savoir l’impossibilité de maîtriser ses sentiments et de les déchiffrer.

4’) Se donner à l’autre

Enfin, l’empathie est une forme de don. En effet, elle se traduit par la reformulation. Or,

 

« en reformulant, on communique au client le message suivant : Je vous écoute avec la plus grande attention et, même, avec une attention telle que je suis capable de reformuler ce que vous avez dit. C’est ce que je fais en ce moment pour vous permettre de vous entendre vous-même grâce à moi. Je reformule ce que vous avez dit, de telle façon que vous puissiez l’absorber et étudier l’impact que cela peut avoir sur vous, si toutefois il y en a un [20] ».

 

L’empathie est un cadeau permanent que nous faisons à l’autre. Combien de couples, d’amis, de professeurs font-ils ce don à leur vis-à-vis ?

c) Comment ?

Différents moyens permettent de mettre en œuvre l’empathie.

1’) Faire taire les fausses attitudes

Lorsque nous nous faisons le devoir d’être fort, nous ne pouvons pas être empathique. Lorsque nous interprètons, nous puisons en nous le matériau pour analyser et éventuellement aider l’autre.

Denis Sonnet souligne que les canons moraux nous empêchent souvent, nous, catholiques, d’écouter les autres en vérité. Il s’agit vraiment de mourir à soi-même dans l’écoute.

2’) Reformuler en écho

Voilà un exercice que propose Peretti :

 

« La prochaine fois que vous aurez une discussion avec votre femme ou votre ami, ou un petit groupe d’amis, arrêtez la discussion pendant un instant et, dans un but expérimental, instituez cette règle : chaque personne ne peut parler franchement pour défendre ses idées qu’après avoir réexposé les idées et les sentiments de la personne qui a parlé avant elle, exactement et à la satisfaction de celle-ci ».

 

Or, continue Peretti, c’est là « l’une des choses les plus difficiles » qui soient [21].

Au fond, l’empathie est la réalisation concrète, avec la reformulation, de ce que l’on pourrait appeler le principe de symétrie ou de réciprocité.

3’) Pratiquer le courage

L’exercice de l’empathie demande une vertu particulière à côté de l’amour, le courage. En effet, nous avons vu que l’obstacle à l’empathie est la crainte : il est périlleux, dangereux d’écouter jusqu’au bout. Quelle crainte ? Celle de changer ; celle de se laisser envahir par la pensée de l’autre. Or, le courage est la vertu qui surmonte la crainte. Rogers donne l’exemple de l’écoute dun orateur communiste russe ou du sénateur Mac Carthy ; on pourrait dire, pour nous : un franc-maçon, un disciple de Le Pen, une Arlette Laguillier : « La grande majorité d’entre nous serait incapable d’écouter ; nous nous apercevrions que nous sommes forcés d’évaluer, parce qu’écouter nous semblerait trop dangereux. Donc, la première condition est le courage et il nous fait souvent défaut [22] ». Le meilleur test est notre attitude devant la télévision : nous jugeons constamment.

Pascal Ide

[1] Bruno Bettelheim, « L’empathie », Pour être des parents acceptables, trad. Théo Carlier, Parents et enfants, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 1995, p. 845-853, ici p. 845.

[2] Ibid.

[3] Montesquieu, Lettre lxxii, Lettres persanes, éd. Jacques Roger, Paris, GF-Flammarion, 1964, p. 127.

[4] André de Peretti, Pensée et vérité de Carl Rogers, p. 94.

[5] Carl Rogers, Relation d’aide et psychothérapie, p. 197-205.

[6] André de Peretti, Pensée et vérité de Carl Rogers, p. 94.

[7] Carl Rogers, Relation d’aide et psychothérapie, p. 204-205.

[8] André de Peretti, Pensée et vérité de Carl Rogers, p. 94.

[9] Ibid., p. 94.

[10] Ibid., p. 195.

[11] Ibid., p. 94. Souligné par moi.

[12] Ibid., p. 195. Souligné dans le texte.

[13] James Hillman, The Soul’s Code. In Search of Character and Calling, New York, Warner Books, 1997.

[14] S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 28, a. 2.

[15] André de Peretti, Pensée et vérité de Carl Rogers, p. 232.

[16] Bruno Bettelheim, « L’empathie », p. 848.

[17] Ibid., p. 846-847.

[18] Ibid., p. 847.

[19] Ibid., p. 847.

[20] André de Peretti, Pensée et vérité de Carl Rogers, p. 147.

[21] Ibid., p. 232.

[22] Carl Rogers, Psychologie industrielle, p. 134.

29.1.2019
 

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