La dynamique du don à la lumière symbolique de l’espace 3/3

Les lecteurs du site sont sans doute habitués à lire que, selon moi, le don est une valse. Il est rythmé par trois temps : recevoir, s’approprier, donner. Par exemple, la parole de l’autre qui est un don, demande d’abord que nous l’écoutions (recevoir), puis que nous la gardions (s’approprier) et enfin que nous y répondions (donner). Ici, ces trois moments du don sont revisités à la lumière de la symbolique spatiale.

Donner à l’autre un espace en nous-même

Pascal Ide, « 3. Donner à l’autre un espace en soi », Feu et lumière, 244 (novembre 2005), p. 50-53.

 

La seconde loi disait que l’homme a besoin de vivre centré en lui-même. Etre centré en soi, n’est-ce pas courir le risque d’être centré sur soi ? Aussi une troisième loi énonce-t-elle : l’homme est appelé à ouvrir en lui un espace pour l’autre.

Donner une place, en soi, à autrui, c’est d’abord affirmer que notre mission, notre vocation est d’aimer. L’amour n’est pas seulement un sentiment ; il est une volonté et un engagement à aimer. Et cet amour est la recherche active du bien de l’autre, autrement dit, le don de soi.

Or, on envisage plus souvent ce don comme une sortie de soi, une diffusion hors de soi. Et si, au contraire, l’amour plénier, c’était donner à l’autre un espace en soi ? La troisième loi est donc symétrique de la première. Mais, alors que celle-ci était formulée au passif – être enveloppé par autrui –, celle-ci l’est à l’actif – envelopper l’autre.

Là encore, la nature est un pédagogue hors pair. Plus l’on monte dans l’évolution, plus la fécondité devient intime. Quelle superbe invention que la femelle mammifère hébergeant son petit à l’intime de son corps. D’ailleurs, l’organisme de la mère donne la priorité à l’enfant : celui-ci reçoit en premier tout ce dont il a besoin pour vivre, aliments, etc.

L’accueil intérieur d’autrui est encore plus vrai au plan humain. Tout un courant psychologique a développé un type d’attitude à l’égard d’autrui qui ne soit pas seulement respectueux (cette attitude peut, à la limite, se conjuguer à l’indifférence) mais ouvert et accueillant, appelé empathie. Or, celle-ci signifie étymologiquement « ressentir en soi ». Alors que la sympathie demeure extérieure, l’empathie est l’attitude par laquelle nous éprouvons en nous-même ce que l’autre ressent.

Un psychanalyste pour enfant, Olden, reçoit un garçon de huit ans, particulièrement agressif. Celui-ci dicte à Olden une histoire : « Ma mère me dégoûte. Mon père me dégoûte. Ma mère est laide. Mon analyste est laid et monstrueux. » Le psychanalyste demande à une jeune femme de lire cette histoire, ce qu’elle fit avec beaucoup d’attention. Alors que le jeune garçon s’attend à ce qu’Olden se scandalise, c’est la jeune femme qui réagit : « C’est une histoire très triste. » L’enfant en reste pantois puis demande pourquoi. « C’est parce qu’elle montre que tu ne t’aimes pas beaucoup, dit la jeune femme. Il faut vraiment se détester soi-même pour ne voir que du mal chez les autres et pour être si en colère contre eux et le monde entier » [1].

D’ailleurs, n’est-ce pas l’expérience de la compassion ? Saint Thomas d’Aquin dit que la miséricorde comporte deux faces, affective et effective, la première étant la cause de la seconde : c’est parce que l’on ressent la souffrance de l’autre (aspect affectif) qu’on se porte à son secours (aspect effectif). Se donner suppose qu’on soit touché par l’autre. Or, pour toucher ou être touché, on ne peut se tenir à distance, on doit être au plus près, être habité, parfois même hanté par celui qui souffre. Jean Vannier rappelle volontiers qu’il a commencé à aimer véritablement les personnes à handicap lorsqu’il a accepté de partager leur vie, donc en leur donnant un espace chez lui.

Enfin, on sait comme la petite voie de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus s’est nourri du passage d’Isaïe affirmant que, telle une mère, Dieu nous caresse et nous berce (cf. Is 65,11-13). Combien de Saints ont aimé s’abriter dans les plaies du Christ, notamment la Sainte Plaie du Côté ! Car, au fond, ce dont dont nous avons tous besoin, c’est d’occuper une place unique dans le cœur de l’autre, a fortiori, dans le Cœur du Père. Le Christ l’exprime avec grande force : « Père, ceux que tu m’as donnés, je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi » (Jn 17,24). « Telle est la dernière volonté du Christ, sa prière suprême », commente la bienheureuse Elisabeth de la Trinité. Or, « le lieu où est caché le Fils de Dieu, c’est le sein du Père ». Par conséquent, Jésus veut « que nous demeurions où Il demeure […]. La Trinité, voilà notre demeure, notre « chez nous », la maison paternelle dont nous ne devons jamais sortir ».

