La création, entre agression et amorisation. Un enrichissement du mécanisme de sélection naturelle ?

Pascal Ide, « La création, entre agression et amorisation. Un enrichissement du mécanisme de sélection naturelle ? », Philippe Quentin (éd.), Les sciences face au concept judéo-chrétien de création, Colloque de l’ICES, 21 et 22 janvier 2013, Paris, L’Emmanuel, 2014, p. 9-101.

« C’est le mouvement de ma chute, dit-il, qui fait de l’espace-temps une prison infinie où je suis détenu, dérisoire et grelottant dans les ténèbres. Mais ‘l’espace vital où respire la pensée nous apparaît non pas comme le contenant, mais comme l’intérieur illuminé du beau cristal Cosmos’, dont le lieu est l’Amour [1] ».

1) Introduction

Dans un récent forum d’opinion relatif au mariage gay, le philosophe Luc Ferry argumente en sa faveur de la manière suivante [2]. L’Église – explique-t-il – condamne non pas l’homosexualité, mais la pratique homosexuelle au nom de la morale naturelle [3]. Or, cette manière de voir constitue une « sacralisation ‘cosmique’ de la nature ». Surtout, c’est oublier que notre vision de la nature a radicalement changé « depuis Newton et Darwin ». En effet, l’Église, via saint Thomas, a repris sa notion de nature à Aristote ; or, pour lui, le cosmos est « harmonieux, juste », régi par « un ordre divin » ; on peut donc lui demander de « fixer la norme ». Mais cette « conception de la nature n’a plus cours ». « Sa loi n’est pas faite d’harmonie et de justice, mais c’est celle du plus fort » : « Dans la nature réelle, les faibles, les malades et les handicapés sont balayés par la sélection naturelle ». Par conséquent, non seulement la médecine, mais l’éthique et la politique modernes se construisent « contre la loi naturelle » : « la nature biologique est donc tout sauf une norme morale et politique ». Et l’ancien ministre de l’Éducation en tire les conséquences pour le mariage gay : comme le mariage en général, il se pense en termes d’amour et de liberté, « en aucun cas en termes de nature et d’ordre ».

Double est l’erreur de Luc Ferry : croire que l’Église confond nature et nature cosmique, alors qu’elle parle de nature humaine [4] ; croire que la nature enseigne la lutte, alors qu’elle enseigne l’amour – ce qui ne signifie pas qu’elle puisse servir de norme en matière d’éthique sexuelle et familiale ! Ici, c’est le philosophe français qui date : il en reste à Darwin ou plutôt à une lecture très… sélective du naturaliste anglais !

Quoi qu’il en soit de ce débat, il montre que l’objet de cette intervention est d’actualité. Expliquons-en les différents termes, en commençant par les trois substantifs.

a) La création

La théologie distingue classiquement deux acceptions du terme « création » : creatio active sumpta et creatio passive sumpta. Selon le premier sens, elle est l’acte par lequel le Créateur agit, en l’occurrence crée ; selon le second, elle est le résultat de cette action créatrice et s’identifie au cosmos ou à l’univers, plus précisément à tout ce qui reçoit l’être. Nous consacrerons un paragraphe au sens actif de création, c’est-à-dire à l’acte créateur ; dans le reste du texte, « création » sera plus souvent employé dans son sens passif, le contexte permettant aisément d’opérer le discernement.

b) L’agression

Dans un dessin de Voutch, on voit un parent panthère dire à ses trois petits qui l’écoutent bien sagement, assis dans la savane : « Tous les herbivores de cette vallée bénéficient d’un remarquable système social de prise en charge des jeunes, des malades et des personnes âgées : nous [5] ». Remplaçons « système social de prise en charge » par « sélection naturelle », et nous obtenons l’interprétation darwinienne de la nature : dans le struggle for life réside la loi fondamentale de l’évolution des vivants.

Relisons les affirmations qui achèvent, non sans solennité, l’ouvrage clé de Darwin, L’origine des espèces :

« Le résultat direct de cette guerre de la nature, qui se traduit par la famine et par la mort, est donc le fait le plus admirable que nous puissions concevoir, à savoir : la production des animaux supérieurs. N’y a-t-il pas une véritable grandeur dans cette manière d’envisager la vie ? Tandis que notre planète, obéissant à la loi fixe de la gravitation, continue à tourner dans son orbite, une quantité infinie de belles et admirables formes, sorties d’un commencement si simple, n’ont pas cessé de se développer et se développent encore [6] ».

Pour le grand naturaliste, la guerre constitue le principe explicatif du vivant, c’est-à-dire, la loi simple qui rend compte de la complexité infinie des êtres organiques.

L’on n’a pas attendu Darwin pour défendre une conception agonistique de la vie. Dans un drame de Shakespeare, un pêcheur (le troisième) demande à son patron, le premier pêcheur : « Maître, je me demande comment les poissons vivent dans la mer ». Et son employeur répond : « Eh bien, comme les hommes sur terre : les grands mangent les petits [7] ! ». Spinoza rappelle un pro­verbe néerlandais : « Les gros poissons mangent les petits [8] ». Le polémos a même été élargi à toute la nature. Restons-en à l’époque moderne. Ainsi en est-il des forces de gravi­tation que Hegel interprète dialectiquement et Schopenhauer de manière polémique (au sens étymologique du terme) : « La tension constante entre force centripète et force centrifuge […] qui maintient en mouvement l’édifice du monde et qui lui-même est déjà une expression de ce combat universel, essentiel à la représentation de la volonté [9] ». Même la régularité qu’instaure et paraît expliquer la mécanique newtonienne a été suspectée de porter le chiffre du malheur dans une page étonnante d’un roman autobiographique d’Alfred de Musset : « Cette grande loi d’attraction qui suspend le monde à sa place, l’use et le ronge dans un désir sans fin ; chaque planète charrie ses misères en gémissant sur son essieu […] ; pas un désordre, tout est réglé, marqué, écrit en lignes d’or et en paraboles de feu ; tout marche au son de la musique céleste sur des sentiers impitoyables, et pour toujours ; et tout cela n’est rien [10] ». Les autres mouvements cosmiques n’échappent pas à cette déconstruction inquiète et inquiétante. Fontenelle présente la théorie cartésienne des tourbillons comme un combat : « Chaque monde […] est comme un ballon qui s’étendrait si on le laissait faire ; mais il est aussitôt repoussé par les mondes voisins, et il rentre en lui-même, après quoi il recom­mence à s’enfler, et ainsi de suite […]. J’aime ces ballons qui s’enflent et se défendent à chaque moment, et ces mondes qui se combattent toujours [11] ». Au siècle des Lumières, la pseudo-philosophie de Sade sédimente une conviction similaire : « Ce n’est que par des forfaits que la nature se maintient et reconquiert les droits que lui enlève la vertu. Nous lui obéissons donc en nous livrant au mal ; notre ré­sistance est le seul crime qu’elle ne doive jamais nous pardonner [12] ».

Au siècle suivant, le propos de Charles Darwin ne semble finalement qu’entériner cet universel désenchantement du monde introduit par la révolution galiléo-cartésienne [13]. L’originalité du biologiste britannique tient en ce qu’il a fait de la lutte – ce que, par euphonie, mais aussi par allusion à un grand darwinien contemporain, le titre appelle agression [14] – non pas une interprétation philosophique, mais une explication scientifique de la vie [15].

c) L’amorisation

Le troisième terme composant le titre remonte, lui, à Pierre Teilhard de Chardin [16]. L’amorisation fait, en effet, partie des multiples néologismes inventés par l’illustre jésuite pour mieux faire comprendre sa pensée : « Amoriser : Imprégner l’évolution et plus spécialement la collectivisation humaine d’un amour absolu et personnel [17] ».

Cette affirmation peut être illustrée par deux passages tirés d’une de ses deux œuvres majeures, Le phénomène humain, dans un paragraphe intitulé : « L’Amour-énergie ». L’argumentation de Teilhard est la suivante : « l’amour » est « l’affinité de l’être pour l’être [18] » ; or, à tous niveaux, de l’atome jusqu’à l’homme, nous constatons que les êtres s’attirent, sont inclinés les uns vers les autres ; donc, « sous les forces de l’amour, ce sont les fragments du Monde qui se recherchent, pour que le Monde arrive. En ceci, nulle métaphore, – et beaucoup plus que de la poésie ». Autrement dit, l’amour est le moteur autant que la finalité du cosmos.

Cet amour présente deux traits singuliers. Tout d’abord, seul il « prend et joint les êtres par le fond d’eux-mêmes » – dans le vocabulaire de Teilhard, il agit de manière radiale et pas seulement tangentielle. Ensuite, seul l’amour permet de dépasser nos inévitables cloisonnements et particularismes : il est « cet instinct irrésistible qui nous porte vers l’Unité ». Joignant la profondeur intime avec la largeur universelle, il unifie donc le cosmos de manière durable.

Mais une telle puissance unifiante ne conduit-elle pas à la fusion ? [19] Ce ciment intime n’est pas impersonnel ni seulement transcendant, il est le Christ lui-même. C’est ce qu’établit le deuxième opus magnum de Teilhard, Le milieu divin : « La Charité chrétienne […] n’est pas autre chose que la cohésion plus ou moins consciente des âmes, engendrée par leur convergence commune in Christo Jesu [20] ». Et cela vaut, selon son mode, pour le cosmos entier. Or, on pourrait dire que toute l’intuition du mystique paléontologue se concentre dans la parole toujours citée et toujours approfondie de 1 Co 15,28 : « Christ tout en tous ». Pour Teilhard, cette parole doit être prise au pied de la lettre, sans diminution. D’un côté, le Christ présent dans le cosmos l’est en sa totalité humano-divine, et non selon sa seule divinité ; pour autant, cette communion ne devient pas fusion, ni le monothéisme, toujours clairement confessé, un panthéisme. De l’autre, c’est tout le cosmos, non seulement en chacune de ses parties, mais aussi en chaque moment de son devenir, qui est compénétré par Dieu, dans le Christ. N’est-ce pas le sens, trop souvent ignoré, d’une parole de la liturgie eucharistique qui elle-même emprunte à la Bible (cf. Is 6,3) : « Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire » ?

Toutefois, cette insistance si forte sur l’amorisation prend-elle suffisamment en compte la dramatique cosmologique – ce que signale l’autre pôle ici appelé « agression » ?

d) … entre …et…

Cette dernière question légitime la présence de deux mots : la préposition « entre » et la conjonction de coordination « et ». Elles permettent de circonscrire l’hypothèse que je souhaite proposer ici : la nature ou plutôt les êtres naturels, surtout vivants, sont animés avant tout par l’amour – l’expression « avant tout » visant à sauvegarder la place nécessaire de l’agression.

Je prendrai d’abord en compte différentes objections que l’on peut opposer à l’hypothèse (2). Puis je proposerai une triple approche, théologique à partir de la notion de création (3), historique à partir de l’exemple de Charles Darwin (4), et proprement cosmologique à partir de ce que les sciences biologiques, notamment l’éthologie, nous donnent à voir du vivant (5-8). Enfin, je revisiterai les difficultés qui ont ouvert le propos (8), avant de conclure.

2) Difficultés

La thèse d’une centralité cosmologique de l’amour suscite bien des résistances ; j’en isolerai cinq [21].

  1. Peut-on parler d’un amour qui ne soit pas libre ? Si violente soit la passion, jamais le partenaire qui la suscite n’est présélectionné. Si conditionné soit l’homme, jamais il n’est déterminé. Tout au contraire, l’animal est lié par ses instincts et l’appel du milieu. L’amour est donc un acte proprement humain. Une autre aporie est presque identique. Parler d’amour dans la nature univocise le terme, donc efface les différences entre l’homme et la nature, avec les conséquences sociopolitiques idéologiques que l’on connaît – même si le darwinisme social joue plutôt sur le sentiment opposé : l’agressivité, pour l’étendre de l’animal à l’humain, et ainsi la justifier.
  2. L’amour est un sentiment. Or, celui-ci suppose une intériorité dont sont manifestement dépourvus les animaux inférieurs. Plus encore, la sensibilité est une caractéristique du monde animal : la sensibilité (affective) suppose la sensorialité dont sont dépourvus les végétaux. Il est donc hors de question d’étendre l’amour à l’intégralité du cosmos.
  3. L’amour se caractérise par la gratuité. Or, les conduites prétendument altruistes de l’animal (voire de la plante) sont dictées par des intérêts, individuels (la survie de tel vivant), collectifs (la survie du groupe) ou élémentaires (le gène égoïste). L’amour ne peut donc, sans anthropomorphisme, se prédiquer des vivants non-humains.
  4. L’amour est une inclination vers l’autre. Or, les individus vivants sont en compétition les uns avec les autres (et les espèces entre elles), voire sont mus par une agressivité qui exclut l’autre. Donc, l’amour ne règne pas dans le monde vivant.
  5. L’amour établit une relation d’égalité, voire, compatissant, porte vers les plus faibles. Or, la nature favorise la sélection et la domination des plus aptes et des plus forts : les plus grands prédateurs n’occupent-ils pas le haut de la chaîne alimentaire ? La dramatique née de la hiérarchie offusque donc l’érotique cosmologique.

Là contre (sed contra), le monde (au moins occidental) est devenu sensible à la continuité entre l’homme et l’animal ; plus encore, à l’instar et à la suite de Darwin, les sciences se refusent de plus en plus à parler d’un « règne humain » ; si l’amour est un sentiment humain, au nom de quoi le refuser à l’animal – voire à la plante ?

3) La création à partir de l’amour

L’intervention de Paul Clavier, dans ce même volume, propose un exposé philosophique et théologique sur la création. Je montrerai donc seulement le lien unissant amour et création – au sens actif. La définition classique selon laquelle « créer, c’est faire quelque chose à partir de rien » ne contient aucune allusion à l’amour. Ne doit-on pas s’en étonner ? Cette approche, qui mobilise beaucoup – voire exclusivement – de notions philosophiques, demeure étrangère à l’agapè. Pourtant, l’une des notes les plus caractéristiques de la théologie chrétienne et biblique de la création n’est-elle pas sa non-nécessité, donc sa gratuité – qui elle-même renvoie à l’amour ? Celui-ci ne devrait-il donc pas apparaître dans le concept de création ? [22]

a) Difficulté

Pour nouer plus étroitement ces deux réalités, nous allons paradoxalement aviver la difficulté afin de montrer que l’amour peut éclairer ces difficultés du dedans, à condition de nous laisser éclairer, en retour, sur ce que la création révèle de l’amour divin. Considérons seulement une aporie, celle qui est relative à la cause ou l’origine de la création [23].

Soit l’acte créateur est nécessaire, et la création (entendue alors au sens passif) est une émanation divine qui ne s’en distingue pas réellement, soit l’acte créateur est gratuit, et la création (toujours comprise comme effet) est arbitraire. Sommes-nous condamnés à ce dilemme ?

b) Réponse

Contrairement à ce que l’on croit parfois, les Grecs ont pensé une création du cosmos qui est gratuite. C’est ainsi que Platon parle d’un démiurge qui agit sans jalousie : « En celui qui est bon, ne naît jamais nulle envie au sujet de quoi que ce soi [24] ». Plus encore, les Pères de l’Église connaissent ce thème philosophique et le reprennent : par exemple, saint Irénée cite expressément Platon [25].

Toutefois, une différence de fond demeure, concernant, non pas la finalité qui est désintéressée, mais la source qui est libre [26]. En effet, pour les Anciens, l’Un, le Bien, crée par nécessité. Or, dans la Bible, si le Créateur agit par bonté, il agit aussi par liberté. Le deuxième évêque de Lyon l’affirme avec force :

« Il convient donc que nous commencions par le point premier et le plus fondamental, à savoir par le Dieu Créateur (démiurge) qui a fait le ciel et la terre et tout ce qu’ils renferment […]. Nous allons montrer qu’il n’y a rien qui soit ni au-dessus de lui ni après lui et qu’il a fait toutes choses, non sous la motion de l’autre, mais de sa propre initiative et librement, étant le seul Dieu, le seul Seigneur, le seul Créateur [conditor, Ktistès], le seul Père, le seul qui contienne tout et donne l’être à tout [27] ».

Autrement dit, l’acte créateur est gratuit, au double sens, arché-ologique et télé-ologique, du terme. L’amour permet donc de résoudre l’aporie.

Que la création par amour évite le Charybde du panthéisme autant que le Scylla de l’aléatoire désenchanté à la Jacques Monod [28], est aujourd’hui un bien commun de la théologie chrétienne. C’est, par exemple ce qu’affirme le théologien protestant Jürgen Moltmann. D’un côté, le monde n’a pas été créé par émanation nécessaire, mais est « appelé à l’existence par la volonté libre de Dieu : création a libertate Dei ». De l’autre, « on ne peut pas admettre non plus l’idée d’un démiurge arbitraire, capricieux ». Il demeure une seule solution : « Lorsque nous disons : Dieu a créé ‘librement’ le monde, nous devons ajouter aussitôt par amour ». Donc, la création est « ex amore Dei ». Moltmann précise : « l’amour, c’est-à-dire l’autocommunication du bien » ; « son amour [de Dieu] est au sens littéral un amour extatique : il l’amène à sortir de lui-même et à créer autre chose que lui-même, qui néanmoins lui correspond [29] ». Un signe de cet amour réside dans le sabbat qui est l’achèvement de la création voulu par Dieu ; or, c’est une véritable fête, jubilante [30] ; or, la joie est le premier fruit de la charité ; la création est donc l’œuvre de l’amour divin.

c) Première confirmation. La création comme jeu

On peut confirmer et approfondir la réflexion sur cette motivation amative à partir d’un thème voisin : Dieu a créé le monde en se jouant [31]. C’est ce qu’affirme clairement un passage fameux et intrigant du livre des Proverbes : « J’étais à ses côtés comme le maître d’œuvre, je faisais ses délices jour après jour, m’ébattant tout le temps en sa présence, m’ébattant sur la surface de sa terre et trouvant mes délices parmi les enfants des hommes » (Pr 8,30-31) [32]; Pour être peu fréquente, cette image n’est pas totalement isolée : un psaume parle d’un monstre marin, le Léviathan, que Dieu créa « pour s’en rire » (Ps 104,26). Ce qui est ici traduit par « m’ébattant » pourrait aussi l’être par « jouant en sa présence ». La racine du verbe est celle qui se retrouve, avec une légère différence, dans le nom d’Isaac, dont on se souvient qu’il signifie « il rit », « il s’amuse » ou « il se divertit ». Le texte biblique signifie plus précisément que la Sagesse jouait et s’amusait, et que Dieu s’est inspiré du cette Sapientia ludens pour créer.

Quel sens donner à ce jeu ? Les exégètes rapprochent ce passage des cosmologies égyptiennes. En effet, dans la mythologie de l’Égypte ancienne, la Sagesse (Ma’at) est une très belle déesse qui personnifie l’ordre du cosmos et est présentée chaque matin au dieu créateur ; or, sa beauté réjouit celui-ci qui, inspiré, se met à l’œuvre et prend soin de l’univers, notamment en le réordonnant ; la mise en ordre du monde est donc un acte non pas sévère et grave, mais gracieux et léger. La comparaison de la mythologie souriante des Égyptiens avec les sombres mythes d’origine mésopotamiens confirme par contraste cette gratuité [33]. Il demeure, note un des meilleurs spécialistes actuels de l’Ancien Testament, qu’« il est difficile de démontrer une dépendance directe entre Égypte et la Bible sur ce point [34] ».

