La personne handicapée, révélatrice de l’homme

« La personne handicapée, révélatrice de l’homme », Ombres et lumières, 4ème trimestre 2002.

“Franchement, quand je dois changer Frédéric (dix-sept ans) cinq fois par jour, que je le vois, inerte, dans sa coquille, je me surprends à douter : et si son humanité était remise en question…” Cet aveu que très peu osent formuler, le Père Pascal Ide a accepté de l’examiner à fond. Et d’y répondre. Que tous les parents, qui savent, eux, ce qui les lie à leur enfant, nous pardonnent d’y réfléchir autant.

Ce titre paraîtra provoquant, peut-être même blessant. Provoquant, car il est contradictoire : si une personne est dite handicapée, c’est justement parce qu’elle est amoindrie dans sa capacité à vivre pleinement son humanité. Blessant, car il semble méconnaître ce que vit l’entourage, et d’abord cette maman qui avoue son désarroi.

Pourtant, comme tout être humain, la personne handicapée a une mission spécifique, celle de révéler l’homme à lui-même. Pour trois raisons.

Elle me révèle à moi :

Habituellement, face à une personne handicapée, surtout très profonde, Monsieur Normal est déstabilisé, mal à l’aise. Conséquence : j’abrège, voire je déserte la rencontre. Si, au lieu de fuir (intérieurement et extérieurement), je suis attentif à ce que je ressens, je prends conscience des multiples craintes que la personne handicapée suscite au fond de moi : crainte de la trop grande différence ; crainte de la fragilité, de la maladie ; crainte de ne pas maîtriser la relation, etc. Je mesure aussi mes désirs tout-puissants et mes faux espoirs ; plus que les autres enfants, l’enfant handicapé invite à faire le deuil de l’enfant idéal auquel chaque parent aspire inévitablement.

Plus encore, si j’accepte le risque de la rencontre, je me rends compte que mon premier regard est blessé par mes préjugés sur l’autre, la relation, la vie, le bonheur : est-ce bien sûr que je suis plus vivant, plus heureux que cet enfant handicapé ? Plus profondément, on avance dans la vie en se construisant un personnage : l’homme pressé, l’érudit, et même l’homme (un peu trop) serviable, etc. Or, la personne handicapée ignore les scénarios : lui dire que j’ai pris mon petit déjeuner avec le ministre de l’Education nationale mardi dernier ne l’épate pas. Si je ne peux plus séduire, si je ne peux plus faire valoir tout ce que j’ai, tout ce que je fais, il ne me reste qu’une seule chose : être. Dès lors le personnage que je me suis inventé doit laisser place à la personne. Sans défense, la personne handicapée fait tomber les miennes – si je veux rentrer en contact avec elle. Dans une société qui célèbre la réussite et exclut l’inadapté, la personne handicapée est prophétique.

Toutefois, si elle me révèle mon humanité, n’est-elle pas tronquée en son humanité à elle ? Elle me signifie ce qu’est la personne par ses manques, non par ses pleins.

Elle me révèle le cœur :

On définit volontiers l’être humain par sa liberté et son intelligence, autrement dit par sa maîtrise du pouvoir et du savoir. En ce cas, la personne handicapée n’est pas une personne à part entière. Mais est-ce vraiment là l’essence de la personne ? On oublie qu’avant d’agir, j’ai reçu la capacité d’agir. Et quelle est la zone de mon être qui reçoit au mieux ? Mon cœur. Le cœur est la capacité à donner autant qu’à accueillir. Ainsi, la personne humaine se définit beaucoup plus comme un être capable d’aimer et d’être aimé ; plus encore, je peux aimer seulement parce que je me suis senti aimé, au moins une fois, un jour. Or, la personne handicapée, plus que toute autre, vérifie cette vérité. Sa demande la plus décisive est : “Veux-tu m’aimer comme je suis ? Me permets-tu de t’aimer ?” Même si les enfants polyhandicapés ne peuvent s’exprimer ainsi, de nombreux exemples sont là pour témoigner, par leurs gestes – un regard qui s’allume, une main qui repousse – de leur capacité à aimer ou à refuser cet amour, cette liberté d’aimer et d’être aimé. Une maman me disait : “Jérôme, notre enfant, accède d’emblée au cœur à cœur”. La personne handicapée me fait ainsi découvrir que l’essentiel n’est pas cette autonomie tant chérie, mais le cœur, la capacité à aimer et à être aimé. Loin d’être amputée, elle a tout ce qui est essentiel pour être un homme. Plus encore, libéré des jeux du pouvoir, le cœur apparaît avec une plus grande pureté.

Elle me révèle Jésus :

Ne suis-je pas en train d’idéaliser le handicap ? L’enfant handicapé peut se replier dans des fermetures insondables ou exploser dans des violences insupportables. Sans parler du poids du regard des autres, de la culpabilité que ressentent les parents. Comment alors discerner une personne dans ce physique et ce psychisme disgraciés ?

Je ne pense pas qu’il y ait de réponse humaine à cette objection. Depuis le péché originel, notre intelligence est trop aveuglée, notre liberté trop faible, pour que nous puissions, par nos propres forces, nous ouvrir à tout homme. A fortiori à une personne handicapée. Il me faut un amour plus qu’humain. Ce que le chrétien appelle la grâce, qui n’est rien d’autre que l’amour de Dieu répandu dans nos cœurs par l’Esprit-Saint (Rm 5,5).

Il faut plus encore : que Dieu ne craigne pas, non seulement de devenir homme, mais d’apparaître dans la plus grande faiblesse. La seule fois où l’on a dit de Jésus qu’il était homme (“Voici l’homme ” : Jn 19,5), ce fut lorsqu’il se présenta le visage couvert de sang et de crachats.

Il faut enfin que je me reconnaisse en Lui : Jésus s’est ainsi appauvri pour me montrer ma pauvreté et le pire des handicaps, celui du péché. Mais cette révélation n’est supportable que si je me sais infiniment plus aimé que traître. Je fais ainsi l’expérience que mon cœur, lieu de la présence de Dieu, demeure inentamé par quelque handicap que ce soit. Dès lors, la personne handicapée est une épiphanie non seulement de l’homme, mais du Christ.

Pascal Ide

14.1.2019
 

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