1) Introduction
Le 11 avril 1983, lors d’une conférence donnée au Centre Sèvres face à un public prestigieux, le théologien et jésuite allemand Karl Rahner (1904-1984) a émis l’hypothèse que la théologie actuelle est affectée par ce qu’il appelle la concupiscence gnoséologique et vouée à une sottise s’enracinant dans un pluralisme non plus de fait, mais de droit [1].
L’hypothèse est d’importance, non pas tant peut-être par sa portée véritative que par sa portée historique. N’a-t-elle pas exercé une forte influence sur la théologie contemporaine ? N’entre-t-elle pas en résonance avec des tendances épistémologiques lourdes qui sont présentes dans d’autres champs du savoir ? En effet, l’opinion commune est minée par un scepticisme larvé, voire la conviction d’appartenir à l’ère de la post-vérité. Si la philosophie ne fait pas sien le perspectivisme nietzschéenne ou la dissémination derridienne du sens, du moins adhère-t-elle à l’herméneutique des longues médiations chère à Paul Ricœur et concède-t-elle tout à la conviction selon laquelle le discours universel fait le lit de la violence. Tout en brouillant les frontières entre l’humain et le non-humain, sciences naturelles, sciences humaines et sciences sociales accordent une large place à la facticité, au multiple, au fragment, à l’obscur et à l’inachevé. Partout, règne une défiance à l’égard de l’autorité, elle-même liée à une réactivité à l’égard de la transcendance. En faisant paradoxalement appel au concept traditionnel de concupiscence pour forger l’expression inédite de « concupiscence gnoséologique », le « dernier Rahner » ne fait toutefois pas que conforter un courant dominant miné par ce que Joseph Ratzinger avait lucidement diagnostiqué comme une « dictature du relativisme », il tente de l’expliquer. Son propos est donc d’une percutante actualité – ce qui ne signifie pas qu’il soit d’une pertinente vérité.
2) Thèse
a) Énoncé
Le théologien d’aujourd’hui se trouve dans un état particulier : « L’individu comme tel, pris isolément, ne cesse de progresser en sottise », affirme brutalement Rahner dans sa conférence au Centre Sèvres de 1983 [2]. Cet état subjectif correspond à l’état objectif du savoir : rien n’est absolument clair, en théologie comme en philosophie ; aucune affirmation ne peut prétendre à une vérité absolue et définitive. Dit autrement, le théologien n’a plus accès à une connaissance une, totalisante. Il ne sait pas maîtriser son discours, la totalité des champs de recherche, intégrer les divers niveaux de discours. Bref, « le théologien particulier est dans son travail d’aujourd’hui le théologien étranger, solitaire et déconcerté [der fremde, einsame und befremdete Theologe] [3] ». Il parle aussi de « l’amère expérience [que fait le théologien] de son non-savoir [4] ». Le Traité fondamental de la foi affirme qu’« Aujourd’hui, nous sommes tous des rudes », c’est-à-dire « ceux qui sont théologiquement incultes [5] » ou, plus élégamment, mais tout de manière tout aussi pessimiste, nous sommes voués à la « docta ignorantia [6] ».
Comprenons bien. Rahner n’affirme nullement un non-savoir ou une suspension sceptique du savoir ; il ne fait pas plus le jeu d’un fidéisme qui se délecterait des décombres de la raison. Il souligne seulement que le savoir n’est pas, n’est plus assuré. L’insécurité, le risque partout présent dans le monde valent aussi pour la connaissance. Désormais le jugement de l’intelligence est toujours affecté d’un coefficient d’incertitude. Cette limite est intrinsèque et constitutive.
b) Confirmation vécue
Ce que Rahner a pensé, il l’a en quelque sorte vécu. Deux signes. Rahner n’a au total écrit qu’un seul traité, le Traité fondamental de la foi et rédigé très peu d’ouvrages. Il l’explique au début de la conférence de Montréal en 1969, que cette forme d’écriture est liée à la pression des circonstances qui l’ont poussé à écrire en quantité de domaines spécialisés sans lui donner l’occasion de rédiger une synthèse. Mais plus d’un chercheur connaissent aussi ces contraintes qui pourtant produisent une œuvre systématique plus tôt. Ce fait n’entretient-il pas une complicité avec cette conviction de modestie ?