Même si la filiation ne peut être établie, le contraste entre les deux types de récit, biblique et mythique, demeure éclairante. L’activité de jeu s’oppose à celle du travail comme la nécessité à la gratuité. Il est ainsi signifié que Dieu crée « sans raison ». D’autres passages de l’Écriture le signalent : « Si j’ai faim, je n’irai pas te le dire, car le monde est à moi et son contenu » (Ps 50,12). Il faut encore préciser. La gratuité du jeu peut s’entendre de l’évasion, du divertissement. Ayant échappé au péril de l’émanatisme déterministe, la création risquerait alors de sombrer dans celui de l’insignifiance et de l’arbitraire, voire de l’absurde. Mais le « sans raison » de la gratuité caractérise aussi l’amour qui n’a pas d’autre raison que lui-même, c’est-à-dire la généreuse communication de soi. Et tel semble être le sens à donner au jeu de la Sagesse : « Dieu a créé le monde par pure générosité, par pur plaisir, « sans raison’, si ce n’est celle de vouloir créer et communiquer sa propre vie [35] ». C’est ce que confirment notamment deux paroles du Christ : l’exhortation très franciscaine à l’abandon à la Providence divine (Mt 6,25-30) et la parabole des ouvriers de la onzième heure (Mt 20,10-15) [36]. Nous retrouvons ainsi une intuition chère à Paul Claudel : « Ce qu’il y a de plus profond dans la nature, c’est l’humour, l’espièglerie, on dirait que Prâkriti sait bien que son Créateur ne l’a faite que pour s’amuser avec elle [37] ».

d) Seconde confirmation. La création comme « pathos » divin

Jusqu’à maintenant, nous avons considéré l’acte créateur en son objectivité. En fait, l’affirmation de son caractère ludique ouvre comme une fenêtre sur son intériorité. Nous savons combien le double récit de la création tient une place centrale dans la contemplation de Jean-Paul II ; nous savons aussi comme il tenait à la perspective phénoménologique qui double toute approche extérieure d’une approche intérieure et même affective. Aussi, avec une bienheureuse audace, le pape polonais a-t-il été conduit, dans le premier cycle de catéchèses sur la théologie du corps, à méditer sur l’attitude intime de Dieu créant le monde. En Gn 2,1-4, il est dit à sept reprises : « Et Dieu vit que cela était bon ». Or, la création est bonne parce qu’elle naît de l’amour. L’apparition de l’être à partir de rien constitue la face objective de la création et l’amour sa face subjective. Le pontife romain le dit notamment dans un passage où il lie, de manière très significative pour notre propos, les deux approches de la création, ex nihilo (qu’il appelle ici « métaphysique ») et ex amore (qu’il qualifie de « théologique ») :

« Le concept de création est, dans toute sa profondeur [profondità], non seulement métaphysique, mais aussi pleinement théologique. Le Créateur est celui qui ‘appelle à l’existence hors du néant’ [chiama all’esistenza dal nulla] et établit dans l’existence le monde, et l’homme dans le monde, ‘parce qu’Il est amour’ (1 Jn 4,8). À vrai dire, nous ne trouvons pas ce mot ‘amour’ (Dieu est amour) dans le récit de la création ce récit, toutefois, répète souvent : ‘Dieu vit tout ce qu’il avait fait et voici que c’était très bien ». Ces paroles nous font entrevoir dans l’amour le motif divin de la création, comme la source dont elle jaillit : Seul l’amour engendre le bien et se complaît dans le bien (cf. 1 Co 13). Aussi la création comme action de Dieu, ne signifie-t-elle pas seulement le fait d’appeler hors du néant à l’existence [il chiamare dal nulla all’esistenza] et d’établir l’existence du monde, mais signifie aussi, suivant le premier récit, ‘berêshit bârâ’, donation [donazione] : une donation fondamentale, ‘radicale’, c’est-à-dire une donation dont le don jaillit précisément du néant [una donazione in cui il dono sorge proprio dal nulla] [38] ».

Quinze ans après, en 1994, en s’adressant à ses confrères artistes, Jean-Paul II va, par certains côtés, encore plus loin. La Lettre qu’il leur adresse s’ouvre sur une formule riche de sens et pleine d’audace : « Personne mieux que vous artistes, géniaux constructeurs de beauté, ne peut avoir l’intuition de quelque chose du pathos avec lequel Dieu, à l’aube de la création, a regardé l’œuvre de ses mains [39] ». L’expression est suffisamment importante pour que le pape la reprenne en la citant, trois ans et demi plus tard, dans sa Lettre sur le rosaire. Et il ajoute que l’émerveillement adorateur « du ciel et de la terre » devant « son chef d’œuvre – l’incarnation du Fils dans le sein virginal de Marie », qui retentit dans les paroles de l’Ave Maria – elles-mêmes tirées de celles adressées à Marie par l’Ange Gabriel et par sainte Élisabeth – s’inscrit dans la continuité « du regard joyeux de la Genèse (cf. Gn 1,31), de l’originel ‘pathos avec lequel Dieu, à l’aube de la création, a regardé l’œuvre de ses mains’ [40] ». Jean-Paul II avait déjà suggéré de manière bouleversante, non sans lien avec un certain nombre de propositions de théologiens contemporains, la présence d’un pathos divin de souffrance [41] ; il prolonge ici son intuition en direction d’un pathos lui aussi divin – mais considéré dans le serein climat de l’émerveillement [42].

e) Conclusion

Comment cette interprétation de la création ex amore ne rétroagirait-elle pas sur celle de l’amour ? Précisément, la révélation biblique de la création (envisagée dans sa source divine) revisite l’amour sur au moins trois points : l’amour se dévoile comme don de soi, c’est-à-dire auto-communication libre et désintéressée [43] ; l’amour qui n’est précédé par rien non seulement gratifie gratuitement le récepteur de ses dons, mais le fait exister, c’est-à-dire lui offre le don par excellence qu’est l’être ; enfin, de cette dynamique de donation-réception découle une troisième nouveauté : loin d’être inactif, le donataire répond à cette gracieuse réception par un tout aussi gratuit don en retour (dont nous verrons qu’il adopte deux formes) [44].

La creatio passive sumpta ne peut donc pas ne pas redoubler, selon son mode propre qui est celui de la réponse, la générosité profuse de la creatio active sumpta, qu’il nous appartient désormais de considérer. Ce que la théologie suggère, de manière descendante, par les raisons dernières et dans la lumière de la foi, les sciences naturelles et la philosophie de la nature – qui n’est pas que leur herméneute – ne le montrent-elles pas, de manière ascendante, par des arguments propres tirés de la raison instruite par l’expérience ? Sur ce point, les propos de Charles Darwin présentent des ressources insoupçonnées.

4) Charles Darwin : la guerre, mais pas sans l’amour

a) La lutte universelle

Darwin emploie le syntagme bien connu de « struggle for life ». Il demande à ne pas être minimisé. Si certains anciens traducteurs (Melle. Royer et M. Dally) l’ont rendu par « concurrence vitale », les actuels traducteurs (Moulinié, Tort) préfèrent l’expression plus guerrière, mais plus respectueuse de l’original, de « lutte pour l’existence ». Cette seconde interprétation « rend mieux la pensée de l’auteur, surtout en ce qu’elle exprime non seulement la concurrence violente que se font les êtres vivants, mais encore la lutte qu’ils ont à soutenir contre la nature inanimée [45] ».

On affirme parfois, de crainte des conséquences (surtout les utilisations indues faites par le darwinisme social), que Darwin fait un usage seulement métaphorique du concept de compétition biotique. Pour cela, on convoque un passage classique de On the Origin of Species :

« Je dois faire remarquer que j’emploie le terme de lutte pour l’existence [struggle for life] dans le sens général et métaphorique, comprenant les relations mutuelles de dépendance de êtres organisés, et, ce qui est plus important, non seulement la vie de l’individu, mais son aptitude ou sa réussie à laisser des descendants. Certainement, on peut affirmer que deux animaux carnivores, en temps de famine, luttent l’un contre l’autre à qui se procurera les aliments nécessaires à son existence. Mais on arrivera à dire qu’une plante, au bord du désert, lutte pour l’existence contre la sécheresse, alors qu’il serait plus exacte de dire que son existence dépend de l’humidité [46] ».

Il est exégétiquement plus juste, même s’il est politiquement moins correct, de défendre la thèse polémique. De fait, tout le chapitre 3 de L’origine est consacré à la lutte des espèces [47]. Dans son monumental ouvrage sur La structure de la théorie de l’évolution, le grand spécialiste de Darwin et de l’histoire des sciences Stephen Jay Gould lui dédie un long développement ; il y affirme d’entrée que « la notion de lutte en tant que bataille effective joue réellement un rôle crucial dans la pensée de Darwin [48] ». Assurément, celui-ci accorde une signification large, voire figurée, au terme de lutte, englobant autant le combat proprement dit que l’adaptation à des conditions de milieu difficile ou des modes de vie, comme la symbiose, qui n’inclut pas de lutte à mort. Néanmoins, la conception darwinienne de la vie est agonistique : tels les gladiateurs dans l’arène, les animaux luttent au plus près, les gagnants survivent et les perdants laissent la vie. Gould a même systématisé le raisonnement de Darwin, manifestant sa profonde cohérence, en cinq assertions étroitement connectées depuis le principe du peuplement maximal emplissant chaque niche écologique jusqu’à la justification du progrès, à savoir la domination de la compétition biotique [49].

Ce thème de la « guerre de la nature », Darwin l’avait déjà trouvé chez Augustin Pyramus de Candolle (1778-1841) [50] ou Charles Bonnet (1720-1793) : « Il est entre les animaux des guerres éternelles, mais les choses ont été combinées si sagement, que la destruction des uns fait la conversation des autres, et que la fécondité des espèces est toujours proportionnelle aux dangers qui menacent les individus [51] ». Toutefois, c’est Thomas Robert Malthus (1766-1834) qui lui a offert un cadre mathématique rigoureux. Dans un texte souvent cité de son Autobiographie, le naturaliste anglais raconte qu’en 1838, il lut l’Essai sur le principe de population (1798) dans sa sixième édition (1826) :

« Je m’aperçus vite que la sélection représente la clef du succès qu’a rencontré l’homme pour créer des races utiles d’animaux et de plantes. Mais comment la sélection pouvait-elle être appliquée à des organismes vivant à l’état de nature ? Voilà ce qui fut pendant quelque temps un mystère pour moi. En octobre 1838, c’est-à-dire quinze mois après que j’eusse commencé mon enquête systématique, il m’arriva de lire, pour me distraire, le livre de Malthus sur la population. J’étais bien préparé par une observation prolongée et continue des habitudes des animaux et des plantes à apprécier la lutte pour l’existence, qui se rencontre partout, et l’idée me frappa que, dans ces circonstances, des variations favorables tendraient à être préservées et que d’autres, moins privilégiées, seraient détruites [52] ».

On ne peut donc affirmer, avec l’historien québécois des sciences et de la technologie Camille Limoges [53], que Darwin n’ait pas eu besoin de Malthus pour élaborer sa théorie : ce serait nier l’aveu formel de l’auteur, non seulement dans le texte ci-dessus, mais dans le chapitre 3 de L’origine. Pour autant, cela ne signifie pas que Malthus soit l’inventeur de la doctrine ; il a servi de révélateur : selon un processus bien connu de l’heuristique, il a permis à Darwin de coaguler (Tort parle de « précipité ») ses propres idées, qui se trouvaient à l’état latent et dispersé.

L’argumentation, très simplifiée, de Malthus, est la suivante : les organismes se reproduisent à un taux élevé. La conséquence en est une surpopulation rapide, obéissant à une loi de croissance géométrique. En regard, d’une part, l’espace est limité et fixe ; d’autre part, les ressources vitales augmentent, mais de manière seulement arithmétique. Le hiatus entre besoin et offre engendre chez les hommes, luttes et conflits, voire guerres et épidémies – bref, « the struggle for life ». Loin d’en proposer une lecture pessimiste ou tragique, l’économiste et démographe britannique y voit un dessein divin : ce déséquilibre détruit la misère, exerce une heureuse contrainte morale et invite à une intervention politique sur la population. D’un mot, cette lutte opère une sélection naturelle des individus qui, d’un côté, élimine les moins armés et de l’autre, permet la survie des mieux adaptés. Les plantes et les animaux « sont tous poussés par un instinct puissant à accroître leur espèce, et cet instinct n’est troublé par aucun raisonnement ni par aucune inquiétude quant à la subsistance de leur progéniture. Ainsi, partout où il y a liberté, le pouvoir d’accroissement se déploie [54] ». C’est ce que Malthus appelle « le principe de population ».

De même, le concept darwinien de « lutte pour l’existence » est né d’un triple constat conflictuel que l’on rencontre déjà chez Malthus : a) le taux élevé d’accroissement spontané des populations d’organismes ; b) la limitation de l’espace ; c) la limitation des ressources environnementales [55].

Malgré l’indéniable filiation, la différence entre Darwin et Malthus est au moins triple : différence de perspective, théologique chez Malthus, strictement rationnelle ou plutôt immanente chez Darwin ; différence de contenu, les sociétés humaines chez Malthus, les seules populations animales et végétales chez Darwin (le naturaliste britannique a donc cosmologisé et laïcisé la théorie malthusienne) ; différence de finalité ou d’objectif, claire utilisation du concept de lutte pour s’opposer aux utopies du progrès chez le sociologue, emploi de la même idée pour défendre l’évolution progressive chez le naturaliste.

b) Une accentuation malheureuse

Comme certains grands penseurs, Darwin eut un héritage que, pour faire bref, on peut caractériser comme étant de droite ou de gauche. Et il fut trahi autant par la première que par la seconde qui, toutes deux, ont indûment et unilatéralement souligné la vision polémique [56]. La première hérédité déviante, représentée par le darwinisme social [57] et la sociobiologie, est plus connue et plus souvent critiquée [58]. La seconde est peut-être moins fameuse et surtout plus intouchable dans le climat intellectuel français : Marx et le marxisme. L’on sait le grand intérêt que le marxisme a porté au concept darwinien de lutte pour la vie. Dans une lettre à Engels datée du 19 décembre 1869, Marx écrit à propos de L’origine des espèces : « C’est dans ce livre que se trouve le fondement historico-naturel de notre conception [59] ». Il le déclare encore plus précisément dans une autre correspondance : « Le livre de Darwin est très important et me convient comme base de la lutte historique des classes [60] ».

Surtout, Engels va proposer une relecture de Darwin qui l’inscrit dans la droite ligne de Hobbes :

« Toute la théorie darwinienne de la lutte pour l’existence est tout simplement le transfert, de la société à la nature vivante, de la théorie de Hobbes sur la guerre de tous contre tous, et de la théorie économique bourgeoise de la concurrence ainsi que de la théorie de la population de Malthus. Une fois réalisé ce tour de force (dont la légitimité absolue, en particulier en ce qui concerne la doctrine de Malthus, reste problématique), il est très facile de transférer à nouveau ces théories de l’histoire de la nature à celle de la société ; et il est par trop naïf de prétendre avoir prouvé par là que ces affirmations sont des lois naturelles et éternelles de la société [61] ».

Certes, dans la relecture que Le capital propose de Malthus, Marx est beaucoup plus réservé sur ce continuisme entre nature et liberté : « Une loi de population abstraite et immuable n’existe que pour la plante et l’animal, et encore seulement tant qu’ils ne subissent pas l’influence de l’homme [62] ». Quelques années après, il n’en sera plus de même. Voici ce qu’il écrit dans une lettre à Paul et Laura Lafargue du 15 février 1869 : « Darwin a été amené, à partir de la lutte pour la vie dans la société anglaise – la guerre de tous contre tous, bellum omnium contra omnes – à découvrir que la lutte pour la vie était la loi dominante de la vie ‘animale’ et végétale. Mais le mouvement darwiniste, lui, y voit une raison décisive pour la société humaine de ne jamais s’émanciper de son animalité ». Quoi qu’il en soit de cette évolution de Marx, le mal est fait. « Ce passage d’Engels pèsera très lourd sur la lecture ultérieure de Darwin par les marxistes [63] » et sur l’interprétation déterministe et anthropologique du naturaliste britannique [64].

c) Des ouvertures heureuses

  1. Commençons par une question que Darwin ne se pose pas. On l’a vu, celui-ci souscrit avec conviction au raisonnement de Malthus sur le hiatus entre croissance géométrique des vivants et croissance arithmétique des ressources, ce qui le conduit à un remplissage maximal des biotopes : « Grâce aux capacités d’accroissement géométrique de tous les êtres organisés, chaque portion de territoire est d’emblée peuplée au maximum [65]».

Mais ces affirmations ne rendent pas compte du fait suivant : la propension à croître et se multiplier. En quoi s’enracine ce désir qu’a la vie de se communiquer le plus possible ? Schweber y lit le principe d’optimisation benthamien : « le plus grand bien pour le plus grand nombre ». À cette occasion, le physicien américain Sylvan cite le maître à penser du jeune Darwin, William Paley [66], qui explique la diversification des espèces de la manière suivante : « L’objectif final de toute politique rationnelle est de promouvoir la plus grande quantité de bonheur possible sur une superficie donnée de territoire […] et la quantité de bonheur ne peut être augmentée qu’en accroissant le nombre ou le plaisir des personnes qui l’éprouvent [67] ». Ce fait de la maximisation, est-on tenu de l’interpréter en clé utilitariste ou peut-on en proposer une autre herméneutique ? [68]

  1. Introduit par le chapitre 8 de La filiation de l’Homme, le concept de « sélection sexuelle » s’inscrit dans le prolongement évident de la sélection naturelle [69]. Elle « dépend de l’avantage que possèdent certains individus sur d’autres de même sexe et de même espèce, uniquement en ce qui concerne la reproduction [70]». Toutefois, comme l’épithète « sexuelle » le signifie, la sélection ne s’applique qu’à la compétition entre sexes et non pas à l’existence même. De même que sa finalité est moins vitale, son extension est moindre : elle touche la seule rivalité des mâles internes à une espèce. Cette sélection porte sur les seuls organes sexuels secondaires et est toujours liée à un avantage reproductif : la femelle choisit le mâle ayant les meilleures performances sensorielles et locomotrices, c’est-à-dire le plus rapide et le mieux orienté, et ainsi transmet l’avantage sélectif à la descendance. Enfin, l’enjeu est moindre : alors que la sélection naturelle est constante et se solde par l’élimination du perdant, l’affrontement sexuel n’est que périodique et conduit rarement à la mort du mâle vaincu.

Mais il existe une autre différence, trop inaperçue, entre les deux types de sélection. Si la sélection naturelle développe des structures et des comportements en vue, sur mode combatif, de provoquer la mort ou, sur mode défensif, d’éviter la mort, la sélection sexuelle développe des organes et des instincts qui peuvent conduire l’animal à exposer sa vie. Darwin a ainsi noté que certains oiseaux se mettent en posture prochaine de risquer leur vie par auto-sacrifice. Certains oiseaux mâles comme l’oiseau de paradis développent de longues plumes décoratives qui servent de parure de noces ; or, l’alourdissement qu’elles entraînent peut interdire l’envol et donc le rendre beaucoup plus vulnérable à la prédation.

« Comme les oiseaux se reproduisent toujours au moment où la nourriture est abondante, les mâles ne souffrent probablement pas trop, dans leur recherche d’aliments, des inconvénients causés par cette entrave à leur capacité de mouvement ; mais il ne fait guère de doute qu’ils doivent être, alors, plus facilement victimes des oiseaux de proie. Il est tout aussi certain que la longue traîne du paon, la longue queue et les longues rémiges du faisan Argus doivent en faire des proies plus faciles pour les chats-tigres à l’affût que s’ils ne les avaient point. Même les vives couleurs de nombreux oiseaux mâles ne peuvent manquer d’attirer l’attention de leurs ennemis de toutes sortes. Il en ressort, ainsi que M. Gould l’a remarqué, que ces oiseaux sont généralement d’une disposition farouche, comme s’ils étaient conscients que leur beauté était pour eux une source de danger, et qu’ils sont beaucoup plus difficiles à découvrir ou à approcher que les femelles de coloration sombre et relativement apprivoisées, ou que les jeunes mâles qui n’ont pas encore leurs ornements [71] ».

En sélectionnant la beauté, la nature semble contre-productive : elle contredit les chances de survie et nie le grand-œuvre de la sélection naturelle. Darwin cite aussi l’exemple des cerfs adultes dont les bois atteignent un développement considérable ; or, ces ramures volumineuses constituent parfois un handicap mortel (immobilisant l’animal dans un taillis ou l’enchevêtrant inextricablement et donc mortellement à un rival), alors qu’une simple pointe serait autrement efficace comme arme offensive ou défensive. Darwin a donc reconnu que la nature opte parfois pour la beauté – donc la gratuité – contre l’utilité, c’est-à-dire l’avantage pour la vie [72]. Aussi, pour défendre la théorie darwinienne relative à la beauté (surtout chez les oiseaux) de l’accusation d’anthropomorphisme, Patrick Tort affirme-t-il qu’« il est dans l’ordre de la logique généalogique de Descent of man de faire apparaître ces penchants humains, portés à leur degré de développement et de raffinement extrêmes, comme le fruit d’antécédents animaux [73] ». L’historien du darwinisme fut ainsi conduit à inventer une expression pour signifier la nouveauté paradoxale introduite par le processus évolutif : l’« effet réversif de l’évolution » [74], cherchant ainsi à lever la suspicion puissante et récurrente que le darwinisme social libéral fait peser sur Darwin.

  1. Si cette expression ne se trouve jamais sous la plume de Darwin, l’idée s’y rencontre – précisément dans l’anthropologie élaborée par The Descent of man. Résumons l’argumentation. Dans les sociétés civilisées (par opposition aux sociétés archaïques humaines et aux sociétés animales), se mettent en place des comportements qui contredisent la logique même de la théorie sélective. En effet, la sélection naturelle trie non seulement des variations organiques présentant un avantage adaptatif, mais aussi des instincts eux-mêmes avantageux ; or, parmi ces derniers, Darwin compte les instincts sociaux, notamment l’altruisme et la sympathie. Mais les comportements altruistes et compatissants, loin d’éliminer les moins aptes, invitent à les assister, leur porter secours et, si c’est possible, les intégrer dans le groupe. Par conséquent, la sélection engendre son contraire, à savoir la production d’une éthique anti-éliminatoire ou anti-sélectionniste – ce que signifie le concept d’effet réversif.