Mais donner à l’autre un espace en nous-même n’est-ce pas brouiller les frontières ? L’amour ne suppose-t-il pas la juste distance ? Fusion est confusion. « Dès que je vois quelqu’un pleurer, je me mets à pleurer » ; « Dès qu’une personne m’expose ses difficultés, je sens en moi un profond malaise qui ne se lève que lorsque j’ai pu trouver un moyen pour l’aider ».

On répond souvent que le remède à la trop grande porosité à autrui est la juste distance : ne pas prendre l’autre en charge, savoir dire « non », etc. Cette attitude peut être utile, mais il rejette l’autre hors de nous. Surtout, il suppose que le moi n’est pas centré. A partir du moment où la personne se donne le droit d’être elle-même, elle peut héberger l’autre avec justesse et sans crainte (sauf cas de manipulation). Pour reprendre l’image de la maison, autre est notre chambre à coucher, autre la chambre d’amis. Il ne s’agit donc pas de garder l’autre à distance, mais de connecter avec nous-même pour savoir quel espace lui octroyer.

Sophie raconte qu’une de ses amies, Geneviève, vient la voir à l’improviste une après-midi avec un grand besoin de parler. Or, Sophie doit accueillir du monde à dîner. Mais elle n’ose interrompre Geneviève qui déverse son angoisse ; quand Sophie évoque le fait qu’elle doit préparer son dîner, son amie lui dit que cela ne la dérange pas de parler pendant qu’elle s’affaire à la cuisine. Finalement, Geneviève demeurera aussi à dîner et ne partira qu’à minuit. « Je me sens très coupable, explique Sophie. D’un côté, je fus soulagée quand Geneviève est partie, voire en colère contre elle qu’elle se soit aussi indiscrètement incrustée. De l’autre, lui demander de partir était indélicat, pire, c’était fauter contre la charité. » Une personne angoissée perd le sens des frontières. Sa demande devient donc infinie ; mais notre espace intérieur, lui, est limité. Il appartenait à celle qui accueillait de décider clairement du temps et donc de l’espace qu’elle pouvait accorder. Cela supposait qu’elle entre en elle-même, qu’elle se mette à l’écoute de ses propres besoins, puis qu’elle dise quelque chose du genre : « J’ai besoin d’une heure pour préparer le repas, donc tu peux rester jusqu’à telle heure et, pendant ce temps, je serai toute à toi et toute à ton écoute ». La troisième loi (s’ouvrir à l’autre) exige donc le respect de la seconde (l’écoute de soi et de ses besoins). Autrement dit, l’amour de l’autre suppose le juste amour de soi.

Il est dès lors aisé de déduire quelques conseils concrets :

  1. L’être humain « ne se trouve que dans le don sincère de lui-même », dit le Concile Vatican II. Et le Saint-Père a commenté une fois : « se trouve, c’est-à-dire s’accomplit, trouve son achèvement, en se donnant. »
  2. Héberger l’autre dans sa propre demeure intérieure comporte des degrés : l’écoute (« Tout sentiment négatif exprimé, disait Carl Rogers, quitte instantanément la personne s’il est accueilli » ; inversement : « Tout sentiment négatif exprimé qui n’est pas accueilli fait retour à l’envoyeur et fait abcès »), l’empathie, l’effacement de soi (qui n’est jamais un mépris de soi), voire la substitution (c’est ainsi que Jésus, sur la Croix, se met à la place du pécheur : cf. 2 Co 5,21 ; Ga 3,13).
  3. Si l’homme doit plus souvent s’arracher à l’égoïsme qui l’incurve sur lui-même, il ne doit toutefois jamais négliger l’amour de soi. Accueillir l’autre en soi suppose que l’on habite son espace intérieur.

Enfin, s’ouvrir à l’autre, lui permettre de venir se blottir spirituellement en nous, c’est entrer dans une relation de communion. C’est découvrir que l’autre nous apporte autant que nous lui donnons. C’est surtout découvrir que tout amour est fécond. En effet, en ouvrant notre espace intérieur, nous nous laissons fertiliser par l’autre. Le don de l’autre, notre don à l’autre rejaillit, se multiplie, déborde. Cela est vrai au plan physique : l’union de l’homme et de la femme est, au moins potentiellement, féconde. Cela se vérifie au plan spirituel : la véritable amitié tourne les amis non pas l’un vers l’autre mais vers un horizon créatif ; la vitalité d’une communauté se mesure à sa capacité à inventer, à accueillir l’autre, à intégrer la différence ; une découverte naît toujours de la rencontre de deux pensées ; Mozart cherchait deux notes qui s’aiment ; que dire alors de la fécondité inouïe du Christ s’unissant sponsalement à l’homme ou à la femme qui se donne totalement à lui…

Pascal Ide

[1] Bruno Bettelheim, « L’empathie », in Pour être des parents acceptables, trad. Théo Carlier, in Parents et enfants, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 1995, p. 845-853, ici p. 846-847.

23.2.2019
 

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