Second indice. Rahner cite très peu l’Écriture Sainte. Certains y ont vu le signe d’une pensée trop exclusivement philosophique, d’une imprégnation philosophique de sa théologie. On peut répondre que, pour le lecteur attentif, les références à l’Écriture affleurent constamment, informent et non illustrent sa pensée en profondeur, que ses écrits spirituels en regorgent ; mais ne peut-on aussi dire que Rahner a un sens tellement aigu de la multiplicité et de la complexité de l’exégèse actuelle qu’il craint de citer un seul passage scripturaire sans avoir connaissance de l’avancement du travail exégétique ? Ce scrupule traduirait donc, là encore, son sens très aigu de la surinformation actuelle. « L’exégèse actuelle et la théologie biblique, dans leur problématique, leurs méthodes, leurs présuppositions, sont devenues si complexes et si difficiles que le théologien systématique actuel se trouve dans une tout autre situation que son prédécesseur d’il y a quelques décennies ». Conséquence : « Aujourd’hui, par l’exégèse historico-critique il est devenu manifeste que n’est plus si clair ce que l’Écriture veut et ne veut pas dire [7] ».
Troisième signe : la relation de Rahner et de Balthasar. On sait qu’elles furent houleuses, et que la polémique vint surtout du côté du second vis-à-vis du premier. Or, comment comprendre le différend de ces deux théologiens dont on ne peut douter de la catholicité ? Or, être catholique, c’est adhérer à la même Vérité. C’est donc que leur diversité est l’expression vécue d’un pluralisme insurmontable comme le fut leur conflit intellectuel. C’est ainsi que l’interprète Yves Tourenne [8].
3) Exposé historique
Cet état, contrairement à ce qu’on pourrait croire, est nouveau et propre aux dernières décennies du xxe siècle.
Jusqu’à tout récemment, le langage théologique était unifié. De fait, c’est ainsi que les professeurs de théologie se vivaient : dans un univers homogène, codifié qu’il était possible de visiter, sinon de dominer. De droit, le langage est commun, unipour la criseait parler d’une « théologie à la Denzinger ». « Ces théologiens de la génération qui nous précède se mouvaient par leur travail dans un paysage théologique imparti, qu’ils connaissaient : ils parlaient une langue commune ; ils avaient un répertoire presque fixe de quæstiones disputatæ, sur lesquelles ils étaient en un sens en désaccord, mais de telle sorte que chacun d’eux savait pourquoi et en quoi on n’était pas d’accord, et de telle sorte que dans ce domaine, aussi, sans être critiqué par le Magistère de l’Église on avait le droit de n’être pas d’accord, en un nombre traditionnellement déterminé de thèses particulières, que l’on pouvait qualifier théologiquement de façon exacte [9] ». Les références conceptuelles baignaient dans le même climat que l’on peut qualifier grosso modo de « néoscolastique ». Certes, on n’ignorait pas la diversité des philosophies, notamment grecques, médiévales et modernes ; certes, on connaissait la théologie protestante depuis la Réforme. Mais elles apparaissaient à l’intérieur d’un système qui les situaient. D’une manière plus négative, on pourrait dire que cet univers théologique était clos, fermé, univoque : il y avait un dedans qui était vrai et un dehors, éventuellement multiple, pluriel, mais qui était mesuré par ce dedans et en recevait le qualificatif – ou non – de vérité.