Prenons l’exemple de ce que Darwin appelle la « sélection militaire ». The Descent of man s’interroge sur le passage de la sélection naturelle dans les nations civilisées [75]. Le militaire agit de la même manière que le biologiste en matière de sélection artificielle : il trie les soldats en fonction de leurs propres avantages physiques en cas de guerre et élimine les moins aptes ; or, les premiers sont exposés au danger et les seconds, renvoyés, lui sont soustraits ; de plus, ceux-ci ne peuvent se marier au moins de bonne heure, alors que les seconds contractent mariage rapidement, surtout face à l’absence de concurrence. Nous aboutissons à ce résultat paradoxal : à rebours du principe central du darwinisme, les individus les plus désavantagés sont donc sélectionnés. Ainsi, dans l’état de civilisation, nous assistons à un renversement de la loi biologique de sélection : le primat de la lutte dans le domaine biologique laisse la place à son opposé dans le domaine proprement humain. Le médecin Ernst Haeckel, ami de Darwin et vulgarisateur de ses idées, reprend l’argument dans sa charge anti-militariste :

« Pour grossir le plus possible les armées permanentes on choisit par une rigoureuse conscription tous les jeunes hommes sains et robustes […]. Au contraire, tous les jeunes gens débiles, malades, affectés de vices corporels, sont dédaignés par la sélection militaire […]. En vertu des lois qui régissent l’hérédité, il résulte nécessairement de cette manière de procéder que les débilités corporelles et les débilités intellectuelles, qui en sont inséparables, doivent non seulement se multiplier, mais encore s’aggraver [76] ».

d) Conclusion

Nous venons de voir avec Darwin que, si la guerre ou l’agression est présente au sein de la nature, elle n’est pas exclusive de l’amour. Marxistes autant que libéraux se sont partagés l’héritage darwinien, les premiers pour le tirer dans le sens de la lutte des classes, les seconds dans le sens de la concurrence des agents économiques mus par leur seul intérêt. Il semble que les deux ont trahi le maître à penser. Quoi qu’il en soit, pour l’auteur de L’origine des espèces, l’amour demeure un résultat de l’évolution et point son moteur. De plus, il apparaît tardivement, non au point de départ. La guerre l’emporte donc, en intensité et en extension. Enfin, l’agression laisse place à la compassion par une inversion d’autant moins explicable que le naturaliste a cherché à défendre la continuité entre l’animal et l’homme.

5) L’amour en général

Darwin n’a donc pas manqué d’accorder, à côté de la lutte, une place réelle à l’amour dans la nature, mais celui-ci est introduit au titre de l’effet de l’évolution et non de sa cause. Avant de parler de l’amour dans le cosmos (6-8), il est nécessaire de mieux en cerner l’identité (5), complétant la conclusion de la section sur la création.

a) Les différents traits de l’amour

En première approximation [77], l’amour se caractérise par les cinq notes suivantes [78] :

  1. un sentiment altruiste, c’est-à-dire un sentiment que fait naître l’autre éprouvé comme semblable. Ce vécu affectif est en fait bipolaire : actif ou plutôt émissif du côté de celui qui aime ; réceptif et non pas passif du côté de celui qui est aimé. L’amour, qui implique un investissement affectif s’accompagne d’un certain nombre d’autres traits affectifs, agréables comme le contentement (en cas de présence), mais aussi désagréables comme la souffrance (en cas de manque) ;
  2. un comportement de recherche du bien de l’autre. Cette quête présente une plus ou moins grande générosité, mais on s’accorde à mesurer la pureté de l’amour à sa gratuité, c’est-à-dire à son absence d’utilité ;
  3. la communication ou le don de soi. L’amour peut se comprendre non seulement à partir de son but (inclination vers le bien), mais aussi à partir de son origine (sortie de soi pour se donner). Irréductible aux deux premières, cette caractéristique fut introduite par le concept néotestamentaire d’agapè, avant d’être partiellement sécularisée et, ainsi que l’a montré la troisième section, est illustrée de manière paradigmatique par la création divine ;
  4. la communion de deux êtres : l’amour fait l’unité ;
  5. la fécondité : alors que le don de soi (troisième trait) porte celui qui aime vers l’aimé et découle de la différence des sexes, la fécondité pousse ceux qui s’aiment à se déborder vers une progéniture et introduit l’altérité des générations.

Ces différents traits qualifient diversement l’amour. Les trois premiers cherchent à en cerner l’essence : le premier en est la face subjective (affective) et les deux suivantes en sont la face objective qui elle-même se décline de deux manières complémentaires et non superposables : inclination vers le bien (l’aimé est alors vu comme semblable) ou don de soi (l’aimé est alors vu comme autre). Les deux derniers traits décrivent les propriétés de l’amour, qui sont des actes spécifiques : l’union (l’interconnexion de deux êtres différents) et la fécondité (qui, chez le vivant, s’identifie à l’engendrement et chez l’homme, à la procréation).

Ces caractéristiques ne sont pas présentes au même degré dans tout amour, voire l’une ou l’autre peuvent être absentes. Par exemple, parler d’amour dans le monde végétal (a fortiori dans le monde inorganique) suppose de faire abstraction du vécu affectif au sens propre. La deuxième objection trouve ici, au moins en partie, sa réponse.

b) Les différentes formes d’amour

On peut d’abord distinguer les espèces d’amour en fonction des individus en relation, précisément en fonction de leur proximité ou de leur éloignement : l’amour peut être infra- ou intra-spécifique (au sein d’une même famille, d’un même groupe plus large que la famille ou entre des membres qui ne se connaissent pas, mais se reconnaissent comme faisant partie de la même espèce), ultra- ou méta-spécifique (entre individus d’espèces différentes, voire de genres, classes, embranchements ou règnes disparates).

On peut classifier l’amour selon la nature du lien de réciprocité. En effet, l’amour vise l’unité entre les êtres aimés. On peut dès lors distinguer les relations en symétriques et asymétriques. Les premières visent à établir une réciprocité ; elles se graduent selon la profondeur de l’attachement et la stabilité de la relation : lien au sein d’une communauté, amitié, « conjugalité » (au sens analogue), avec ses crises et ses réconciliations. Les secondes sont, par définition, en dénivellation, sans retour. Elles se graduent aussi en fonction de la générosité : elles vont du service ponctuel au sacrifice de sa vie, en passant par la serviabilité durable. Si asymétrique soit une relation de don, elle peut en tout cas s’accompagner d’un retour, ce que la relation humaine appelle la gratitude.

Enfin, une distinction d’un autre type concerne non plus les espèces d’amour, mais l’amour dans sa constitution intégrale [79]. On peut y discerner comme deux parties ou deux faces : objective et subjective. Le premier pôle est observable du dehors : l’amour induit des comportements spécifiques. Le second pôle est expérimentable seulement par celui qui aime : l’amour induit un vécu affectif. Cette dernière distinction introduit la première des deux précisions méthodologiques.

Cette typologie – dont l’intérêt n’est pas que pédagogique – sous-tend l’exposé qui va suivre.

c) Les différentes approches de l’amour

D’une part, la dimension affective, qui est essentielle à l’expérience humaine de l’amour, peut être raisonnablement supputée dans le monde animal, au moins chez les animaux supérieurs, au nom de la ressemblance des manifestations comportementales et même physiologiques (c’est le même principe de similitude qui nous permet d’induire de notre expérience singulière l’expérience de l’autre, voire une expérience commune à tous les hommes). Autrement dit, pour affirmer la présence d’un sentiment amoureux (ou de sentiments apparentés) chez les bêtes, il faut passer du dehors (le comportement, la physiologie) qui est observable ou expérimentable, au dedans qui ne l’est pas. S’agit-il d’un saut arbitraire, comme l’affirme le behaviorisme ? Nous ne le pensons pas : la continuité entre l’animal et l’humain permet de conjurer le risque d’arbitraire [80]. L’anthropologue Helen Fisher, de l’université de Rutgers dans le New Jersey, conclut aussi à l’existence du sentiment animal en argumentant à partir de la similitude : « Surcroît d’énergie ; attention focalisée sur un individu spécifique ; forte motivation pour conquérir ce partenaire ‘particulier’ ; perte d’appétit ; persévérance ; tendres caresses, baiser, léchouilles, pelotonnements et petites coquetteries : chacun de ces traits apparaît de façon incontestable dans l’amour à la mode humaine. Appelez cela comme vous voudrez, mais beaucoup de créatures semblent bel et bien ressentir de l’attirance les unes envers les autres [81] ».

D’autre part, nous ferons appel à différents types de discours : les études scientifiques ; l’approche narrative, notamment face à des cas trop singuliers pour être aisément dicibles, voire universalisables ; enfin, l’argumentation à partir de prémisses philosophiques, notamment les cinq traits de l’amour.

d) Les différentes connexions de l’amour avec la nature

Pour finir, précisons les formes de connexion entre amour et nature. Riche des acquis des sciences biologiques de ces deux derniers siècles (précisément, depuis Lamarck), celle-ci doit être considérée dans son épaisseur évolutive porteuse de nouveauté.

Dès lors, triple est le type de relation. L’amour est soit l’effet ou le résultat de la nature, c’est-à-dire ce que la nature fait apparaître (6), soit la cause ou l’origine de la nature, c’est-à-dire ce qui fait apparaître de la nature. En fait, cette dernière affirmation se dédouble selon ce qui est visé : ou l’amour est seulement la condition de l’apparition de nouveauté au sein de l’évolution (7), ou il en est proprement la cause principale (8).

6) L’amour, effet de la nature

Commençons par le plus évident, inscrivant notre propos dans la continuité des propos de Darwin, tout en l’élargissant : la nature engendre ou produit de l’amour. Pour plagier une expression fameuse des Deux sources de la morale et de la religion, le vivant est une machine à faire de l’amour [82].

De nombreuses études montrent incontestablement que les animaux développent des comportements aimants [83]. Elles donnent aussi à penser que ceux-ci sont le fruit de sentiments, ainsi que nous le verrons plus loin. L’écologie et l’éthologie ont inventé un nouveau concept : l’allogrooming [84]. Le terme conjugue au préfixe grec allos, « autre », l’anglais grooming, qui présente un sens général (« soins », « toilettage ») et aussi désormais un sens technique (« comportement qui concerne le soin pris par un animal de la surface du corps [85] ») : appliqué à des singes, il signifie « épouillage ». Ce néologisme signifie donc « soin porté par un animal à un congénère, c’est-à-dire à un autre individu de la même espèce » et se distingue de l’autogrooming qui est le soin porté par un animal à lui-même. On observe ces comportements chez les singes, comme les chimpanzés [86] ou les singes verts [87], mais aussi chez d’autres mammifères, comme des antilopes [88] ou des chauve souris [89].

Ces comportements d’allogrooming ou altruistes sont d’abord asymétriques.

a) L’amour parental

La forme la plus évidente d’amour asymétrique est celle que les parents éprouvent pour leur progéniture. Elle se rencontre dans tout le monde animal, et parfois de la manière la plus généreuse, ainsi que nous le redirons à propos du sacrifice. Par exemple, chez les oiseaux kalao, le mâle régurgite l’alimentation pour la femelle et celle-ci prédigère la nourriture sous la forme d’une bouillie pour le petit.

Une observation attire l’attention. Il est évident que, plus on s’élève dans l’échelle animale, plus croît un équivalent de l’autonomie. Sans entrer dans le détail, on pourrait décrire les étapes de l’évolution comme autant de libérations, c’est-à-dire d’arrachements vis-à-vis des multiples contraintes de l’environnement : conquête de la mobilité, conquête de la thermorégulation, etc. Pourtant, parallèlement à ce processus d’individualisation, l’animal ne cesse de s’ouvrir à l’autre et d’enrichir sa vie relationnelle. Plus encore, la dépendance du petit vis-à-vis de ses parents augmente. En effet, la diminution de la part d’innéité accroît l’importance de l’acquisition et donc de l’apprentissage. On peut l’interpréter en termes négatifs – le gain de l’autonomie se paie, au début de la vie, par un plus grand et plus durable assujettissement à l’origine – ou, plus adéquatement, en termes positifs : l’autonomie est le fruit de l’attachement (qui n’est pas aliénation). Ainsi, l’évolution peut se lire comme l’avènement ou plutôt la croissance de l’amour : du côté des parents, surtout de la mère, comme croissance de l’amour donné ; du côté des petits, comme croissance dans l’amour reçu ; enfin du côté du don ou du bien par lequel l’amour se médiatise nécessairement (dans l’exemple ci-dessous : le lait). Nous le montrerons en traitant de la face subjective ou affective de l’amour.

b) L’altruisme ponctuel

D’autres comportements désintéressés débordent le cadre de la famille, du groupe, voire de l’espèce. C’est ce qu’ont montré Felix Warneken et ses collègues à l’Institut Max-Planck d’anthropologie évolutionniste de Leipzig, sur une population de chimpanzés d’une réserve en Ouganda [90]. Un bâton en plastique est disposé à l’intérieur du bâtiment où les singes reviennent le soir et trop loin des barreaux de cette cage pour qu’un homme, de l’extérieur, puisse l’attraper. L’expérimentateur agit en s’arrangeant qu’un chimpanzé l’observe : il essaie de prendre le bâton à travers des barreaux, mais il n’y arrive pas ; il s’obstine, toujours en vain. On voit alors le singe ramasser l’objet désiré et le tendre à l’homme. Par conséquent, l’animal aide spontanément – l’équivalent, en mode non libre, de la gratuité – et, ici, un être d’une autre espèce.

Le singe n’agit-il pas en vue d’une récompense ? Non seulement l’expérience n’est suivie d’aucune gratification, mais elle ne fut précédée d’aucune expérience similaire conduisant au don d’une récompense.

Ne s’agit-il pas d’un geste quasi-automatique ? Les chercheurs inventèrent une expérience qui accroissait le coût de l’aide : le chimpanzé ne pouvait récupérer le bâton qu’en escaladant une plateforme ; or, il porta secours à l’homme en besoin.

Le chimpanzé vivant en réserve ne porte-t-il pas son aide à l’homme parce qu’il en dépend pour subsister ? L’expérimentation fut faite avec des hommes qui n’étaient ni des expérimentateurs habituels ni des gardiens de la réserve.

Enfin, ces études ne sont-elles pas artificielles, puisqu’elles sont effectuées sur des animaux en réserve ? Ce milieu est seulement choisi pour qu’il garantisse la scientificité des expériences et qu’il ne modifie pas en profondeur les comportements des grands singes en ce domaine. De plus, certains milieux ressemblent fort aux milieux naturels : c’est ainsi qu’en Ouganda, l’espace est tel qu’il permet d’avoir des animaux en semi-liberté et pourtant aisés à observer. Les chimpanzés vivent toute la journée dans un vaste espace protégé à la végétation exubérante et reviennent le soir dans un bâtiment, celui où l’on effectue les observations. Les éthologues ont donc conclu à un « spontaneous altruism » – ce qui est le titre de leur article.

Une confirmation impressionnante de cette gratuité fut effectuée par la même équipe qui monta l’expérience suivante. Une pièce contient de la nourriture ; elle est fermée ; elle ne peut être ouverte que par une chaîne ; mais une chaîne actionne la porte à distance. Les expérimentateurs prennent deux chimpanzés. L’un d’eux cherche à atteindre la nourriture, mais ne peut manipuler la cheville qui permet d’entrer dans la pièce ; l’autre a la possibilité de la tirer, mais pas d’y pénétrer. Qu’observe-t-on ? Le chimpanzé capable de tirer sur la chaîne la fait fonctionner pour permettre à son compagnon, et à lui seul, d’obtenir la nourriture qui ne lui reviendra donc pas.

Par conséquent, le chimpanzé semble adopter des comportements prosociaux sans récompense ; autrement dit, il a souci du bien de l’autre sans nulle contrepartie en quelque sorte « gratuite ».

Cette relation de serviabilité ne s’ébauche-t-elle pas, analogiquement, chez les plantes ? Lawrence Gilbert, professeur à l’université du Texas et spécialiste de coévolution plante-animal, s’est intéressé aux relations entre une liane, la passiflore, et un papillon qui lui est lié, l’héliconius [91]. Reprenant ses observations et ses études, Jean-Marie Pelt conclut sans hésiter à un altruisme sans attente de retour : la passiflore « aime [l’héliconius] au point de le protéger sans qu’elle y ait aucun intérêt direct. Car si elle se révélait bien incapable de vivre sans ses propres oiseaux pollinisateurs, des colibris, elle serait en revanche tout à fait capable de se passer des héliconius à l’égard desquels elle manifeste un haut degré d’altruisme [92] ».

c) L’altruisme durable

On pourrait objecter que cette serviabilité spontanée est seulement ponctuelle, donc ne traduit pas une tendance de fond. Or, on observe des aides durables, donc capables d’instaurer un lien stable, fidèle, ici encore interspécifique. Multiples sont les histoires émouvantes.

L’histoire a fait le tour du Web, Noël 2002. Elle a été racontée par des rangers chargés de la protection du parc de Samburu, au Kenya, 25 décembre 2002. Les lions se nourrissent notamment d’oryx, ces grandes antilopes au front noir et blanc et aux cornes longues, droites et effilées. Une lionne dénommée Kamuniak ne fait pas exception. Un jour, elle chassait une mère oryx qui, pour se protéger, avait dû abandonner son petit. Ayant manqué la mère, contre toute attente, Kamuniak ne dévora pas le bébé oryx, mais le prit sous sa protection. De fait, les rangers, les samburus et plus tard des touristes, ont vu la petite gazelle cheminer en toute quiétude, flanc contre flanc, avec le fauve, ou se reposer, lovée contre lui. Encore plus étonnant, la maman antilope attendait continuellement à une certaine distance et la lionne paraissait se séparer intentionnellement du bébé pendant un temps : elle permettait ainsi à la vraie mère d’allaiter son petit qui, une fois repue, s’en retournait chaque fois près de sa « mère adoptive ». Cette touchante relation dura quinze jours. À la faveur d’une baisse de vigilance de Kamuniak, un lion s’approcha pour dévorer le bovidé. Elle le défendit, mais le carnivore finit par l’emporter. Toutefois, l’histoire ne s’arrête pas là. Cinq semaines plus tard, Kamuniak récidiva en adoptant un autre oryx. Mais parce qu’il était non sevré et que sa mère adoptive ne pouvait lui fournir le lait qu’il cherchait, les rangers du Service Kenyan de la faune décidèrent de le capturer pour le sauver en le plaçant dans une ferme orphelinat de réhabilitation animale. Sans se décourager, Kamuniak procéda à la même démarche en isolant un nouvel oryx jeune de son troupeau et en l’imprégnant de son odeur. Plus tard, elle prit sous sa protection un bébé antilope encore à deux reprises. De plus en plus dérangée par l’afflux de touristes sur son lieu de vie, cette cinquième tentative d’adoption fut la dernière.

Assurément, il ne s’agit pas d’affirmer que les actes de cet animal furent des choix, c’est-à-dire des actes libres. Le comportement de Kamuniak était déterminé par son instinct maternel. On découvrit d’ailleurs que cette lionne solitaire n’avait jamais eu de portée parce qu’elle était stérile. En revanche, si l’acte est interprété du point de vue non plus de son origine, mais de sa finalité ou de son objet, rien ne correspond aux critères de la logique utilitariste, pour l’individu ou pour l’espèce.

Le communiqué de l’AFP, agence qui n’est pas réputée pour son sentimentalisme ou son anthropomorphisme, n’a pourtant pas hésité à titrer : « Une histoire d’amour hors du commun ». Elle rapporte aussi les propos du Dr Daphne Sheldrick, une vétérinaire spécialiste de la faune kenyane et de la réhabilitation dans la vie sauvage d’animaux orphelins, qui ose parler de « pitié » « pour les bébés abandonnés ». Nombre de sites ont présenté cette histoire comme exemplaire, y compris pour l’homme. Jean-Marie Pelt y lit même une anticipation de la promesse eschatologique prophétisée par Isaïe : « Le lion vivra avec l’agneau » (Is 11,6). Kamuniak, en langue locale, ne signifie-t-il pas « la Bénie » ?

d) Un acte de compassion

L’animal peut aider l’autre en posture de nécessité ou de souffrance, autrement dit manifester de la compassion. Tout en demeurant dans le registre du désintéressement et de la non-réciprocité, à la nuance de compassion s’ajoute alors une plus grande gratuité. Multiples sont les récits allant dans ce sens : au sein d’une même famille (à un grand singe du parc national de Gombe, en Tanzanie, une femelle âgée et malade qui peine à grimper dans les arbres fruitiers, ses filles portent des fruits mûrs [93]) ; sans lien de parenté (une femelle chimpanzé du centre de primatologie d’Atlanta qui a des crises d’arthrite est aidée par une femelle plus jeune à grimper dans les arbres pour une séance de toilettage [94])

Il n’est toutefois pas impossible, ponctuellement, de dépasser la narration et de procéder à des expérimentations. L’une d’elle, menée par Robert Miller, de l’université de Pittsburgh, atteste que des petits singes comme les macaques rhésus peuvent adopter des comportements ressemblant fort à de la compassion [95]. Plus précisément, il s’agit de compassion préventive, car l’autre n’est pas encore en souffrance, mais pourrait l’être. Un dispositif permet que le maniement d’une chaîne par un primate donne accès à de la nourriture, mais, en même temps, conduit d’autres congénères à recevoir un choc électrique. Or, on a observé que les macaques qui ont la possibilité de se nourrir avec cet effet secondaire néfaste pour les autres peuvent se priver de manger pendant des heures, voire des jours. L’expérience a aussi montré que la compassion se vit plus avec les familiers qu’avec les étrangers. Enfin, elle a établi que celle-ci se rencontre davantage chez ceux qui ont subi un choc électrique que chez ceux qui n’en ont pas l’expérience.

Certains chercheurs se sont levés contre cette interprétation compatissante, argumentant ainsi : le macaque rhésus n’agit pas pour éviter un désagrément à son compagnon, mais pour échapper au spectacle alarmant de sa détresse et à l’inconfort émotionnel qu’il suscite – autrement dit pour lui. Le prétendu altruisme est donc un réel égoïsme. L’argumentation a été reprise par certaines écoles psychologiques [96]. Un professeur de psychologie sociale à l’université du Kansas, Daniel Batson, a répondu en détail et de manière convaincante à ces objections dans une trentaine d’expériences qui toutes validèrent l’existence d’une sympathie active authentique et désintéressée [97]. Qu’en est-il pour les animaux ?

e) Un sacrifice

Les actes désintéressés asymétriques qui viennent d’être décrits sont de faible coût. D’autres sont beaucoup plus onéreux et attestent donc une gratuité encore plus profonde. On connaît la légendaire hydrophobie des singes : ils ne savent pas nager et surmonter leur peur de l’eau requiert un courage extraordinaire. Or, nous possédons différents exemples de grands singes se jetant à l’eau pour en sauver un autre, parfois au péril de leur vie. Ainsi la célèbre Washoe, le premier chimpanzé qui a appris un « langage », a sauvé une femelle qu’elle ne connaissait que depuis quelques heures en se précipitant entre deux fils électrifiés, puis en avançant sur la boue glissant au bord d’un fossé et en saisissant l’un des bras de la femelle.

À celui qui objecte que ce comportement est guidé par une logique du do ut des (« Je te sauve, car tu pourras un jour me sauver »), Frans de Waal rétorque : « Pourquoi risquerait-on sa peau et ses os pour une prévision si hypothétique ? » D’ailleurs, certains perdent leur vie, comme ce mâle qui a tenté de rattraper un nourrisson lâché par une mère incompétente, s’est noyé [98].

Le primatologue généralise : l’« héroïsme est courant dans la vie sociale des chimpanzés. Quand une femelle réagit, par exemple, aux cris de sa partenaire en la défendant contre un mâle dominant, elle se met en danger pour le compte de l’autre. J’ai souvent vu des chimpanzés femelles se faire rosser pour avoir défendu leurs amies. Chez les grands singes vivant en liberté, on a observé des sauvetages encore plus périlleux, ainsi lorsque des chimpanzés font corps en entendant les cris d’un congénère attaqué par un léopard [99] ».

Il est possible d’élargir considérablement le constat. Cet altruisme sacrificiel s’observe dans des populations animales beaucoup moins « évoluées » que les primates. Chez un certain nombre d’espèces d’araignées, les mâles sont dévorés par la femelle après le coït. Si l’acte est barbare et cruel, il n’est pas sadique ou ingrat. Il n’est tout d’abord pas inutile de rappeler que, chez les arachnides et les arthropodes en général, le système nerveux supérieur est réduit à quelques ganglions cérébroïdes, ce qui limite considérablement la perception de la douleur. Ensuite et surtout, c’est le mâle qui s’offre ainsi en festin à la femelle. Loin d’être une domination sauvage symbolisée par l’inversion du dimorphisme sexuel en faveur d’une femelle souvent démesurée, il s’agit d’un sacrifice ‘intentionnel’ qui donne à la mère les nutriments, notamment les protéines, dont elle aura besoin pendant sa grossesse et donc pour assurer la pérennité de l’espèce.

Voire, le monde microbiotique ne semble pas ignorer ces actes d’abnégation allant jusqu’au don total. En voici deux exemples [100]. Le premier intervient chez les levures, précisément Saccharomyces cerevisiae, étudiée par une équipe de l’Université de Californie à San Francisco. Comme dans toute cellule, la quantité de mitochondries dépend de la demande métabolique ; ici, ces organites intracellulaires se disposent en un réseau tubulaire tridimensionnel en périphérie de la cellule. L’équipe a observé que, lors de son bourgeonnement, la cellule-mère transfère aux cellules-filles plus de la moitié du volume de son réseau tubulaire mitochondrial. Étant donné que celui-ci assure la fonction énergétique de la cellule, ce legs met en péril la survie de la levure. On peut donc parler de « sacrifice » au profit de la descendance [101].

Le second exemple concerne les entérobactéries de l’espèce Salmonella typhimurium. On a observé que, lorsqu’elles entrent en compétition avec les bactéries commensales de son hôte, certaines d’entre elles se suicident ; or, cette autolyse provoque une inflammation qui tue le microbiote ; il semble donc que ces salmonelles se tuent pour le bien de toute la population, si bien que les chercheurs parlent de « mort altruiste [altruistic death] » ou de gène du « bien public ». L’observation a été confirmée par une équipe de l’université américaine Duke qui a inséré le génome codant le comportement de mort altruiste dans une Escherichia coli synthétique [102].

L’altruisme animal ne pouvait manquer d’attirer la littérature, toujours friande de sentiments extrêmes. On se souvient que, contre Descartes, La Fontaine reprend l’exemple de la perdrix qui feint d’être blessée pour attirer l’attention du chasseur et ainsi éviter la destruction de son nid [103] : « Quand la Perdrix / Voit ses petits / En danger et n’ayant qu’une plume nouvelle / Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas, / Elle fait la blessée, et va traînant de l’aile, /Attirant le Chasseur et le Chien sur ses pas, / Détourne le danger, sauve ainsi sa famille ; / Et puis, quand le Chasseur croit que son chien la pille, / Elle lui dit adieu, prend sa volée, et rit / De l’homme qui, confus, des yeux en vain la suit [104] ». À mi-chemin entre la fabulation touchante et l’essai rigoureux, Maurice Maeterlinck [105] vante la générosité des fourmis qui alimentent leurs larves par ce qu’il appelle « le jabot social », jusqu’à elles-mêmes se laisser dépérir [106]. Ici, le don devient immolation. La science myrmécologique du prix Nobel de littérature 1911 est assurément approximative, mais son enthousiasme est communicatif.

f) Les animaux amoureux

Jusqu’à maintenant, nous avons parlé des relations d’amour asymétriques entre les animaux. Mais le don est pour la communion. Cette loi humaine se vérifie aussi, mutatis mutandis, chez les bêtes. Ces relations d’amour avec réciprocité se concrétisent d’abord entre les partenaires mâle et femelle. Nous reparlerons du sentiment amoureux chez l’animal. L’éthologie a longuement résisté à cette vision : par négation des sentiments – pour des raisons lointaines (les théories de l’animal-machine héritées de Descartes et des cartésiens) ou des raisons prochaines (le réductionnisme behavioriste) –, par attention privilégiée aux sentiments belliqueux (la rivalité, la compétition pour la survie), par focalisation sur la finalité reproductive de la sexualité. La théorie évolutioniste actuelle n’est pas étrangère à cette vision des choses, même si nous avons vu qu’elle est partiellement infidèle aux propos de son fondateur.

Il n’en est plus de même aujourd’hui. Nous avons déjà parlé du déni du sentiment amoureux animal (cf. aussi la réponse à la deuxième objection). La séduction concurrence la dominance au point de l’éliminer presque totalement dans certaines classes comme les oiseaux (cf. huitième section). Rejetons surtout le troisième point (la septième section reviendra en montrant l’importance du lien, hors procréation). L’étude attentive des mœurs sexuelles des animaux montre à l’évidence que l’activité sexuelle ne se réduit pas à la copulation, donc à la recherche de la fécondité. En plein, c’est ce qu’atteste l’importance des parures et des parades. Les rituels curiaux inscrivent le coït dans un cadre qui non seulement demande comme un acquiescement des partenaires, mais aussi une relation, si éphémère soit-elle – sans parler des bonobos qui ont inventé le « découplage entre le sexe et la reproduction [107] ». En creux, c’est ce dont témoigne, notamment, la rareté des abus sexuels (« les copulations forcées ne rencontrent pas de succès reproducteur, ce qui montre bien que le consentement mutuel est nécessaire ») et des harems polygynes (ils « semblent les moins propices à l’amour [108] »).

g) La réconciliation chez les animaux

Considérons ici les relations plus globales au sein du groupe. Longtemps, elles furent étudiées à partir d’une grille dominant-dominé, autrement dit à partir d’un schème polémique. On doit au primatologue néerlandais Frans de Waal d’avoir montré avec endurance et systématicité que cette perspective hiérarchique était loin d’épuiser la richesse des relations au sein d’un horde de chimpanzés. Au début, dans les années 1970, l’éthologue hollandais observa que, après un combat, deux chimpanzés courent l’un vers l’autre, s’étreignent, se font mutuellement la toilette. Plus encore, il constata que, loin d’être occasionnel ou accidentel, ce comportement est constant et constitutif de la société chimpanzée. Il décida de l’étudier en détail et aboutit à la conclusion suivante. Tout indique que ces pongidés non seulement ont dépassé la tension, mais cherchent aussi à en effacer les effets négatifs. Autrement dit, nous ne sommes pas en présence d’un oubli du conflit, mais d’un processus de réparation du lien. Or, cette attitude porte un nom : la réconciliation. Par conséquent, loin d’être réservé aux seuls humains, celle-ci doit s’étendre aux grands singes. Aussi lui dédia-t-il un ouvrage célèbre [109].

Depuis, il a lui-même étendu ses recherches [110], devenant le plus grand spécialiste de la protomoralité animale [111]. Surtout, d’autres chercheurs ont confirmé la réalité des rituels de rétablissement de la paix, l’ont élargi à des dizaines d’autres espèces animales et en ont approfondi les mécanismes.

« Il y a à ce sujet plusieurs théories. La meilleure d’entre elles repose sur l’hypothèse de la ‘relation gratifiante’ : la réconciliation se produit surtout entre deux animaux qui auraient beaucoup à perdre d’une détérioration de leurs relations. Des animaux qui coopèrent déjà, ou qui ont besoin l’un de l’autre, ou qui sont proches l’un de l’autre (comme une mère et sa progéniture) ont d’excellentes raisons de surmonter le conflit. On ne cherche pas la paix pour l’amour de la paix, mais dans le but de préserver une relation enrichissante [112] ».

Ces études montrent que le comportement animal n’est pas commandé par les seules lois de la compétition spécifique, donc par la lutte, mais par une coopération [113], plus encore par la recherche de la paix du groupe, donc d’un bien supérieur aux propres intérêts individuels, c’est-à-dire un analogue de ce qu’Aristote appelle « amitié politique », amitié au sein de la cité [114]. Le même philosophe en trouve d’ailleurs une similitude dans le monde animal [115].

h) De la blessure d’amour au lait médiateur

Nous avons longuement considéré la face objective de l’amour. Envisageons maintenant sa face subjective qui est affective. Ainsi que le notait la section précédente, celle-ci ne peut être observée ou expérimentée, elle ne peut qu’être inférée, par similitude, contre les approches réductrices de type behavioriste. Par exemple, nous venons de voir que, du point de vue comportemental, de nombreux animaux sont capables d’adopter des attitudes altruistes de manière gratuite, sans bénéfice évident ; ce constat suppose que, du point de vue affectif, ils éprouvent de l’empathie ou de la sympathie pour d’autres être qu’eux.

L’amour est une relation à trois termes : aimant, aimé et bien médiatisant. Ici encore et plus encore, le récit devra doubler les études statistiques.

  1. Le sentiment s’observe du côté de l’individu qui aime. Il n’est pas besoin de s’attarder sur ce fait bien connu. En revanche, il vaut la peine de noter que l’animal s’attache jusqu’à souffrir mortellement de la séparation avec l’être aimé. Il en existe de nombreux exemples chez les chiens. Ainsi, lors de la séparation d’un chien et d’une chienne, la femelle « a perdu toute sa vivacité […] et n’a plus jamais manifesté d’intérêt pour un autre partenaire [116]». Grand amateur de chiens, Konrad Lorenz, Prix Nobel de médecine 1973, nourrissait une préférence pour une femelle, Stasi, qui présentait les caractères du chien allemand et du chow-chow mêlés. Deux mois après sa naissance, l’éthologue allemand fut obligé de partir pour enseigner à Kœnigsberg. Lorsqu’il revint, Stasi fut folle de joie et se rappela tout ce qu’il lui avait appris. « Mais lorsque je me prépa­rais à repar­tir, il y eut des moments dramatiques. Les amis des chiens comprendront de quoi je parle. Bien avant le signe visible du départ, à savoir la confection des valises, Stasi montra des symp­tômes de dépression ». Juste avant le départ, elle ne le quitta plus, re­fusa de manger et sa respiration devint anormalement faible. Après son départ, il reçut des nou­velles inquiétantes : Stasi avait tué un grand nombre de poules dans le voisinage, elle devenait très dés­obéissante et féroce. Il n’y avait qu’une seule solu­tion : l’enfermer comme un animal sauvage avec un autre animal sauvage. Puis vint le retour du chercheur à sa maison d’Altenberg : Stasi ac­courut vers lui, sans encore le reconnaître, car le vent souf­flait dans la direction de l’éthologue. Soudain Stasi aspira une bouffée de son odeur. « Ce qui suivit, je crois que je ne l’oublierai jamais ». Aussitôt, la chienne se fi­gea. Un frisson la par­courut. Lorenz attendait une grande explosion de joie. Mais rien ne vint. La souffrance intérieure avait fait oublier à la chienne toute l’éducation ap­prise et bouleversé ce qu’on pourrait presque appeler sa ‘personnalité’. Stasi « fléchit sur ses pattes de derrière, pointa le nez vers le ciel, quelque chose parut bouger dans sa gorge, et toute la tor­ture mentale accu­mulée pendant des mois trouva une issue en se déversant dans un long, atroce et su­perbe hurlement de louve. Pendant un long mo­ment, une demi-minute au moins, elle continua de hurler, puis elle fut sur moi comme l’éclair. Je me trouvais en­veloppé dans un tour­billon de joie canine. […] Puis elle se dégagea, courut à la porte de la terrasse et m’y attendit, me lorgnant par-dessus son épaule et me signifiant qu’elle voulait sortir. Il était bien évident pour elle, qu’avec mon retour son emprisonnement prenait fin. Elle retrouvait tout sim­plement le quotidien des choses [117] ».

Cette superbe histoire atteste les étonnantes ressources d’auto-réparation du psychisme animal – qui sont loin d’être absentes du psychisme humain [118]. Retenons ici la capacité qu’a le chien de nouer un lien avec l’homme dont la perte le fait intensément souffrir. Le récit présente le tableau clin­ique d’un enfant aban­donné ou d’un ado­lescent orphelin qui multiplie les transgressions pour se faire remarquer. L’attachement chez l’animal peut être si profond qu’il va jusqu’à un analogué de la blessure d’amour.

  1. L’amour s’observe aussi du côté de l’individu qui est aimé. La nécessité vitale d’être aimé est établie chez les mammifères supérieurs. Le professeur Schanberg et son équipe, à l’université Duke, ont isolé des bébés rats de leur mère à la naissance et observé leur réaction. S’ils n’entraient pas en contact avec eux, les ratons ne se développaient pas. Précisément, leur corps se figeaient dans une sorte d’hibernation jusqu’au plan génétique : les parties du génome responsables de la croissance n’étaient pas activées. Si, tout à l’inverse, les chercheurs caressaient doucement le dos de chaque bébé avec un pinceau humide, geste qui imite les coups de langues que toute maman rat prodigue à ses petits en réponse à ses appels, ils observaient alors que la production des hormones et enzymes de croissance était aussitôt stimulée [119].

La déprivation affective se traduit non seulement par une perte de la croissance, mais par une perte des fonctions physiologiques principales. Le psychiatre américain Myron Hofer a étudié des bébés rats quand la maman rat quittait la cave. Le rythme cardiaque s’abaissait alors à une valeur deux fois moindre que la normale. Il en était de même pour quinze autres fonctions physiologiques, dont la tension artérielle, la température du corps, le sommeil et le rêve, les défenses immunitaires (l’activité des lymphocytes B et T) : toutes étaient très profondément altérées. Or, ces fonctions concourent à la vitalité de l’organisme, par exemple en le défendant contre les agressions. Par conséquent, l’état physiologique du rat dépend de l’amour de la mère qu’il reçoit et éprouve [120].

  1. Enfin, le lien d’amour passe, chez les mammifères, par la médiation d’un bien privilégié qu’est le lait. Des observations montrent que celui-ci se comporte comme un véritable don (au sens passif) favorisant la relation de l’enfant à la mère. « Les Mammifères constituent un groupe d’organismes pourvus d’un organe hautement différencié : la glande mammaire, qui sécrète un produit spécial, le lait, grâce auquel la femme est à même d’assurer la nutrition du nouveau-né dès sa naissance. La lactation fait partie du comportement maternel et sa déficience entraîne, sauf dans l’espèce humaine où des succédanés ont été trouvés, la mort de nouveau-nés et l’échec du but fondamental de la physiologie de la reproduction, la perpétuation de l’espèce [121]. » Conclusion : « Le nouveau-né qui vient au monde n’est donc pas un voyageur sans bagages. Il est porteur du bagage héréditaire proprement dit, mais, de plus, il a derrière lui l’histoire de la vie prénatale aux facteurs complexes avec les répercussions de tout ce qui a pu se passer de normal et de pathologique dans l’organisme maternel [122] ».

i) La gratitude

En fait, la relation d’amour n’est pas seulement bercée par la pulsation binaire aimer-être aimé, elle-même médiatisée par le bien échangé, mais est rythmée de manière ternaire par un retour : celui qui est aimé répond à l’amour reçu par la reconnaissance. Dès lors, la passivité réceptive de l’individu aimé se double d’une activité donatrice qui conduit le donateur lui-même, en miroir, à doubler sa richesse émissive d’une pauvreté réceptive (celle par laquelle il reçoit la gratuité du merci). Cette dynamique, ici esquissée, de gratuité-gratitude ne se contente pas de dépasser la logique déterministe du don-contre-don ou de la dette, mais répond à la tentation récurrente de suspecter l’acte altruiste d’égoïsme : nous accréditons l’amour dont nous sommes gratifiés par la redamatio qui nous retourne vers la source, ainsi que le redira la réponse à la troisième objection.

Or, la reconnaissance est observée et, plus encore, étudiée chez l’animal. Le jour de la Saint Valentin 2011, Michael, accompagné de sa famille et d’amis, observent des baleines sur la mer de Cortez, à partir de leur petit bateau. Leur attention est alors attirée par l’une d’elles qui est prise au piège dans un filet de pêche. Les efforts de cette jeune baleine à bosse n’ont abouti qu’à davantage l’emmêler. Ces tristes incidents conduisent alors irrémédiablement au décès de l’animal. L’équipage la pense donc morte lorsque, soudain, ils l’entendent respirer. Ils décident de l’aider en coupant le filet. Ce ne fut pas sans fatigue – la baleine, sans doute effrayée, les traîne pendant une demi-heure, contrariant leurs efforts –, ni sans danger – pour les nageurs qui l’approchent et tentent de la dégager ; pour le bateau, qui apparaît soudain bien fragile face à l’énorme nageoire caudale. Enfin, après plus d’une heure, les hommes parviennent à libérer le cétacé. Ils fêtent l’événement avec joie. Mais leur liesse n’est rien comparée à celle de la baleine qui, après s’être un peu écartée, effectue un ensemble de plus de quarante plongeons les plus variés et les plus spectaculaires. Les hommes interprétèrent ce festival totalement inattendu, d’une durée équivalente à celle de son sauvetage, non seulement comme la jubilation de l’animal rendu à la vie et à la « liberté », mais aussi comme un acte de gratitude [123].

Cet exemple ne serait-il pas un hapax ? Nullement. Il existe d’autres témoignages de gratitude, par exemple chez la baleine [124] ou le chat [125]. Plus encore, à côté de ces exemples singuliers, certaines recherches étudient le phénomène de manière systématique et universelle [126], par exemple chez les chimpanzés [127]. Il demeure que, comparativement aux nombreux articles sur l’empathie animale ou l’allogrooming, la reconnaissance ne bénéficie pas encore d’une attention suffisante.

Cette émouvante histoire et ces études attestent d’abord que l’homme qui pose ces filets souvent maléfiques, cause de surpêche et d’accidents prévisibles, ne peut s’identifier au grand prédateur unilatéralement vilipendé par trop de pamphlets anthropophobiques, mais est capable d’aide gratuite – et la joie éprouvée en regardant cette vidéo montre notre participation, affective sinon effective, en désir sinon en acte, à cette custodie du cosmos, qui prend la forme d’une serviabilité sans recherche de retour.

Ensuite, assurément, l’animal éprouve cette joie « plus que pleine » (saint Anselme), en recouvrant ces grands biens que sont la vie et la liberté de mouvement : la jubilation du bien qui comble intérieurement rejaillit au-dehors, par surabondance, dans cette chorégraphie. Mais comment ne pas lire dans ces sauts multipliés à l’excès, un témoignage de la gratitude de l’animal qui remercie le donateur humain ? À la compassion conduisant au don gratuit répond non pas le contre-don, mais le don surabondant du merci [128]. Au sans limite de la grâce accordée (adjectif et substantif étant pris en leur sens étymologique) correspond, harmoniquement et harmonieusement, le sans limite du chant choral et dansé de l’action de grâce. Nous nous surprenons à rêver que les relations tissées entre les différents êtres de la nature soient d’active compassion et de jubilante reconnaissance !

Plus encore, cette réponse semble vouloir s’égaliser au don qui a été fait : la multiplication totalement inouïe de ces sauts qui a dû conduire le mammifère marin aux limites extrêmes de ses capacités physiques, donc à un épuisement presque mortel redonne en quelque sorte la vie gratuitement recouvrée.