« Aujourd’hui, tout cela est devenu autre [10] ». La situation a radicalement changé. Rahner revient souvent sur cette constatation. La principale raison de cette mutation intellectuelle tient au passage de l’unité à la pluralité. Il n’existe plus « de langue philosophique et théologique commune [11] ». Or, la diversité n’est pas surmontable par une unité qui la coifferait et en distribuerait les secteurs à proportion de leur degré de vérité. En termes d’histoire des doctrines, on dira que la néoscolastique a cessé d’exister comme règle et mesure commune comprise et appliquée par tous à tout. En termes d’histoire magistérielle, on dira que la théologie sort du tridentinisme, du climat théologique de la Contre-Réforme [12].
Or, qui dit unité dit possible maîtrise. Donc, la théologie catholique actuelle est devenue immaîtrisable, incalculable. Concrètement : « Comment je peux accepter l’Église catholique avec le primat du pape et son épiscopat comme fondation du Christ, bien que je ne pénètre pas l’évolution de cette Église depuis le Jésus historique jusqu’au protocatholicisme, et bein que je sache ou pressente que beaucoup de choses se sont passées dans cette section du temps, du point de vue de la société ecclésiale [13] ». Autre exemple : « Je déclare : le monde est créé par Dieu. Mais je ne sais presque rien de ce qu’est le monde. C’est bien pourquoi le concept de création reste singulièrement vide [14] ».
4) Exposé doctrinal
Plusieurs raisons fondent cet état nouveau du savoir théologique (en soi et dans son articulation avec la philosophie).
a) L’inflation du savoir
L’expression n’est pas de Rahner, mais la réalité est bien individualisée par le théologien qui fut l’un des premiers à constater le fait et à en tirer des conséquences pour la méthode théologique. « Maintenant, les problèmes et les connaissances historiques, métaphysiques, philosophiques, ceux de la théorie du langage, ceux qui concernent la sociologie et l’histoire des religions sont si nombreux que, face à cette masse de matériau théologique, je m’éprouve beaucoup plus sot (dümmer) que jadis [15] ». L’homme vit dans « l’impossibilité de dominer du regard [16]« la connaissance actuelle.
Je renvoie à la conférence du Centre Sèvres : « Aujourd’hui […] tout homme est conscient de l’incroyable ampleur de ce qu’il ne sait pas […] ; il peut se tenir pour cultivé, jusqu’à devenir cet idiot patenté se prenant au sérieux, qui croit en vérité avoir engrangé dans sa petite têtre un savoir décisif pour l’humanité [17] ».
b) Le pluralisme de fait
Non seulement le savoir est quantitativement démesuré, mais il est qualitativement pluriel, il échappe au regard totalisant. Le pluralisme est, pour Rahner, un phénomène nouveau : de fait, il n’y a plus d’horizon commun de pensée, d’école unique admise par tous. Les théologies aujourd’hui dans l’Église « ne sont pas face à face, mais les unes à côté des autrse, disparates, sans commune mesure. Pas moyen pour un théologien particulier de les dominer à partir d’un poitn qui leur serait commun et d’où il pourrait les juger toutes deux [18] ».
C’est d’abord une constatation, pour Karl Rahner. Aucun secteur du savoir n’échappe à cet éclatement pluriel. Parcourons-en quelques-uns avec Rahner [19] et manifestons donc cette thèse inductivement.
La théologie systématique ne peut se passer de la théologie biblique. Or, on l’a dit, où trouver les dicta probantia de l’Écriture qui puissent fonder le discours de la systématique ? Par exemple, on ne peut plus aujourd’hui passer de Mt 16 au dogme de l’infaillibilité pontificale comme on le faisait allègrement au début du siècle.
De même pour le second fondement positif de la systématique qui est l’histoire des dogmes. Aujourd’hui, contenu et méthodes sont devenus si différenciés et si complexes que le tri des informations et leur interprétations devient extrêmement difficile et périlleux : on ne peut plus se permettre, avec les acquis de l’herméneutique de tirer quelques phrases d’un Père ou d’un Concile hors de son contexte pour illustrer une donnée dogmatique.