Enfin, une interprétation strictement darwinienne peine, voire butte : en s’épuisant face à un public qu’elle ne reverra sans doute jamais, la baleine adopte un comportement dangereusement contre-productif. Au potlatch, cette louange exubérante emprunte l’excès, mais elle s’en éloigne par sa gratuité.

j) Conclusion

La dernière observation peut être généralisée : bon nombre des manifestations amoureuses signalées ci-dessus ne rentrent pas, a priori, dans le cadre de l’économie darwinienne. Illustrons-les par d’autres exemples : le coût colossal d’énergie employé pour la cour – par exemple, dans le musth singulièrement impressionnant de l’éléphant ou la chorégraphie du rhinocéros noir qui « donne à voir aux yeux du monde qu’il est en train de danser [129] » – ; la présence d’équivalents de préliminaires sexuels, hors la procréation – « le choix du partenaire chez le castor repose sur une attirance aussi mystérieuse que frappante, puisqu’elle est indépendante de toute exigence immédiate de copulation [130] » ; des combats ludiques fougueux –la martre mâle furète au sol en « émettant des roucoulements excités » alors que sa partenaire « sautille joyeusement autour de lui [131] » – ; la joie débordante – dans La filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe, Darwin disait de l’épinoche mâle en chasse que, à la vue d’une femelle, il « devient fou de joie » ; la perte de l’appétit – Throatpouch, un orang-outan sauvage de la réserve Tanjung Putting de Bornéo, amoureux de Priscilla, « ne prenait même plus la peine de manger [132] » ; l’expression de la tendresse – voici ce que dit Lars Wilsson d’un couple de castors : « Le jour, ils dorment blottis l’un contre l’autre et, la nuit, ils se retrouvent à intervalle régulier pour se toiletter mutuellement ou juste s’asseoir côte à côte un moment » pour émettre des sons très nuancés qui évoquent « à l’oreille humaine l’intimité et l’affection [133] ».

7) L’amour, condition de nouveauté dans la nature

Si l’amour se rencontre en aval de l’évolution, on le rencontre aussi en amont. Faisons appel à ses deux dernières notes distinctives : la fécondité (qui, chez l’être asexué, rejoint la communication de soi) et la communion. Tous deux précèdent le conflit et la sélection.

a) Une générosité primordiale

L’amour se traduit par une généreuse prodigalité. Or, la nature frappe d’abord par sa profusion reproductive.

Celle-ci se rencontre singulièrement dans le monde des bactéries. Leur temps moyen de division est de vingt minutes Si l’une d’entre elles se trouvait sur une boîte de Pietri à la mesure de ses capacités reproductrices, sa descendance serait de 2144 (soit 2,2 x 1043) individus et pèserait un poids supérieur à celui de la Terre en… deux jours ! De fait, les courbes décrivant le potentiel ou la capacité biotique (qui est la valeur maximale que peut atteindre une population déterminée dans un habitat déterminé) des bactéries sont exponentielles. Or, de par leur nombre (6,6 x 109 par ml.), les bactéries constituent la partie la plus importante de la population de la biomasse (qui regroupe les végétaux, les animaux et les déchets organiques qui leurs sont associés) [134].

Loin d’être bornée au monde microbiotique, cette expansion débordante notifie aussi les eucaryotes plus évolués – à la variation d’échelles près. Donnons-en quelques exemples dans le monde animal et végétal. Chez certains pucerons de la famille des Aphidés, l’embryon parthénogénétique commence son développement dès avant la naissance de leur mère… Aussi leur puissance reproductive est-elle spectaculaire : si tous les descendants se retrouvaient dans les conditions optimales d’environnement, une seule femelle en produirait 524 milliards par an. Le Corypha est un palmier du Sud-Est asiatique dont le bourgeon terminal se transforme, à un moment, en une unique inflorescence ramifiée ; et celle-ci peut atteindre huit mètres de hauteur et porter jusqu’à quinze millions de fleurs !

Certaines espèces végétales n’ont développé aucun système de défense ou plutôt se défendent par leur seule fécondité. Tel est le cas d’un palmier, le Corypha et d’un bambou, le Phyllostachys bambusoïdes (qui bat le record de taille des bambous, pouvant atteindre trente mètres de haut et, en période de pleine croissance, grandit de près d’un mètre par jour, soit à l’œil nu, au sens propre). Elles compensent cette absence d’agressivité même défensive, par une fructification phénoménale. À l’instar du Corypha, le Phyllostachys produit un nombre colossal de graines : on a pu mesurer des matelas de graines de presque 25 centimètres d’épaisseur sous certains d’entre eux. Or, l’appétence du prédateur, comme ses capacités, sont finies. Par conséquent, il est débordé par l’infinité relative de sa proie. Les spécialistes de l’évolution n’appellent-ils pas ce mécanisme de défense « saturation du prédateur » ? L’animal emploie aussi ce type de défense, qui est également associé à une reproduction rythmique. Les cigales périodiques vivent sous terre pendant dix-sept ans, se nourrissant de la sève des racines des arbres ; au temps de la fécondation, des millions de nymphes parvenues à maturité viennent à la surface du sol, s’accouplent et pondent. Or, leur nombre surabondant épuise toutes les capacités de prédation [135].

La gratuité se traduit dans la multiplication non seulement des individus, mais aussi des espèces. D’une étude à l’autre, les chiffres variaient de manière considérable (de 3 à 100 millions d’espèces vivantes), jusqu’à l’estimation la plus précise jamais effectuée par les chercheurs du Census of Marine Life et publiée le 23 août 2011 [136]. Fondée sur les dernières techniques éprouvées de taxonomie, elle recense environ 8,7 millions d’espèces vivantes [137]. Ajoutons que, selon les calculs d’un des trois cofondateurs de la théorie synthétique de l’évolution, « le chiffre d’un milliard d’espèces éteintes est probablement à la limite inférieure de ce que l’on peut envisager [138] ».

Enfin, cette vitalité sans limite s’incarne non seulement dans la génération, mais dans une véritable « rage de vivre » [139]. Avant d’être lutte pour la vie, la nature est donc amour démesuré de la vie, « volonté de vivre », comme Nietzsche l’avait justement noté dans un développement contre « le darwinisme et sa doctrine incompréhensiblement unilatérale de la ‘lutte pour la vie’ » : « Dans la nature règne, non la détresse, mais l’abondance, et même le gaspillage jusqu’à la folie. La lutte pour la vie n’est qu’une exception, une restriction momentanée de la volonté de vivre [140] ». Trop influencés par l’utilitarisme qui baigne notre époque autant et constitue le fond interprétatif souvent innommé du darwinisme, nous ne savons plus nous étonner de cet ardent désir qu’a la vie de se communiquer : nous y lisons une volonté hégémonique d’expansion, voire un égoïsme biotique (nous reparlerons de la théorie du selfish gene), au lieu d’y lire une trace du bonum diffusivum sui.

b) Des échanges eux aussi prioritaires

L’amour se caractérise aussi par sa capacité à connecter, voire à unifier deux êtres différents ; dynamique, cette communion, qui n’est pas fusion, se traduit par un échange de dons. L’union fait la force… de l’amour. Or, loin d’être replié sur lui-même, loin d’être seulement captatif, le monde organique vit d’échanges permanents. Nous avons observé dans la section précédente que la nature produit de l’unité. Montrons, en amont, que l’unité produit de la nature.

La nature donne à voir de nombreux comportements de coopération [141]. Certains se produisent entre êtres différents, d’autres supposent l’intériorisation d’un vivant par un autre. Nous nous limiterons au monde microbiotique [142].

Les échanges sont particulièrement à l’œuvre dans le monde des bactéries. En effet, il s’agit d’organismes procaryotes. Or, les cellules procaryotes ne cloisonnent pas leur matériel génétique, alors que les cellules eucaryotes le stockent dans leur noyau et l’y enferment. Souvent en contact les unes avec les autres, les bactéries l’échangent donc aisément, alors que les cellules à noyau (et cytoplasme) ne communiquent leurs gènes que lors de la fécondation, par la médiation de la sexualité. Autrement dit la bactérie favorise la communication, et la cellule différenciée l’identité. Plus exactement, la cellule procaryote se donne avec tout son être, au risque de la déperdition de soi, alors que la cellule eucaryote en donne seulement une partie, par le biais des cellules sexuelles (la lignée germinale). Comme si, dans un premier temps, il était nécessaire de maximiser les échanges. L’être de la bactérie est comme fluidifié, il se donne le plus possible jusqu’au sacrifice de l’individualité microbiotique qui, en ce sens, incarne la loi du don maximum, celle même de l’amour. De fait, à côté de ces transferts horizontaux par lesquels les gènes passent d’un micro-organisme à un autre, par le mode asexué de reproduction par scissiparité, on peut dire que la bactérie-mère s’éternise dans ses bactéries-filles, mais aussi qu’elle disparaît, qu’elle s’efface totalement en leur faveur. Enfin, le monde bactérien est celui qui pousse au maximum la symbiose. Bref, c’est « un monde où l’art d’échanger, de partager, de vivre ensemble est poussé à son paroxysme [143] ».

 Nombreux sont les phénomènes de coopération par incorporation d’un organisme vivant : la symbiose, le mutualisme et le commensalisme. Considérons seulement la première [144].

Depuis les travaux de la biologiste américaine Lynn Margulis, il est aujourd’hui communément admis que le passage décisif du procaryote à l’eucaryote est le fruit d’une symbiose [145]. En effet, une bactérie de taille s’est associée d’abord à une petite cyanobactérie, c’est-à-dire une bactérie porteuse de chlorophylle, puis à une bactérie spécialisée dans la production d’énergie, qui est ainsi devenue une mitochondrie. Il suffit que le processus symbiotique continue avec l’assimilation d’un micro-organisme en forme de tire-bouchon pour que, bénéficiant d’un flagelle, la cellule puisse se mouvoir dans l’eau de l’océan primordial. Mais ne s’agit-il pas d’un parasitisme plus que d’une symbiose ? En 1996, un biologiste de l’université du Tennessee, Kwang Jeon, fit la découverte suivante : des amibes cultivées dans son laboratoire étaient parasitées par des bactéries. Or, si beaucoup d’amibes moururent, certaines, contre toute attente, survécurent, tout en conservant leurs hôtes bactériens. Plus encore, loin de subir leur présence, les amibes semblaient en contrôler leur nombre. Il l’établit par une expérience décisive : il prit une amibe qui n’avait jamais été infectée par une bactérie, en préleva le noyau et le remplaça par celui d’une amibe qui vivait depuis des années avec des bactéries dans son cytoplasme. Résultat : la nouvelle amibe ne parvint pas à survivre. Contre-épreuve : s’il intégrait à nouveau des bactéries dans l’amibe, celle-ci reprenait le processus de division cellulaire [146].

Comment interpréter ces faits ? Le parasitage est un processus qui se fait uniquement au bénéfice du vivant parasitant. Il illustre donc la conception polémique de la vie selon laquelle le plus fort l’emporte sur le plus faible, au point de l’éliminer ou de l’enrôler totalement à son service. Mais ici l’amibe a appris à vivre en compagnonnage avec les bactéries. Nous nous trouvons donc face à un autre processus : une coopération, que la biologie appelle une symbiose.

Mais la symbiose n’est-elle en réalité pas une fusion par laquelle l’un des deux êtres engloutit l’autre ? Certes, dans les deux processus, les êtres précédemment distincts s’unissent en une seule substance qui n’est pas un tertium quid, mais l’un des deux vivants. Toutefois, je distinguerai deux formes de fusion : la première est une assimilation qui réduit totalement l’un des vivants et en fait la chair de l’autre ; la seconde est une intégration qui intériorise en sauvegardant les spécificités et les propriétés du vivant intégré. En ce sens, la symbiose est la première forme d’une unité supérieure qui, elle, sera respectueuse de la diversité substantielle.

Considérons enfin, la relation entre la symbiose et la sélection naturelle. D’abord, les deux dynamismes sont distincts : l’un oppose, voire détruit ; l’autre unit, même s’il intègre (mais sans assimiler, ainsi qu’on vient de le dire). Ensuite et surtout, le jeu de construction par agglomération est premier vis-à-vis de la sélection. En effet, « ensuite, seulement intervint la sélection naturelle » afin de « trier et conserver les symbioses performantes, en éliminant les autres. Bref, la vie crée par symbiose et trie par sélection [147] ». Comme cette dernière opère par lutte, l’union précède la sélection, l’amorisation prime l’agression – mais sans en faire fi. Il se dit ici une loi plus générale : le conflit suppose l’existence des êtres en conflit ; or, ceux-ci apparaissent par la mise en relation, la coopération dont on vient de voir qu’elle est à la fois ubiquitaire et permanente.

c) Conclusions

Pour que la nouveauté puisse apparaître dans la nature, deux conditions, parmi d’autres [148], sont donc nécessaires : que les vivants se multiplient à profusion ; qu’ils se rencontrent. Or, fécondité et communion sont les deux actes par excellence de l’amour. L’innovation cosmique rime donc avec érotique. De cette conclusion propositive se déduit une conclusion critique. Darwin fait de la sélection (du plus apte) le mécanisme unique d’innovation dans la nature. Il ne rend donc pas compte des présupposés tout aussi vitaux. En n’explicitant pas deux lois du vivant pourtant décisives, la théorie de la sélection naturelle souffre donc d’incomplétude.

8) L’amour, cause de nouveauté dans la nature

La section précédente a montré que l’amour comme puissance expansive et cohésive est la condition de l’inédit dans le cosmos. Allons encore plus loin : l’amour peut-il être cause d’innovation, force de proposition au sein du monde animal ou végétal ?

L’évolution du vivant donne à voir non seulement un buissonnement extraordinairement varié d’espèces très différentes, mais aussi, entre autres, trois données : la séduction, la créativité, la dépendance croissante. Or, si elle peut toujours les interpréter a posteriori (au péril de sombrer dans l’argumentation non-falsifiable : elle est capable d’établir le caractère adaptatif de phénomènes contraires) la théorie darwinienne peine à en rendre compte a priori. En revanche, ces différents faits semblent mieux s’éclairer dans une perspective amative. Il n’est pas possible, dans l’espace d’un article et, plus encore, dans un cadre seulement philosophique et non scientifique de démontrer une telle thèse. Nous nous contenterons de la montrer, ou plutôt de la suggérer.

a) La domination ou la séduction ?

La séduction est très présente dans la nature. C’est ce qu’atteste le monde végétal. Les angiospermes ou plantes à fleur constituent plus des deux tiers des plantes connues. Or, « la plante à fleur » est « ce prodige de séduction », de « séduction totale », « avec son calice de sépales, sa corolle de pétales colorés, ses ovaires surmontés d’un pistil et ses étamines porteuses de pollen [149] ». La séduction est tout aussi présente dans le monde animal. Par exemple « moins de la moitié des 8.500 espèces d’oiseaux chante, l’autre moitié se pare de couleurs et crie [150]. »

Or, la séduction est non-violente et donc s’oppose à la domination, à la lutte entre individus ou espèces – même si les parades nuptiales ne sont pas sans rivalité. Au lieu d’agresser l’autre, l’animal se montre, se met en scène, court des risques en offrant des cadeaux (parfois très chronophages) qui peuvent être refusés. Plus encore, l’attirance est coûteuse – elle « demande de l’énergie [151] » – et périlleuse – la présence de rivaux menace constamment les stratégies de conquête. La nature n’aurait-elle pas pu inventer un mécanisme moins créatif, mais aussi plus assuré et moins dépensier ? S’il est donc facile d’expliquer a posteriori la séduction en termes d’adaptation, elle paraît donc très peu probable a priori. Certes, le panache du paon qui n’est d’aucune utilité au vol et gêne son décollage ainsi que son atterrissage maximise les chances de la reproduction, donc rentre dans le cadre darwinien. Mais cet avantage est-il un effet ou une cause ? Ne faudrait-il pas aussi envisager un autre mécanisme ?

C’est ici que l’amour, dans sa signification analogique, entre en jeu. Prenons le cas de la pollinisation. Elle est entièrement fondée sur la séduction entre d’un côté les plantes (angiospermes), de l’autre les animaux (aussi variés que l’abeille, le colibri ou la chauve-souris). Or, la pollinisation a pour finalité la reproduction qui est l’un des actes de l’amour. Mais elle concrétise aussi l’autre acte qu’est l’unification. Elle en réalise au mieux non seulement le vœu général qui est le rapprochement, mais elle le maximise dans son universalité, en rapprochant les vivants les plus variés, puisqu’ils appartiennent à deux règnes différents, et dans sa modalité, puisqu’elle induit la plus grande inclination avec le plus grand respect. Est-ce seulement pour des raisons commerciales que le film Pollen [152], remarquable autant par sa photographie que par son information scientifique [153], a pour « signature » (comme disent les publicitaires) la phrase suivante : « Notre avenir dépend d’une histoire d’amour » – entre les règnes végétal et animal ?

La nature semble donc inventer cette solution ingénieuse, mais dépensière, qu’est la séduction non pas seulement par sélection, mais par amour – un amour qui « veut » l’union autant que la reproduction [154]. Autrement dit, toute acquisition n’est pas seulement adaptative. On aurait pu imaginer une sexualité sans éclat, avec des parades fades… C’est tout le contraire à quoi la nature nous convie. Or, qui dit parade, dit parure, donc beauté. Aussi l’attirance sexuelle n’est-elle pas seulement ordonnée à « la perpétuation de formes animales données mais » à « leur embellissement », affirme le philosophe russe Soloviov en dialogue avec le naturaliste anglais. Le mâle, notamment, cherche à s’embellir pour séduire la femelle : que ce soit la séduction d’une forme, d’une gestuelle (parade) ou d’une voix ; et de citer le poète grec Xénarchos à la suite de Darwin : « Les cigales vivent dans le bonheur : toutes leurs femmes sont sans voix » ! Encore à la suite de Darwin, il note que « la capacité de séduire la femelle de diverses manières a, dans certains cas, plus d’importance que la capacité de l’emporter sur les autres mâles dans une lutte ouverte [155] ».

b) L’adaptation ou la créativité ?

Nous avons observé l’extraordinaire diversité des espèces vivantes, la créativité presque infinie de la nature. La théorie darwinienne cherche à en rendre compte par la seule adaptation du vivant à son milieu. Dans cette optique, l’inventivité est attribuée à la pression de sélection et non au vivant qui en bénéficie ou la subit, selon qu’il survit ou non. Tout à l’inverse, George Canguilhem affirme que le vivant n’est pas seulement une puissance d’adaptation, mais aussi une capacité de créativité. La vie n’est « pas seulement soumission au milieu, mais institution de son milieu propre », et cela vaut pour les valeurs imposées non pas seulement au milieu, mais à « l’organisme même. C’est ce que nous appellerons la normativité biologique [156] ». Une attestation de cette puissance normative réside, selon le philosophe et médecin français, dans la capacité à inventer de nouvelles valeurs. Le plus souvent, « la vie est en-deçà de ses possibilités, mais [elle] se montre au besoin supérieure à sa capacité escomptée [157] ».

Or, celui qui aime authentiquement valorise spontanément l’initiative du vivant contre la pression du milieu, il défend l’action contre la réaction : parce que l’amour est autocommunication extatiquement tourné vers l’autre, parce qu’il est désintéressé, parce qu’il « aspire » à la libre autodonation – ultimement, parce qu’il redouble l’être originairement reçu dans l’être téléologiquement offert.

c) Le plus fort ou le plus faible ?

La compétition pour la vie est une donnée incontournable. Toutefois l’interprétation par la seule domination et survie du plus apte n’en rend que partiellement compte. Prenons le cas des vivants qui se trouvent au sommet des chaînes trophiques. Assurément, ces prédateurs sont sélectionnés parmi les animaux et les végétaux les plus puissants ou les plus rapides. Mais, d’un autre côté, ce sont ceux qui dépendent de leurs proies pour vivre, alors que celles-ci, tout au contraire, dépendent de l’absence du ceux-là pour subsister. Le plus fort est donc aussi, sous un autre point de vue, le plus faible [158]. La dialectique hégélienne de maîtrise et de servitude trouve ainsi une première réalisation, analogique, dans la nature qui ébauche l’esprit : non seulement parce que la domination se renverse en son contraire, mais parce que cette Aufhebung se réalise grâce au travail du plus petit.

Or, une dernière fois, plus que la sélection, l’amour est à même de rendre compte de cette logique paradoxale : en conjuguant donation et réception, donc richesse et pauvreté, indépendance et dépendance, il montre que jamais la nature n’accorde un pouvoir à un être sans, de l’autre, le rendre vulnérable. Nous verrons dans la réponse à la dernière difficulté que, chez les grands prédateurs, à cette vulnérabilité, qui pourrait être interprétée de manière seulement négative [159], se joint une ébauche de ce que l’on pourrait appeler un service.

9) Réponse aux difficultés

« Peuvent-ils aimer [160] ? », demandait Dominique Lestel à propos des animaux, dans le prolongement de la question du fondateur de l’utilitarisme, Jeremy Bentham : « Peuvent-ils souffrir ? », qui elle-même se substituait à l’interrogation classique : « Peuvent-ils raisonner ? » Nous avons résolu, chemin faisant, les trois premières des cinq objections, en faisant appel à une conception analogique de l’amour étendu à tous les animaux et même à tout le cosmos [161], même s’il se réalise graduellement, en épousant les sauts qualitatifs existant entre l’inerte, le vivant, l’homme, etc. Celle-ci était communément défendue par les philosophes grecs, autant Plotin, qui ici suit la leçon d’Aristote [162], que Socrate, qui se laisse enseigner par Platon via Diotime [163]. Mais elle n’est pas absente des contemporains, philosophes [164] ou scientifiques [165]. Cette similitude double le mouvement descendant (catalogique) d’un mouvement ascendant (proprement analogique) qui le fonde : si « quelque propension interne à s’unir n’existe pas, jusque dans la molécule, il serait physiquement impossible à l’amour d’apparaître plus haut, chez nous, à l’état hominisé ». Voilà pourquoi, conclut Teilhard de Chardin, « l’amour (c’est-à-dire l’affinité de l’être pour l’être) n’est pas spécial à l’Homme [166] ». Ajoutons quelques compléments de réponse.

a) L’amour et la liberté

On rencontre un analogue infra-rationnel de la liberté dans les comportements animaux : ceux-ci prennent un partenaire amoureux et en rejettent d’autres (cela est particulièrement vrai des oiseaux, par exemple les roussettes femelles [167]) ; or, qui dit sélection dit élection

Il y a plus d’un demi-siècle, le conservateur du British Museum remarquait : « Si nous admettons chez l’animal un certain degré d’intelligence – si faible soit-il –, pourquoi ne pas admettre aussi bien le choix d’un compagnon [168] ». Et de multiplier les exemples dans toutes les classes d’animaux. Un autre naturaliste britannique, Darwin lui-même, voyait dans le monde animal s’ébaucher un équivalent de la liberté. C’est ainsi qu’il prête à la femelle la capacité de prendre conscience de la beauté du mâle :

« Le faisan Argus ne possède pas de couleurs vives, de sorte que son succès en amour paraît dépendre de la grande taille de ses plumes et de l’élaboration des motifs très élégants qui les ornent. Beaucoup prétendront qu’il est totalement incroyable qu’un oiseau femelle soit capable d’apprécier la beauté d’un jeu de nuances et l’élégance des motifs. C’est sans aucun doute un fait merveilleux qu’elle possède ce degré de goût presque humain. Celui qui imagine qu’il peut, sans se tromper, jauger les capacités de discernement et le goût des animaux inférieurs, dénie peut-être au faisan Argus femelle l’aptitude à apprécier une beauté aussi raffinée ; mais il sera alors obligé d’admettre que les postures extraordinaires adoptées par le mâle dans l’acte de la cour nuptiale, et qui lui permettent d’exhiber dans toute sa plénitude l’admirable beauté de son plumage, sont sans aucun objet ; et c’est là une conclusion que pour ma part je n’admettrait jamais [169] ».

De manière plus globale, le naturaliste anglais affirme ici plus qu’une analogie, à savoir un premier pressentiment de ce que l’homme effectuera dans la sélection artificielle des animaux domestiques [170] : de même que l’être humain choisit en sélectionnant les animaux ou les plantes les plus aptes, de même la femelle animale trie – ébauchant ce qui un jour sera un acte de libre décision – les mâles les plus favorables à la reproduction [171].

b) L’amour et le sentiment

Cette objection postule une vision behaviouriste et mécaniste de l’animal. Or, elle fut réfutée par les travaux de Jakob von Uexküll et de ses continuateurs comme le psychologue néerlandais Frederik J. Buytendijk : si peu élaborée soit l’attitude de l’animal (le biologiste berlinois a a rendu fameux l’Umwelt d’Ixodes ricinus, plus connu sous le nom de tique [172]), elle suppose la présence d’un monde intérieur ; si pauvre soit-il, selon l’expression de Heidegger, il existe et suppose donc la présence d’une vie non seulement cognitive et affective [173]. En d’autres mots, la différence ne réside pas dans la présence ou l’absence d’intériorité, mais dans sa plus ou moins grande richesse.

De plus, la difficulté peut faire l’objet d’une rétorsion (au sens élaboré par Gaston Isaye) : notre vie contredit notre pensée. En effet, cette difficulté suppose que le monde de l’autre nous soit à jamais inaccessible ; or, nous nous comportons en nous représentant en permanence le monde intérieur de l’autre, y compris animal (l’agitation de la queue du chien signifie sa joie et ce feulement du chat sa colère, etc.). Loin d’être une simple adaptation, cette attitude engage une compréhension du monde qui nous paraît suffisamment probable (et même douée de certitude pratique) pour que nous ne la remettions pas en question. De ce point de vue, l’enfant, maître de simplicité, en sait plus que nous.

c) L’amour et la gratuité

Un acte authentiquement gratuit est un acte librement posé pour l’autre, c’est-à-dire sans retour,. Nous avons déjà répondu sur le premier aspect, le pôle efficient. Sur le second aspect, le pôle téléologique, l’exposé a multiplié les exemples d’attitudes animales (service, etc.) qui n’étaiient pas finalisé par la recherche d’un intérêt.

Ne cède-t-on toutefois pas à la rhétorique romantique de Maeterlinck ? Ce qui est apparemment et immédiatement désintéressé aboutit au final à un avantage réel. Les intérêts communs sont finalisés par ceux de l’individu. En cohérence avec le darwinisme, Franz de Waal interprète en ce sens les phénomènes qu’il étudie chez les grands singes : « Les primates ne vivraient pas en groupe, comme ils le font, si la coopération ne leur apportait une formidable plus-value du côté de la survie individuelle [174] ».

La réconciliation ne serait-elle donc qu’une ruse de l’égoïsme ? Ce serait oublier les études qui ont montré, sans équivoque possible, la capacité, pour l’animal, de suspendre son bien sans contrepartie immédiate ou médiate. Ne serait-il pas plus réaliste, et ceci, en continuité avec la réalité humaine, de se représenter le comportement humain comme un mixte de gratuité et d’intérêt ? De plus, toute attitude de réconciliation suppose une initiative, donc un risque, donc une amorce de gratuité. Enfin, l’objection selon laquelle ces actes apparemment gratuits sont secrètement intéressés, entre dans le cadre d’une question plus large qui déconstruit tout altruisme en narcissisme. Entre la théorie de l’amour pur qui, s’il était vivable, voire vécu, ferait le jeu du masochisme et l’utilitarisme qui étend idéologiquement le pessimisme à l’infini, il y a place pour un amour réellement tourné vers l’autre pour l’autre, sans recherche de gratification ni destruction de soi [175]. Sans entrer dans le détail, relevons une expérience aussi simple qu’irréfutable de la gratuité : la gratitude [176], dont nous avons vu qu’elle est présente chez l’animal. Partant non plus du donateur, mais du bénéficiaire, elle renverse l’argument. Mieux, elle redouble le désintéressement du don par celui de sa réponse. Jusque dans son nom, la gratitude atteste la gratuité : celle du donateur, celle du donataire.

Mais, si l’organisme vivant n’agit pas pour lui-même, ne serait-il pas mû ou plutôt manipulé par le gène qui, lui, ne cherche qu’à maximiser ses intérêts ? Dans un ouvrage devenu rapidement célèbre, le biologiste et éthologiste britannique Richard Dawkins expose le point de vue néodarwinien de manière inédite à partir non pas de l’organisme pris dans son milieu, mais du gène lui-même qu’il qualifie d’égoïste. En effet, dans le monde du vivant, la première réalité est le réplicateur. « L’unité fondamentale, le premier moteur de toute vie, c’est le réplicateur [replicator] ». Ce nom à la sonorité de science-fiction signifie « tout ce dont on fait des copies dans l’univers ». Traduction : ce sont les gènes. Or, les premiers réplicateurs apparaissent par hasard, les suivants par répétition du prototype. « À un certain moment de l’évolution de la vie sur terre, cet assemblage de réplicateurs mutuellement compatibles commença à prendre la forme de véhicules discrets – les cellules et plus tard les corps pluricellulaires ». On aboutit ainsi à une suprématie du gène pour qui l’individualité de la cellule ou de l’organisme importe peu : « Le corps individuel qui nous est si familier sur notre planète ne devait pas nécessairement exister. Le seul type d’entité qui permette à la vie d’apparaître, n’importe où dans l’univers, c’est le réplicateur immortel [177] ». Par conséquent, le gène agit pour lui-même, autrement dit, il est foncièrement égoïste : « L’unité fondamentale de sélection, et par conséquent celle qui a en soi de l’intérêt, ce ne sont pas les espèces, le groupe ou même l’individu au sens strict, mais le gène, unité de l’hérédité [178] ».

Ce n’est pas le lieu d’entrer dans une évaluation systématique de cette thèse et de cet ouvrage qui ont suscité les débats que l’on sait. Un Frans de Waal s’interroge par exemple sur la pertinence d’un titre oxymorique qui associe un terme emprunté au champ lexical de la biologie et l’autre à celui de l’éthique. Je me contenterai de demander : d’où provient la suprématie du réplicateur ? en quoi s’origine son irrésistible vouloir-durer toujours ? Certes, le scientifique peut en demeurer au constat : la pulsion d’immortalité est, un point c’est tout. Mais pourquoi questionner les autres faits, comme les processus de réplication, et s’arrêter à celui-ci qui est plus fondamental. En tout cas, il appartient à la philosophie, soif de la sagesse, de poser les questions ultimes : pourquoi le gène se reproduit-il ? Le terme « réplicateur » est trompeur : il fait croire à un processus de répétition, pire, de conatus conservant l’être ; or, qui dit débordement de soi, extase, dit, analogiquement, amour. Même dans la version polémique de Dawkins, ce processus atteste la précédence invue de la générosité, cette loi de vie antérieure à la sélection naturelle. « Le premier moteur de toute vie » n’est donc pas le réplicateur, mais la communication amative qui l’anime et le déborde.

d) L’amour et l’agressivité

Il serait irénique et faux de nier la présence, voire l’omniprésence de l’agressivité et de la compétition dans la nature, tant végétale qu’animale. Toutes les espèces ou presque sont dotées d’armes défensives, et beaucoup d’armes offensives. Comme, par ailleurs, nous avons montré la présence et l’importance de la coopération à côté de la compétition, la question devient : comment concevoir les relations entre agressivité qui exclut et amour qui inclut ?

À la suite de Darwin, certains biologistes affirment que la nature sélectionne les comportements mutualistes pour leurs avantages. Plus rares sont ceux qui, comme Jean-Marie Pelt, soutiennent que « les forces de compétition en œuvre dans la nature sont équilibrées par des forces de coopération [179] ». La première position accorde la priorité à la combativité sur la tendresse, la deuxième les égalise en tentant de les harmoniser. Ne peut-on avancer une troisième posture, complémentaire : plus jeune que la tension, l’inclination ? Elle peut se déduire des caractéristiques de l’amour. En effet, la vie est avant tout expansion, individuelle (croissance) ou spécifique (procréation). Or, c’est seulement par cette expansion qu’elle rencontre l’autre vivant d’où peut naître le conflit. Les raisons en sont multiples (défense du territoire, prédation, lutte pour la domination, etc.). Cette agressivité est donc seconde à l’égard de l’amour. Autrement dit, l’agressivité est incluse dans l’amour qui la déborde [180].

Ne trouve-t-on pas une confirmation dans le constat selon lequel l’agressivité de l’animal et de la plante ne dépasse presque jamais la mesure, voire est constamment régulée ? La violence – entendue comme hubris ou excès d’irascible – est donc tristement propre à l’homme, sans pour autant être une fatalité. Par conséquent, amour et agressivité s’articulent en fonction non seulement du couple catégoriel de l’originarité et de la secondarité, mais aussi de celui de la démesure et de la mesure.

e) L’amour et l’égalité

Nous avons déjà répondu de plusieurs manières à l’argument : au sein d’une même espèce, les relations de domination sont aussi autolimitées, voire parfois compensées par la réconciliation ; entre espèces prédatrices et proies, si domine parfois la lutte pour l’existence, elle est aussi précédée et enveloppée par l’élan de générosité procréative.

Considérons surtout l’argument des grands prédateurs. L’imaginaire qui l’alimente (que l’on songe à nos représentations des requins, des grands fauves, etc., amplifiées et dramatisées par le cinéma d’épouvante) relève de ce que Gaston Bachelard appelle l’obstacle épistémologique. Un récent article de la revue Science montre que, tout au contraire, les grands prédateurs sont des protecteurs de la nature. Cette proposition contre-évidente est défendue par une équipe de 24 chercheurs appartenant à 6 pays d’Europe et d’Amérique septentrionales, dirigée par l’américain James Estes [181]. Deux exemples parmi les nombreux qui illustrent cette étude. Dans le parc de Yellowstone, les loups ont disparu ; leur proie préférentielle, les élans, ont proliféré ; or, ces derniers sont grands amateurs de feuillages et d’écorces ; les populations de saules et de trembles ont donc été décimées. La prise de conscience de cet effet domino néfaste a conduit à la réintroduction du carnassier, ce qui a régulé le nombre de cervidés et la flore avec lui. Les conséquences concernent aussi l’homme. Les populations de onze espèces de grands requins sur la Côte est des États-Unis ont perdu ces trente dernières années entre 87 et 99 % de leurs effectifs ; or, leur proie est notamment la raie pastenague ; celle-ci a donc proliféré, en l’occurrence, d’un facteur 20, atteignant le chiffre de 40 millions ; comme la raie se nourrit de stocks de palourdes et d’autres mollusques ; les pêcheurs qui vivent de leur prise sont donc considérablement pénalisés.

L’agressivité la plus grande n’est donc pas la plus spectaculaire. Celle des grands prédateurs, qualitative, se manifeste de manière hard, cruelle, sauvage ; ressemblant fort à la nôtre (la démesure de la violence en moins), elle est affectivement investie. Mais leur disparition laisse toute sa place à une autre agressivité, plus soft, moins apparente, mais beaucoup plus radicale au plan quantitatif : ayant perdu tout volant régulateur, les espèces qui les remplacent occupent sans vergogne toute la niche écologique, que, par un comportement automesuré, les grands prédateurs laissaient partiellement vacante pour les autres espèces.

Ces données confirment aussi la thèse générale et la réponse à la précédente objection. En effet, la nécessité des grands prédateurs atteste que leur combativité est enrôlée au service d’un bien qui les dépasse, la protection de l’environnement. Autrement dit, l’agressivité est au service de l’unité équilibrée de la nature. Pour eux aussi, régner, c’est servir et non pas simpliciter dominer. Harmonique peut donc rimer avec polémique, lorsque l’irascible est finalisé par le concupiscible au plan spécifique, comme il l’est au plan individuel. Si le grand prédateur n’est pas commutable, c’est qu’il ne se contente pas de profiter de la cascade trophique, d’une certaine manière, il la gouverne sans le savoir, pour une finalité supérieure qui lui échappe et dont une meilleure connaissance nécessiterait des recherches scientifiques spécifiques.

10) Conclusion

Ainsi que l’annonçaient titre et sous-titre de l’intervention, double était sa thématique : la centralité de l’amour au sein du vivant ; l’articulation de cette vision « érotique » avec la perspective « polémique » qui régit l’économie darwinienne de l’évolution.

L’amour est à la fois fruit, condition et cause de la vie. D’abord, la nature produit de l’amour et pas seulement ni d’abord de l’utilitaire ou de la compétition : bien des comportements altruistes des animaux et des végétaux n’apportent aucun bénéfice à l’individu, au groupe ou à l’espèce, voire mettent en jeu la vie de celui qui le pose. Le monde de la nature n’est pas seulement ni même d’abord composés de prédateurs et de proies, de bourreaux impitoyables et d’innocentes victimes ; il valorise et favorise les coopérations, et même une forme de gratuité. Ensuite, l’amour produit de la nature. Au titre de la condition de possibilité : le vivant se multiplie avec générosité expansive et multiplie les connexions, dans le temps et l’espace. Au titre de la cause : l’amour est source de créativité et donc d’inédit.

Loin de se désintéresser de l’amour, Darwin lui accorde une place importante. Il est d’ailleurs significatif que, à la suite d’un film consacré aux animaux amoureux [182], un ouvrage éponyme s’inscrive sous le haut patronage de Darwin [183]. Toutefois, dans cette perspective, la sélection naturelle demeure le mécanisme décisif ; l’amour n’est qu’un effet et il ne devient cause d’évolution que chez l’homme, et au prix d’une coûteuse inversion de la logique adaptative. Ensuite, en amont, le processus sélectif présuppose l’expansion de la vie (la multiplication des individus) autant que leur propension à s’unir sans en rendre compte. Enfin, en aval, la théorie darwinienne ne peut interpréter un certain nombre de comportements ne présentant nul avantage sélectif comme la gratitude ou la serviabilité hors espèce.

Tout à l’inverse, l’amour éclaire, d’une part les présupposés de l’évolution – expansion et connexion sont ses deux expressions les plus profondes –, d’autre part, les comportements coûteux en temps et en énergie – ils valorisent la gratuité qui est le trait propre de l’amour. Si le naturaliste britannique a montré, et c’est heureux, que la nature sélectionne l’amour, ne faudrait-il pas ajouter que l’amour sélectionne la nature – ou plutôt l’invente ? Autrement dit, l’amour est une puissance d’évolution non pas seulement au titre de la finalité, mais aussi au titre de l’origine, c’est-à-dire de l’efficience.

Le dialogue entamé avec Darwin dès la première des trois relations possibles entre amour et nature s’est-il, dans la troisième configuration (l’amour comme cause), transformé en exclusion ? Nullement. Notre confrontation avec la théorie darwinienne de la sélection naturelle rime toujours avec intégration. Nous n’avons pas cherché à substituer au « Dévorez-vous les uns les autres », un « Aimez-vous les uns les autres ». Loin de nier l’agression, l’amorisation l’englobe. Celle-ci la comprend, l’inclut, tout en la situant. Plus encore que l’agressivité ou que la compétition, mais pas sans elles, l’amour agit au cœur de la nature – avec une extension plus vaste.

Assurément, faire de l’amour la clé interprétative de la nature au minimum pèche par manque de sérieux, au pire fait New age. Le terme trop connoté, trop romantique, d’amour ne paraît guère voué à un avenir dans le monde du savoir rigoureux. Surtout, notre propos s’est fondé sur un certain nombre d’études scientifiques, mais a d’abord emprunté sa lumière à la sagesse philosophique [184]. Il gagnerait beaucoup, pour que l’hypothèse s’achemine vers la thèse, à être validée par des expériences qui montreraient alors que l’éros, avant le polémos, est le père (autant que la mère) de toutes choses. Darwin cherchait l’équivalent de la loi newtonienne de la gravitation (autrement dit l’attraction universelle) régissant le monde du vivant. La biochimie a montré qu’il existe une certaine continuité entre l’inerte et l’organique – à l’instar de celle existant entre l’animal et l’humain. Ne serait-il pas cohérent de chercher cette loi unificatrice non pas du côté de l’opposition conflictuelle, mais du côté de l’amour qui attire, unit et se répand ?

[1] Oscar Milosz, cité par Olivier Clément, L’autre soleil. Quelques notes d’autobiographie spirituelle, Paris, Stock, 1975, réédité Paris, DDB, 2010, p. 57.

[2] Le Figaro, jeudi 14 février 2013, p. 15.

[3] Il se réfère aux slogans vus sur les affiches lors de la manifestation du 13 janvier : « Un père + une mère = un enfant, c’est la nature ! » ou « Pas d’ovules dans les testicules ! ».

[4] Cf. Pascal Ide, « La nature humaine, fondement de la morale », Coll., Handicap, clonage… La dignité humaine en question, Actes du colloque de bioéthique de Paray-le-Monial de mai 2003, Paris, L’Emmanuel, 2004, p. 79-155.

[5] Voutch, Personne n’est tout blanc, coll. « La bibliothèque du dessinateur », Paris, Le cherche midi, 2002, p. 61.

[6] L’origine des espèces, trad. Edmond Barbier, Paris, François Maspero, 1980, p. 620.

[7] Périclès, Acte 2, scène 1.

[8] Tractatus theologico-politicus, XVI, Œuvres complètes, Roland Caillois et al. (éd.), coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1954, p. 824. Il semble que Spinoza ait appris ce pro­verbe de Thomas Hobbes (cf. Gilles Deleuze, Cours sur Spinoza, décembre 1980, cité par Julian Ferreyra, L’ontologie du capitalisme chez Gilles Deleuze, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 30, note 26).

[9] Le monde comme volonté et comme représentation, II, 1, § 27, Sämtliche Werke, Wolfgang von Löneysen (éd.), Stuttgart/ Frankfurt am Main, Suhrkamp, 5 tomes, vol. 1, 1960, p. 220 : trad. Auguste Burdeau, revue et corrigée par Richard Roos, Paris, p.u.f., 1966, p. 196.

[10] Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, 1836, Daniel Leuwers (éd.), Paris, Garnier-Flammarion, 1993, V, 6, p. 303 ; sur l’amour et la gravitation, cf. III, 6, p. 160.

[11] Bernard Le Bovier de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes habités, § 5, 1687, in Œuvres complètes, Paris, Fayard, 1991, tome II, p. 105-106. Souligné par nous.