En outre, la théologie doit se tenir dans un dialogue constant avec les sciences naturelles, les sciences humaines et les sciences sociales. Or, leur autocompréhension ne peut plus être médiatisée par la philosophie : en effet, « son essence et sa tâche à l’égard des sciences sont plus obscures et plus menacées que l’on veut habituellement l’admettre ».
La philosophie est aussi un instrument conditionné par sa particularité historique et culturelle. Et c’est d’ailleurs ce pluralisme de la philosophie qui force la théologie, dans son registre propre, à ce pluralisme indépassable : « Le destin de la philosophie devient aujourd’hui dans une tout autre manière destin de la théologie [20] ». Dans sa conférence au Centre Sèvres, Rahner précisait : aujourd’hui, la « clarté de nos concepts et la consistance interne de noter savoir se trouvent réduites et menacées, et ce, dans une mesure totalement inédite. Le tranchant et la clarté de nos concepts, où l’homme trouvait naguère sa joie, s’estompent à grande allure [21] ».
Enfin, l’autocompréhension de l’homme est un moment intrinsèque de la théologie ; or, elle ne semble plus seulement médiatisée par la parole, elle paraît avoir deux autres sources de connaissance originaire, à savoir l’image et l’agir pratique.
c) Le pluralisme de droit
Mais le fait est un droit. « On peut dire qu’il ne s’agit que d’une impossibilité de fait. Mais celle-ci est justement permanente [22] ». Rahner parle du « pluralisme aujourd’hui, qui n’est plus dépassable, des théologies, dans l’Église ». Et il ajoute : « sans préjudice de l’unité de l’Église et de la confession de foi une [23] ». Le pluralisme est insurmontable, définitivement, dit Rahner dans un texte contemporain [24]. Malheur à celui qui croirait pouvoir chapeauter cette diversité. Ce pluralisme est ultime ou, inversement, « originaire [25] ». Il n’est pas simplement une donnée psychologique ou sociologique ; il relève d’une structure anthropologique. Dit dans un autre registre, plus technique, ce pluralisme est existential. Et cela vaut pour la théologie comme pour la philosophie et, a fortiori, pour leurs relations.
Une des raisons est d’ordre anthropologique : elle tient à la finitude humaine, notamment à la finitude du temps où s’inscrit le travail. Il est impossible de dominer la littérature sur un sujet donné en un temps de vie fini. Le passage au droit tient à ce que la pluralité, la diversification du savoir dépasse les capacités de l’individu. « Seule une naïveté spirituelle ou l’imagination peuvent s’illusionner au sujet de cette situation [26] ». On objectera que le travail peut être grandement aidé par des outils informatiques. Il n’empêche que la résolution, le jugement peut seul être porté par une intelligence et une intelligence unique qui a accès aux informations ; donc l’ordinateur ne peut que préparer.
Mais ce pluralisme de droit s’explique en quelque sorte par le haut ; il s’enracine dans une raison théologique. La synthèse ultime des connaissances n’est qu’en « Dieu lui-même [27] ». Par conséquent, « le chrétien, à travers tout, laisse en confiance Dieu lui-même venir jusqu’à lui, ce Dieu qui a voulu le pluralisme immaîtrisable du monde pour que l’homme, à travers lui, pressente que tout cela est enveloppé dans le mystère éternel [28] ». Le pluralisme est finalement un chemin pour éviter l’idolâtrie d’une réalité intramondaine. Il est le deuil de la toute-puissance du savoir qui, en théologie, est une tentation d’absolutiser sa finitude. Les sciences présentent un « danger » : « bien qu’elles ne soient que des idoles, elles réclament l’adoration de tous [29] ». Inversement, Dieu qui est « Sans-Nom » joint à « ce qui nous renvoie à notre finitude […] devient nécessairement adoration [30] ». Rahner en lit une confirmation dans Vatican I. Le Concile, en effet, affirme que c’est le même Dieu (idem Deus) qui est l’auteur de la raison et de la foi, de ces deux ordres de connaissance. Or, Rahner interprète le idem Deus comme un solus Deus : « L’unité de ce savoir «séculier» et cependant co-fondamental pour la théologie, le concile ne le voit donné qu’en Dieu, la source de toute vérité, mais pas à proprement parler dans une instance terrestre [31] ». De prime abord, Rahner semble tirer le texte dans son sens. En fait, il faut lire derrière cette affirmation toute la théologie rahnérienne du Mysterium Dei, de la transcendance absolue du « Mystère éternel ».