[12] Juliette, VIe partie, Œuvres complètes, Annie Le Brun et Jean-Jacques Pauvert (éd.), Paris, Pauvert, 1986-1991, tome IX, p. 578. Cette malice tient à deux raisons : la première, synchronique, est le besoin d’équilibre : « Des loups qui mangent des agneaux, des agneaux dévorés par des loups, le fort qui sacrifie le fiable, le faible la victime du fort, voilà la nature, voilà ses vues, voilà ses plans […]. Un univers to­talement harmonieux ne saurait subsister une minute » (La nouvelle Justine, ch. 10, in Œuvres complètes, tome VI, p. 343). La seconde, diachronique, tient à ce que la nature doit commettre des massacres pour faire place nette produire du nouveau : « Elle désirait l’anéantissement total des créatures lancées, afin de jouir de la faculté qu’elle a d’en relancer de nouvelles » (Histoire de Juliette, IVe partie, in Œuvres complètes, tome IX, p. 169).

[13] On trouve une première occurrence du terme popularisé par Max Weber à nouveau chez Alfred de Musset qui en propose deux synonymes, dénégation et désespérance (La Confession d’un enfant du siècle, I, 2, p. 37). Les Anciens auraient parlé d’acédie.

[14] Konrad Lorenz, L’agression. Une histoire naturelle du mal, trad. Vilma Fritsch, coll. « Champs », Paris, Flammarion, 1993.

[15] S’inscrivant dans le prolongement du darwinisme, et plus encore des thèses de Richard Dawkins (auquel il emprunte le concept de « mème »), le premier tome du diptyque The Lucifer Principle radicalise la place accordée au mal (d’où le titre de l’ouvrage) : la violence est intégrée par la nature (puis par l’histoire humaine) en vue du bien supérieur de l’évolution, c’est-à-dire de l’apparition de la complexification (cf. Howard Bloom, Le Principe de Lucifer. Une expédition scientifique dans les forces de l’Histoire, trad. Aude Flouriot, Paris, Le Jardin des Livres, 2001). En effet, la nature se présente comme un super-organisme qui enrôle ses parties en vue du bien du tout. On peut reprocher à cet ouvrage d’être plus brillant qu’éclairant, de pécher par holisme, manichéisme et naturalisme. Il est plus encore significatif vis-à-vis de notre thèse que le second tome affirme que, plus englobante que la « lutte pour la vie » et donc que la violence, la véritable loi fondamentale de l’évolution est la « compulsion connective » (cf. Id., Le Principe de Lucifer. 2. Le Cerveau global, trad. Aude Flouriot et Carole Hennebault, même éd., 2003).

[16] Sur ce thème, cf. notamment Gérard-Henry Baudry, Teilhard de Chardin ou le retour de Dieu, coll. « Science et spiritualité », Paris, Aubin, 2007.

[17] Cf. Claude Cuénot, Teilhard de Chardin, Paris, Seuil, 1962.

[18] Pierre Teilhard de Chardin, Œuvres complètes. 1. Le phénomène humain, Paris, Seuil, 1955, p. 265.

[19] Teilhard répond aussi à la difficulté en convoquant une distinction éthique qu’il applique audacieusement à la cosmologie : les deux vertus de chasteté et de charité sont ordonnées « à l’unification progressive de l’être : la Chasteté, en luttant contre les puissances désagrégeantes de l’être, maintient et promeut, dans leur état de laborieuse cohérence, les éléments de l’Esprit. Elle unifie la Monade en elle-même ; la Charité, inversement, pousse les êtres à ne pas se confiner dans le réploiement égoïste de leurs énergies, mais à se dénouer, à s’ouvrir, à se livrer à d’autres, à s’excentrer, au profit d’un Centre de groupement supérieur. Elle unifie les monades entre elles » (« L’union créatrice », Œuvres complètes. 12. Écrits du temps de la guerre, Paris, Seuil, 1976, p. 220-221. Souligné dans le texte).

[20] Pierre Teilhard de Chardin, Œuvres complètes. 4. Le milieu divin, Paris, Seuil, 1957, p. 183.

[21] Il y aurait bien d’autres questions ou apories, d’ordre épistémologique – par exemple : la thèse de cette intervention est-elle d’ordre scientifique, philosophique ou théologique ? –, cosmologique autant qu’anthropologique – par exemple : l’amour est, au moins partiellement, un sentiment ; or, nous ne pouvons démontrer que l’animal est amoureux –, théologique – par exemple : cette insistance sur l’amour ne conduit-elle pas à une vision sacrale de la nature ?

[22] Pour une étude systématique de la création sous l’angle du don, cf. l’ouvrage très documenté, philosophique et théologique, d’Emilio Brito, La création selon Schelling. Universum, coll. « BETL » n° 80, Leuven, University Press et Peeters, 1987, notamment p. 465-508.

[23] La creatio active sumpta soulève bien d’autres difficultés concernant, par exemple, sa nature (que peut être un « devenir » sans sujet préalable ?), sa finalité (Dieu crée-t-il pour lui ou pour le monde créé ?), la temporalité (un être éternel peut-il créer le temps ?), l’origine (le monde a-t-il commencé ?), la relation aux sciences (le modèle cosmologique standard dit-il quelque chose ou rien de la création ?).

[24] Timée, 29 e ; cf. aussi Lois, 715 e – 716 a.

[25] S. Irénée de Lyon, Contre les hérésies, L. III, 25, 5.

[26] Cf. Klaus Kremer, « Bonum est diffusivum sui », Ein Beitrag zum Verhältnis von Neuplatonismus und Christentum, coll. « Aufstieg und Niedergang der römischen Welt » n° 36/1, Berlin, De Gruyter, 1987 ; Id., « Dionysius Pseudo-Aeropagita oder Gregor von Nazianz? Zur Herkunft der Formel : Bonum est diffusivum sui », ThPh, 63 (1988), p. 579-585. Cf. Pascal Ide, « Bonum diffusivum sui et exitus-reditus selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don », Rivista di teologia di Lugano, 18 (2013) 2, p. 167-186.

[27] S. Irénée de Lyon, Contre les hérésies, L. II, i, 1.

[28] On se souvient de l’affirmation sinistre qui clôt son maître-ouvrage : « L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard » (Jacques Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Seuil, 1970, p. 195). Sur l’image : « Nous avons été tirés au hasard à la roulette de Monte-Carlo » (p. 101).

[29] Jürgen Moltmann, Dieu dans la création. Traité écologique de la création, trad. Morand Kleiber, coll. « Cogitatio fidei » n° 146, Paris, Le Cerf, 1988, p. 107-108 ; sur la création à partir de rien et à partir de l’amour, cf. p. 103-129. Cf. Id., Trinité et Royaume de Dieu. Contribution au traité de Dieu, coll. « Cogitatio fidei » n° 123, Paris, Le Cerf, 1984, p. 136 s ; cf. Archimandrite Kallistos Ware, The Orthodox Way, London-Oxford, Mowbray, 1979, p. 56.

[30] Cf. Ibid., chap. 11 : « Le Sabbat : la fête de la création ».

[31] Cf. Othmar Keel, Die Weisheit spielt vor Gott. Ein ikonographischer Beitrag zur Deutung des m’sahäqät in Spr 8,30f., Fribourg (Suisse) et Göttingen, Universitätsverlag Freiburg et Vandenhoeck & Ruprecht, 1974. Cf. François Euvé, Penser la création comme jeu, coll. « Cogitatio fidei » n° 219, Paris, Le Cerf, 2000. Cette thèse est même défendue par saint Thomas : cf. In I Sent., d. 2, q. 1, a. 5 ; cf. Luiz Jean Lauand, « Ludus, un ‘fondamental’ dans la vision du monde de Thomas d’Aquin », Faculdade de Educação USP, trad. Guy-François Delaporte. Sur le site : http://www.thomas-d-aquin.com/Pages/Articles/Formulesusage.pdf

[32] Pour être peu fréquente, cette image n’est pas totalement isolée : un psaume parle d’un monstre marin, le Léviathan, que Dieu créa « pour s’en rire » (Ps 104,26).

[33] Les grands mythes, comme celui de Atra-Hasis (mais aussi le récit babylonien Enuma Elish), sont non seulement violents, mais austères, régis par la nécessité. En effet, si on résume à grands traits, avant la création des hommes, les dieux se divisaient en deux classes, les dieux supérieurs (Anunnaku) et les dieux inférieurs (Igigu). Ceux-là employaient ceux-ci pour les travaux serviles comme creuser les canaux d’irrigation dans les grandes plaines mésopotamiennes. Un jour, les Igigu se rebellèrent contre leurs maîtres et assiégèrent le palais du dieu suprême, Enlil. Celui-ci réunit le conseil des dieux supérieurs et céda aux requêtes des dieux inférieurs en créant l’humanité qui désormais travaillerait à leur place. Le mythe est donc dirigé par deux nécessités : celle de travailler, celle de trouver des esclaves pour accomplir ce travail.

[34] Jean-Louis Ska, « Les visages insolites de Dieu dans l’Ancien Testament », Le Livre scellé et le Livre ouvert. Comment lire la Bible aujourd’hui, trad. Viviane Dutaut, Paris, Bayard, 2011, p. 409-424, ici p. 412, note 3.

[35] Ibid., p. 414.

[36] Cf. Ibid., p. 415-418.

[37] « La légende de Prâkriti », in Figures et paraboles, Paris, Gallimard, 1936, p. 148 ; cf. p. 144-148.

[38] Jean-Paul II, Audience générale, 2 janvier 1980, n. 3, L’amore umano nel piano divino. La redenzione del corpo e la sacramentalità del matrimonio nelle catechesi del mercoledi (1979-1984), Gilfredo Marengo (éd.), Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, et Pontificio Istituto Giovanni Paolo II per studi su matrimonio e famiglia, 2009, p. 141-142 (À l’image de Dieu homme et femme. Une lecture de Genèse 1-3, Paris, Le Cerf, 1981, p. 110-112). Cf. Pascal Ide, « La théologie du corps de Jean Paul II. Un enjeu philosophico-théologique inaperçu », Revue Théologique des Bernardins, 3 (2011), p. 89-103.

[39] Id., Lettre aux artistes, 4 avril 1999, n. 1: AAS 91 (1999), p. 1155: La Documentation catholique 96 (1999), p. 451.

[40] Id., Lettre apostolique Rosarium Virginis Mariæ sur le rosaire, 16 octobre 2002, n. 33.

[41] Cf. Jean-Paul II, Lettre encyclique Dominum et vivificantem sur l’Esprit-Saint dans la vie de l’Église et du monde, 18 mai 1986, n. 39.

[42] Le livre de la Sagesse dit que « notre Dieu » « gouverne l’univers avec miséricorde » (Pr 15,1). Même si la suite du passage parle de la « Providence » (14,3 : première apparition dans l’Ancien Testament, voire unique dans l’Ecriture), cette affirmation est précédée de celle selon laquelle le gouvernement est appliqué au cosmos. D’ailleurs, constamment la Sagesse insère l’homme dans l’univers et parle de celui-ci en entier, notamment dans le célèbre passage du chap. 13,1-9.

[43] Disons-le avec les mots du théologien lovanien Robert Guelluy : « Croire à la création », c’est « concevoir le monde comme un don. […] Créer, c’est aimer le premier, d’un amour qui ne dépend en rien de son objet, puisqu’il le suscite entièrement […]. Nous savoir créés, c’est nous savoir aimés d’un amour dont la gratuité dépasse autant la générosité des plus belles actions terrestres que l’infini dépasse le fini […]. En croyant à la création, nous osons affirmer que toutes choses reposent sur un cœur » (Robert Guelluy, La création, coll. « Le mystère chrétien », Paris, Desclée, 1963, p. 55 s). Cf. Pascal Ide, « La création, premier amour de Dieu », Foi et sciences. La création, supplément aux Cahiers du Renouveau, 1988. Sur le fondement biblique en Gn 1, cf. Jean Paul II, Audience générale du 2 janvier 1980, n. 3-4.

[44] On pourrait ajouter un quatrième point : la communion. Avec les deux premiers points, celle-ci suit ce que l’on pourrait appeler une loi du maximum. Cf. Pascal Ide, « L’être comme amour. Premières propositions autour de l’acte et de la puissance », Colloque organisé par la Communauté du Chemin Neuf, Tigery, du 8 au 11 décembre 2011, Blandine Lagrut et Étienne Vetö (éds.), La vérité dans ses éclats. Foi et raison, Colloque de la Communauté du Chemin Neuf, Paris, Parole et Silence, 2014, p. 297-323.

[45] Armand de Quatrefages, Charles Darwin et ses précurseurs français. Étude sur le transformisme, Paris, G. Baillière, 1870, p. 89, note.

[46] On the Origin of Species, p. 62 ; trad., p. 68-69.

[47] Le thème est aussi développé dans La filiation de l’Homme et la Sélection liée au sexe, trad. coordonnée par Michel Prum, Paris, Syllepse, 1999, chap. 4, 5 et 21.

[48] Stephen Jay Gould, La structure de la théorie de l’évolution, trad. Marcel Blanc, Paris, Gallimard, 2006, p. 652.

[49] Pour le détail, cf. Ibid., p. 652-664.

[50] Darwin fut très influencé par son imposant ouvrage en deux volumes Géographie botanique raisonnée, qui, de tous les ouvrages conservés dans sa bibliothèque, est le plus richement annoté d’observations marginales (cf. Mario A. Di Gregorio, « Unveiling Darwin’s roots », Archives of Natural History, 13 [1986], p. 313-324).

[51] Charles Bonnet, Contemplation de la nature, 1764, Œuvres, Neuchâtel, 1781, tome 4, ch. 16, p. 188.

[52] Patrick Tort, art. « Malthus [addition] », dans Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, Patrick Tort (éd.), Paris, p.u.f., 1996, 3 volumes, tome 2, p. 2790-2793, ici p. 2790-2791.

[53] Cf. Camille Limoges, La sélection naturelle, Paris, p.u.f., 1970.

[54] Thomas Malthus, Essai sur le principe de population, trad. Éric Vilquin, Paris, INED, 1980, p. 30.

[55] Cf. Patrick Tort, art. « Lutte pour l’existence », dans Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, tome 2, p. 2720-2724.

[56] Sans parler des disciples admiratifs ! Ainsi, plus fidèle en amitié qu’en doctrine, Thomas Henry Huxley ducrit le trait darwinien en passant de l’avantage ou de la survivance du plus adapté à la survie du plus fort.

[57] Selon Patrick Tort, l’expression « darwinisme social » est apparue pour la première fois dans un tract publié en 1880 à Paris par, un théoricien anarchiste français, Émile Gautier. Mais l’idée existe chez le philosophe et sociologue britannique Herbert Spencer, qui est l’un des principaux propagandistes de la théorie de l’évolution. Il est l’auteur de l’expression « sélection des plus aptes » qu’il rapproche du concept darwinien de « natural selection » (Principles of Biology, London, Williams and Norgate Year, 1864, vol. 1, p. 444). Cf. Herbert Spencer, Autobiographie (naissance de l’évolutionnisme libéral), précédé de Patrick Tort, « Spencer et le système des sciences », Paris, p.u.f., 1987 ; Patrick Tort, Spencer et l’évolutionnisme philosophique, coll. « Que sais-je ? », Paris, p.u.f., 1996.

[58] Un de ses grands pourfendeurs est, là encore, Patrick Tort, notamment dans deux collectifs qu’il a dirigés : Misère de la sociobiologie, Paris, p.u.f., 1985 ; Darwinisme et société, Paris, p.u.f., 1992.

[59] Karl Marx et Friedrich Engels, Lettres sur les sciences de la nature, trad. Jean-Pierre Lefebvre, coll. « Classiques du marxisme », Paris, Éd. Sociales, 1974.

[60] Lettre à Lasalle, 16 janvier 1861.

[61] Dialectique de la nature, trad. Émile Bottigelli, Paris, Éd. Sociales, 1971, p. 317.

[62] Le Capital, L. I, iii, trad. Joseph Roy, Paris, Éd. Sociales, 1969, p. 74.

[63] Patrick Tort, art. « Lutte pour l’existence », dans Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, tome 2, p. 2720-2724, ici p. 2723. Les citations de Marx et Engels lui sont empruntées.

[64] Cette herméneutique fut notamment élaborée par Spencer qui a étroitement noué sa théorie et celle de Darwin. Toutefois, ce dernier n’appréciait ni le personnage, ni ses idées (cf. Patrick Tort, Spencer et l’évolutionnisme philosophique, coll. « Que sais-je ? », Paris, p.u.f., 1996 ; Herbert Spencer, Autobiographie (naissance de l’évolutionnisme libéral), précédé de Patrick Tort, « Spencer et le système des sciences », Paris, p.u.f., 1987).

[65] On the origin of species, p. 109.

[66] En novembre 1859, soit une semaine avant la publication officielle de On the Origin, Darwin écrivit à son voisin John Lubbock : « Je ne crois pas avoir jamais admiré de livre plus intensément que l’ouvrage de Paley : Natural Theology. J’aurais presque pu, autrefois, le réciter par cœur » (Charles Darwin, The Life and Leters of Charles Darwin. Including an Autobiographical Chapter, Francis Darwin [éd.], London, Murray, 3 vol., 1887, vol. 2, p. 219). C’est ainsi qu’un des concepts majeurs du darwinisme, l’adaptation, est emprunté à Paley (cf. Costas B. Krimbas, « On Adaptation. Neodarwinism tautology, and population fitness », Evolutionary Biology, 17 [1967], p. 1-57, cité par Charles Devillers, art. « Adaptation », dans Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, tome 1, p. 16-21, ici p. 16). Sur les relations entre Darwin et William Paley, cf. Stephen Jay Gould, La structure de la théorie de l’évolution, p. 169-176 ; cf. aussi Bruno Thiry, « Paley [William] », Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, tome 3, p. 3335-3340 ; en particulier, au sujet l’influence exercée sur Paley dans L’origine, cf. p. 3340.

[67] Sylvan S. Schweber, « Darwin and the political economists. Divergence of character », Journal of History of Biology, 13 (1980), p. 195-289, ici p. 263.

[68] Les biologistes résistent, affirmant que les écosystèmes fonctionnent bien avec moins d’espèces et un « rendement » chimique moindre par unité de surface.

[69] Darwin précise que, « dans la plupart des cas de ce genre, il est impossible de distinguer les effets de la sélection sexuelle de ceux de la sélection naturelle » (La filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe, p. 306).

[70] Ibid., p. 305.

[71] Ibid., p. 509.

[72] Cf. Ibid., chap. 17.

[73] Patrick Tort, art. « Parade nuptiale », dans Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, tome 3, p. 3355-3360, ici p. 3358.

[74] Cf. le développement dans Patrick Tort, La pensée hiérarchique et l’évolution, Paris, Aubier, 1983, p. 166-197 : « L’effet réversif et sa logique ».

[75] Cf. La filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe, chap. 5.

[76] Ernst Haeckel, Histoire de la création naturelle ou doctrine scientifique de l’évolution, trad. Charles Létourneau, Paris, Librairie Reinwald et Schleicher frères, 1877, p. 125-126.

[77] Pour une première approche, cf. Pascal Ide, « La philosophie de la nature de Charles de Koninck », Colloque Charles de Koninck, Université Laval, 29-31 janvier 2010, Conférence d’ouverture, vendredi 29 janvier 2010, Laval théologique et philosophique, 66 (2010) 3, p. 459-601, ici 3ème partie.

[78] Sur l’emboîtement de ces cinq aspects, l’un des exposés les plus complets demeure celui de Karol Wojtyla, Amour et responsabilité. Étude de morale sexuelle, trad. Thérèse Sas revue par Marie-Andrée Bouchaud-Kalinowska, Paris, Éd. du dialogue, Stock, 1978, notamment chap. 1 et 2.

[79] En termes techniques (de logique classique), les distinctions précédentes découpent des parties spécifiques ou subjectives au sein d’un genre, les distinctions ici opérées découpent des parties intégrales au sein d’un tout considéré en son intégrité.

[80] Parmi beaucoup d’essais, cf. celui du professeur de biologie à l’Université du Colorado Marc Bekoff, Les émotions des animaux, trad. Nicolas Waquet, Paris, Paris, Payot & Rivages, 2009, éd. poche 2013, surtout chap. 1-3. Il affirme, de multiples études à l’appui (p. 127-137) : « Un nombre considérable de preuves atteste la présence chez beaucoup d’animaux, de sentiments appartenant à la riche palette des affects amoureux » (p. 128).

[81] Helen E. Fisher, Pourquoi nous aimons ?, trad. Anatole Muchnik, coll. « Réponses », Paris, Robert Laffont, 2006, p. 53.

[82] Nous n’entrerons pas dans la distinction – qui est plus que de nuance – entre le but (ou finalité) et l’effet (ou résultat) du processus, car elle engage toute une réflexion de cosmologie philosophique fondamentale, alors que nous sommes ici en cosmologie spéciale. Notre propos porte donc, de manière indifférenciée, sur l’amour en aval, que celui-ci soit seulement chronologique ou aussi ontologique.

[83] J’ai pris trop tard connaissance de l’ouvrage du vétérinaire comportementaliste Claude Béata, Au risque d’aimer, coll. « Sciences Humaines », Paris, Odile Jacob, juin 2013. Le bandeau porte : « Des origines animales de l’attachement aux amours humaines ».

[84] Cf. Ernst Fehr & Simon Gächter, « Altruistic punishment in humans », Nature, 415, n° 6868 (2002), p. 137-140.

[85] « Behaviour that is concerned with the care of the body surface, performed by an animal » (Michael Allaby, « Grooming », A Dictionary of Ecology, 2004. Cf. le site : http://www.encyclopedia.com/doc/1O14-allogrooming.html)

[86] Cf. Frans B. M. de Waal, « The Chimpanzee’s service economy: Food for grooming », Evolution and Human Behavior, 18, n° 6 (1997), p. 375-386

[87] Cf. Robert M. Seyfarth & Dorothy L. Cheney, « Grooming, alliances and reciprocal altruism in vervet monkeys », Nature, 308, n° 5959 (1984), p. 541-543

[88] Cf. Benjamin L. Hart & Lynette A. Hart, « Reciprocal allogrooming in impala, Aepyceros melampus », Animal Behaviour, 44, n° 6 (1992), p. 1073-1083

[89] Cf. Gerald S. Wilkinson, « Reciprocal food sharing in the vampire bat », Nature, 308, n° 5955 (1984), p. 181-184.

[90] Cf. Felix Warneken, Brian Hare, Alicia P. Melis, Daniel Hanus, Michael Tomasello, « Spontaneous Altruism by Chimpanzees and Young Children », PLoS Biology, 5, n° 7 (2007), p. 1414-1420.

[91] Cf. Jean-Pierre Cuny, L’aventure des plantes, Paris, Fixot, 1987.

[92] Jean-Marie Pelt, La raison du plus faible, en collaboration avec Franck Steffan, Paris, Fayard, 2009. Rééd. Le Livre de poche n° 31797, p. 102. C’est moi qui souligne.

[93] L’histoire est racontée par Jane Goodall, The Chimpanzees of Gombe. Patterns of Behavior, Cambridge (Massachussets), Belknap, 1986.

[94] De nombreuses anecdotes vont dans ce sens. Certaines sont narrées par Frans de Waal dans Le bon singe. Les bases naturelles de la morale, trad. Centre national du livre, coll. « Sciences », Paris, Fayard, 1997. Cf. aussi Id., Bonobos. Le bonheur d’être singe, trad. Jean-Paul Mourlon, Paris, Fayard, 2001.

[95] Cf. Robert E. Miller, James Banks & Hiroshi Kuhwara, « The communication of affects in monkeys: cooperative reward conditioning », Journal of Genetic Psychology, 108 (1966), p. 121-134 ; Robert E. Miller, « Experimental approaches to the physiological and behavioral concomitants of affective communication in rhesus monkeys », Stuart A. Altman (éd.), Social Communication among Primates, Chicago, University of Chicago Press, 1967, p. 125-134.

[96] Cf. Jane J. Mansbridge, Beyond Self-Interest, Chicago, University of Chicago Press, 1990 ; Michael A. Wallach & Lise Wallach, Psychology’s Sanction of Selfishness. The Error of Egoism in Theory and Therapy, San Francisco, W. H. Freeman, 1983.

[97] Cf., par exemple, C. Daniel Batson et al., « Empathy and Altruism », in Charles R. Snyder et Shane J. Lopez (éds.), Oxford Handbook of Positive Psychology, Oxford et New York, Oxford University Press, 2009, p. 417-426 ; cf. aussi C. Daniel Batson, The Altruism Question. Toward a Social-Psychological Answer, Hillsdale, Lawrence Erlbaum, 1991, p. 86-87.

[98] Toutes ces histoires sont racontées par Jane Goodall, Through a Window. 30 years observing the Gombe chimpanzees, London, Weidenfeld and Nicolson & Boston, Houghton Mifflin, 1990, p. 213 ; et Roger Fouts et Stephen Tukel Mills, Next of Kin, New York, Morrow, 1997, p. 180.

[99] Frans de Waal, L’âge de l’empathie. Leçons de la nature pour une société solidaire, trad. Marie-France de Palomera, Paris, Les liens qui libèrent, 2010, p. 161.

[100] Je remercie Marie-Bérengère Troadec pour ces références.

[101] Cf. Susanne M. Rafelski et al., « Mitochondrial network size scaling in budding yeast », Science, 338 (2012) n° 6108, p. 822-824. Un article de présentation écrit : « Even yeast mothers sacrifice all for their babies » (http://www.sciencedaily.com/releases/2012/11/121108142752.htm)

[102] Cf. Yu Tanouchi et al., « Programming stress-induced altruistic death in engineered bacteria »,. Molecular Systems Biology, 8 (2012), p. 626. Accessible sur : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3531911/

[103] L’exemple est emprunté à Aristote, Histoire des animaux, L. IX, 8.

[104] Discours à Madame de la Sablière, dans Fables, L. IX, 20.

[105] Le dramaturge, bien connu pour le succès mondial que fut L’oiseau bleu, s’est mué en essayiste naturaliste. Outre un livre sur le monde végétal (L’Intelligence des fleurs, 1907), on lui doit une trilogie sur les insectes sociaux : La Vie des abeilles (1901), La Vie des termites (1927), La Vie des fourmis (1930).

[106] Maurice Maeterlinck, « Le secret de la fourmilière », La vie des fourmis, Paris, Fasquelle, 1930, p. 47-60, ici p. 48.

[107] Pascal Picq, Les animaux amoureux, Photographies d’Éric Travers, Paris, Le Chêne, 2007, p. 160.

[108] Ibid., p. 238 et 239.

[109] Cf. Frans de Waal, De la réconciliation chez les primates, trad. Marianne Robert, Paris, Flammarion, 1992.

[110] Cf. Id., La politique du chimpanzé, trad. U. Ammicht avec Bernard Thierry, Monaco, Le Rocher, 1987, rééd. coll. « Opus », Paris, Odile Jacob, 1995.

[111] Cf. Id., Le bon singe ; Le singe en nous, trad. Marie-France de Paloméra, coll. « Le temps des sciences », Paris, Fayard, 2006.

[112] Frans de Waal, « Les chimpanzés et nous », La Recherche, 341 (2001), p. 103-106, ici p. 104-105. C’est moi qui souligne.

[113] Cf. les études citées par Yves Christen, L’animal est-il un philosophe ? Poussins kantiens et bonobos aristotéliciens, coll. « Sciences », Paris, Odile Jacob, 2013, p. 48-49. Étrangement, l’ouvrage ne parle presque pas de la vie affective, perpétuant le préjugé selon lequel celle-ci n’intéresse pas la philosophie et que la philosophie ne s’y intéresse pas.

[114] Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, L. IX, 6, 1167 b 2. Cf. aussi L. VIII, 1, 1155 a 22-25. Sur le sens du terme « philia », cf. Barbara Cassin (éd.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil-Robert, 2004, p. 43.

[115] Cf., par exemple, Aristote, Histoire des animaux, L. I, 1, 487 b-488 a ; Politique, L. I, 2, 1353 a.

[116] Elizabeth Marshall Thomas, La vie secrète des chiens, Paris, Marabout, 1993, p. 72.

[117] Konrad Lorenz, Tous les chiens, tous les chats, trad. Boris Villeneuve, Paris, Flammarion, 1970, p. 52-56.

[118] Cf. Pascal Ide, Des ressources pour guérir, chap. 8.

[119] Shannon Schanberg, « Genetic Basis for Touch Effects », Touch in Early Development, T. Field, Hillsdale, New Jersey, Erlbaum, 1984, p. 67-80.

[120] Myron A. Hofer, « Early Social Relationships: a Psychobiologist’s View », Child Development, 58 (1987), p. 633-647.

[121] Marc Klein, « Les relations mère-enfant », Max Aron, Robert Courrier et Étienne Wolf (éds.), Entretiens sur la sexualité, Session à Cerisy-la-Salle du 10 au 17 juillet 1965, Paris, Plon, 1969, p. 153 à 200, ici p. 154.

[122] Ibid., p. 175. Cf. l’observation de l’éthologue Rémy Chauvin, Ibid., p. 192 et 193.

[123] La vidéo amateurs est disponible sur la toile : http://www.koreus.com/video/sauvetage-baleine-filet.html

[124] « Baleine et gratitude envers ses sauveurs », récit posté le 22 mars 2010 : http://ladomi7962.wordpress.com/2010/03/22/baleine-et-gratitude-envers-ses-sauveurs/ ; copié du site : http://www.sos-dauphins.com/chronique.html?page=0&dossier=Vaguesmonde

[125] Allen et Linda Anderson, « Animals showing gratitude », http://blog.seattlepi.com/angelanimals/2012/02/26/animals-showing-gratitude/

[126] Cf. Jason G. Goldman, « Gratitude: Uniquely Human or Shared with Animals? », mis en ligne le 1er décembre 2010. L’article est accessible sur le site : http://scienceblogs.com/thoughtfulanimal/2010/12/01/gratitude-uniquely-human-or-sh/

[127] Cf. Krisin E. Bonnie & Frans B. M. de Waal, « Primate Social Reciprocity and the Origin of Gratitude », Robert A. Emmons & Michael E. McCullough (eds.), The Psychology of Gratitude, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 213-229.

[128] La gratitude s’inscrit aussi dans la logique du retour dont nous avons vu qu’elle constitue la troisième nouveauté distinctive de l’amour introduite par la création. Assurément, le reditus se trouve au cœur de la philosophie platonicienne et néoplatonicienne. Mais l’originalité biblique réside, à l’instar de l’acte créateur, dans la gratuité responsive du geste créé d’épistrophè. L’importance que lui accorde Philon d’Alexandrie montre d’ailleurs le croisement entre les deux perspectives, biblique et grecque (cf., par exemple, De Plantatione, n. 10, trad. Jean Pouilloux, Les œuvres de Philon d’Alexandrie, 10, Paris, Le Cerf, 1963).

[129] Lucyan David Mech, The Wolf. The Ecology and Behavior of an Endangered Species, New York, The American Museum of Natural History, 1970, p. 112.

[130] Hope Ryden, Lily Pond. Four Years with a Family of Beavers, New York, William Morrow, 1989, p. 147.

[131] Carolyn M. King, The Natural History of Weasels and Stoats, Ithaca (New York), Comstock Publishing Associates, Cornell University, 1990, p. 127.

[132] Biruté Marija Filomena Galdikas, Souvenirs d’Éden. Ma vie avec les orangs-outans de Bornéo, Paris, Belfond, 1995, p. 144-145.

[133] Hope Ryden, Lily Pond, p. 51.

[134] Information disponible sur le site : http://www.dictionnaire-environnement.com/biomasse_ID247.html

[135] Cf. Stephen Jay Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie. Réflexions sur l’histoire naturelle, trad. Daniel Lemoine, Paris, Seuil, 1997, chap. 10.

[136] Cf. Camilo Mora, Derek P. Tittensor, Sina Adl, Alastair G. B. Simpson & Boris Worm, « How Many Species Are There on Earth and in the Ocean ? », PLoS Biol 9(8): e1001127. doi:10.1371/journal.pbio.1001127

[137] Précisément, elle catalogue 7,77 millions d’espèces animales (dont 953.434 sont décrites), 298.000 différentes espèces végétales (dont 215.644 sont connues) et 611 000 espèces de champignons et moisissures (dont 43.271 sont classifiées).

[138] Ernst Mayr, Histoire de la biologie. Diversité, évolution et hérédité, trad. Marcel Blanc, coll. « Le temps des sciences », Paris, Fayard, 1989, p. 145. « Actuellement, environ dix mille nouvelles espèces d’animaux sont annuellement décrites » (Ibid., p. 242).

[139] Tel est par exemple le cas du pissenlit (cf. la description admirative qu’en donne Francis Hallé dans Éloge de la plante, Paris, Seuil, 1999, p. 201-202).

[140] Frédéric Nietzsche, Le gai savoir, L. V, § 349 (« Encore l’origine des savants »), trad. Henri Albert, Paris, Société du Mercure de France, 1901, p. 186.

[141] Cf. Jean-Marie Pelt, La solidarité chez les plantes, les animaux, les humains, Paris, Fayard, 2004.

[142] Pour se limiter à la symbiose, le champignon est, avec la bactérie, le médiateur symbiotique idéal. Bien qu’on ignore presque tout de ces écosystèmes, on peut parler d’une « omniprésence des associations entre plantes et champignons […]. Les réseaux de champignons souterrains jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement et la structuration des communautés végétales » (Marc-André Selosse, Franck Richard & Pierre-Emmanuel Courty, « Plantes et champignons, l’alliance vitale », La Recherche, 411 [septembre 2007], p. 58-61, ici p. 61 et 59).

[143] Jean-Marie Pelt, La raison du plus faible, p. 46.

[144] Cf. Marc-André Selosse, La Symbiose. Structures et fonctions, rôle écologique et évolutif, Paris, Vuibert, 2000.

[145] Cf. Lynn Margulis et Dorion Sagan, L’univers bactériel. Les nouveaux rapports de l’homme et de la nature, trad. Gérard Blanc et Anne de Beer, coll. « Sciences d’aujourd’hui », Paris, Albin Michel, 1989.

[146] Cf. Martine Castello et Vahé Zartarian, Le grand roman des bactéries. Peuvent-elles sauver le monde ?, Paris, Albin Michel, 2005.

[147] Jean-Marie Pelt, La raison du plus faible, p. 41. C’est moi qui souligne.

[148] D’autres voies pourraient être explorées, comme celle que propose Anne Dambricourt-Malassé dans ce même volume : vers 3,8 millions d’années, les grands singes se redressent ; or, ce faisant, ils doivent porter leurs petits dans les bras, ce qui leur interdit de grimper dans les arbres ; plus exposés au danger, ils sont donc fragilisés. Ils n’ont donc pu survivre, portant la nouveauté décisive (la verticalisation) qui conduira à l’apparition de l’homo sapiens), que parce que la communauté a pris en charge les êtres les plus vulnérables. Par conséquent, l’amour, ici de compassion, est sinon porteur, du moins condition d’apparition, de nouveauté.

[149] Claude Gudin, Une histoire naturelle de la séduction, coll. « Science ouverte », Paris, Seuil, 2003, p. 48.

[150] Ibid., p. 116.

[151] Ibid., p. 109.

[152] Documentaire américain de Louis Schwarzenberg, 2011.

[153] Il a été réalisé grâce au concours de scientifiques reconnus comme l’entomologiste Stephen Buchmann, de l’université d’Arizona, ou le spécialiste des papillons monarques, Orley R. Chip Taylor.

[154] C’est ce que confirme la théorie suggestive du biologiste Thierry Lodé sur le « libertinage des bulles » qui est le cœur de son ouvrage très informé : La biodiversité amoureuse. Sexe et évolution, coll. « Sciences », Paris, Odile Jacob, 2011, chap. 6, notamment p. 112 s.

[155] Vladimir Soloviev, La beauté dans la nature, in Le sens de l’amour. Essais de philosophie esthétique, trad. B. Marchadier, coll. « Sagesse chrétienne », Paris, O.E.I.L., 1985, p. 171-228, ici p. 221-222 ; cf. p. 220-226.

[156] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, coll. « Quadrige », Paris, p.u.f., 1966, p. 155.

[157] Ibid., p. 131.

[158] Jean-Marie Pelt a consacré un livre entier, déjà cité (La raison du plus faible), à la question de la faiblesse dans la nature : il y observe que, très souvent, dans le règne animal, mais aussi dans le règne végétal, les plus forts deviennent les plus faibles.

[159] Sur l’ambivalence de la vulnérabilité, cf. Pascal Ide, « L’homme vulnérable et capable. Une alternative au dilemme puissance-fragilité », Fragilité, où est ta victoire ? Étude plurifocale. Un maillon clé au sein d’une anthropologie postmoderne, Bernard Ars (éd.), coll. « Recherches morales », Paris, Le Cerf, 2013, p. 31-88

[160] Dominique Lestel, Les amis de mes amis, Paris, Seuil, 2007, p. 40.

[161] Cf. Bernard Gillard, De l’atome à l’Amour. En Esprit et en Vérité, Mulhouse, Salvator, 1975. Plus qu’un traité rigoureux, cet ouvrage est une méditation émerveillée où se croisent les influences de Blondel, Teilhard et saint Thomas, qui cherche à montrer la coextensivité de l’éros et du cosmos. En effet, celui-ci est traversé par des forces unifiantes autant qu’individualisantes, autrement dit par l’amour. Elles sont au nombre de trois, universelles et hiérarchisées : l’attraction (chap. 1) ; l’association (chap. 2) ; l’assimilation qui est intériorisation (chap. 3).

[162] « Tout être arrivé à l’état parfait engendre » (Ennéades, V, 1, 6).

[163] « Ne te rends-tu pas compte de l’état extraordinaire où sont toutes les bêtes quand l’envie les prend de procréer ? » et la suite (Le Banquet, 207 a-b).

[164] Dans un paragraphe – non pas de L’évolution créatrice mais des Deux sources – intitulé « Création et amour », Henri Bergson écrit : « L’univers est l’aspect visible et tangible de l’amour et du besoin d’aimer » (Les deux sources de la morale et de la religion, chap. 3, p. 271, Œuvres, éd. du centenaire, André Robinet [éd.], Paris, p.u.f., 1959, p. 1192)

[165] « Dans un pot de levain de boulanger […], des millions de cellules font l’amour. […] Un facteur a été isolé dans les membranes des levures ; il provoque, par reconnaissance d’un récepteur spécifique, l’attraction réciproque des deux partenaires. Or, ce peptide a une séquence d’acides aminés très voisine de celle de la lulibérine, dont il reconnaît le récepteur. Du verre de levain au balcon de Juliette, le même peptide est à l’œuvre » (Jean-Didier Vincent, La biologie des passions, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 242).

[166] Pierre Teilhard de Chardin, Œuvres complètes. 1. Le phénomène humain, Paris, Seuil, 1955, p. 265.

[167] Cf. John E. Hill & James D. Smith, Bats. A Natural History, Austin, University of Texas Press, 1984.

[168] Maurice Burton, Les animaux font leur cour, trad. Marguerite Fague et Colette Marty-Dutoit, Paris, Stock, 1956, p. 286.

[169] Charles Darwin, La filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe, p. 505-506.

[170] Cf. l’argumentation de fond sous-tendant le chap. 2 de On the origin of species.

[171] Du point de vue historiographique, les lecteurs du biologiste ont trop isolé L’origine des espèces de l’essai sur L’expression des émotions chez l’homme et les animaux. Pourtant, Darwin est l’homme d’une seule idée : la sélection naturelle comme explication de la nature vivante sous ses multiples aspects. Et cette idée s’incarne dans un seul ouvrage qui se déploie en une tétralogie : L’origine des espèces constitue comme le résumé ; La variation des animaux et des plantes en développe les deux premiers chapitres pour offrir toute la base documentaire désirable ; La filiation de l’Homme réalise la promesse discrète du dernier chapitre de L’origine des espèces, à savoir le prolongement de la zoologie vers l’anthropologie ; enfin, L’expression des émotions constitue à lui seul comme le chapitre, très développé, de l’ouvrage pénultième.

[172] Cf. Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, trad. Philippe Müller, Paris, Gonthier, 1965, p. 24.

[173] Pour les références détaillées, cf. Pascal Ide, « L’homme et l’animal. Une altérité corporelle significative », François-Xavier Putallaz et Bernard N. Schumacher (éds.), L’humain et la personne, Paris, Le Cerf, 2009, p. 281-299.

[174] Frans de Waal, « Les chimpanzés et nous ».

[175] Je ne peux rentrer dans le détail et renvoie, par exemple, à Thierry-Marie Hammonic, « Dieu peut-il être légitimement convoité ? Quelques aspects de la théologie thomiste de l’amour selon le P. Labourdette », Revue Thomiste, n° spécial sur le Père Labourdette, 92 (1992), p. 239-266.

[176] Dans un des très rares passages polémiques de son œuvre, le philosophe Jean-Louis Chrétien objecte avec profondeur aux contempteurs de la gratuité : « Le seul accès phénoménologique au don est dans le merci, comme le seul accès à la beauté est dans la louange » (Jean-Louis Chrétien, La joie spacieuse. Essai sur la dilatation, coll. « Paradoxe », Paris, Minuit, 2007, p. 249).

[177] Richard Dawkins, Le gène égoïste, trad. Laura Ovion, Paris, Armand Collin, 1990, respectivement p. 264, 265 et 266.

[178] Ibid., p. 11.

[179] Jean-Marie Pelt, La raison du plus faible, p. 11. Les « forces de coopération […] atténuent la rudesse des compétitions » (p. 23). Telle est la thèse développée par l’ouvrage.

[180] Voire cette haine nécessaire en est une manifestation (cf. Nicole Jeammet, La haine nécessaire, coll. « Le fait psychanalytique », Paris, p.u.f., 21995). Il faudrait montrer que ce constat psychanalytique peut s’étendre, mutatis mutandis, à l’animal.

[181] James A. Estes et al., « Trophic Downgrading of Planet Earth », Science, 333 (15 juillet 2011) n° 6040, p. 301-306.

[182] Laurent Charbonnier, Les animaux amoureux, Documentaire français, 2007.

[183] Le paléoanthropologue Pascal Picq cite en exergue les deux phrases finales de L’origine des espèces que nous avons rappelé dans l’introduction (Les animaux amoureux, p. 10).

[184] Il fut aussi fait appel à la sagesse théologique, restant sauve la distinction des plans, rationnel et révélé. À ce propos, dans la double lumière, philosophique et théologique, puissance expansive (procréative) et gratitude se présentent comme les deux formes, en cascade et en boucle, du reditus ad Deum (retour vers Dieu).

17.3.2017
 

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