Enfin, faut-il ajouter une cécité liée à l’état de péché ? Y a-t-il une influence de la doctrine classique du Concile de Trente sur l’impossibilité de savoir si l’on est en état de grâce ? En effet, Rahner la reprend dans son Traité fondamental de la foi (« l’homme ne sait jamais avec une certitude absolue s’il est réellement pécheur, et ce qui, en lui, est de l’ordre du péché ») pour en faire un « existential permanent à jamais insurmontable [32] ».
d) La concupiscence gnoséologique
À plusieurs reprises, dans ses dernières années, Rahner utilise cette expression : « Ce pluralisme philosophico-théologique, cette situation de concupiscence gnoséologique forme la situation dans laquelle le théologie particulier doit faire son travail [33] ». L’expression, de prime abord, étonne. Elle semble un oxymoron pour une triple raison : en effet, la concupiscence relève de l’affectivité, alors que gnoséologique est du domaine de la connaissance ; de plus, la connaissance implique une emprise, alors que la concupiscence nous domine ; enfin, la concupiscence est du registre théologique, alors que le gnoséologique appartient à la philosophie de la connaissance.
Pourquoi parler de concupiscence ? L’idée de concupiscence rajoute à celle de pluralisme qui se fonde sur la finitude, la notion d’une division. Tel est en effet le sens classique de concupiscence au plan de l’affectivité dans sa relation avec l’esprit. Or, de même, la connaissance est divisée : il y a un conflit entre la sensibilité et l’intelligence. De même que nous ne pouvons unifier toutes nos pulsions et nos passions, de même nous ne pouvons maîtriser tout notre savoir : aucune langue commune, aucun point de vue intégrateur, aucun corpus, n’existe. Or, nous sommes le sujet du savoir. Donc, nous sommes intérieurement divisés, dans notre intelligence. Voilà pourquoi on peut parler de concupiscence gnoséologique.
Rahner le montre aussi à partir du fameux passage de l’Apôtre : « Malheureux homme que je suis ». En effet, dit-il, « le infelix ego homo de Paul (Rm 7,24) a aussi ici sa place », dans le domaine de la connaissance [34]. Rahner se fonde aussi sur le chapitre xi du Décret sur la justification du Concile de Trente et plus encore le Décret sur le péché originel [35] : même justifié par la grâce, l’homme ne peut intégrer toutes les tendances de son être par un acte de volonté surnaturalisé par la charité, de sorte qu’il est toujours divisé et en agonie, en combat. De même, dans l’allocution Singulari quadam du 9 décembre 1854, Pie IX montre que le péché originel entraîne des conséquences sur l’acte de la raison. Précisément, la raison n’est pas en total accord avec la foi, la philosophie avec la théologie. Enfin, le concile Vatican I affirme que, au plan des doctrines, « il ne peut jamais y avoir de vrai désaccord entre » la foi et la raison [36] ; mais, au plan existentiel, l’agonie est réelle. Un signe en est, pour Rahner, que l’unité de la foi et de la raison est Dieu ; or, on a vu que cette unité en Dieu souligne en creux qu’elle ne peut être donnée en l’homme. Voilà pourquoi Vatican I est le concile « qui a proclamé un pluralisme existentiel d’une manière gnoséologique entre philosophie et théologie » et, plus généralement, est le « concile du pluralisme concupiscent dans la dimension de la raison théorique [37] ».
e) Concupiscence et pluralisme
Pour Rahner, il y a une corrélation étroite entre la concupiscence et le pluralisme insurmontable. « Nous avons réellement à subir ce pluralisme gnoséologique et cette sorte de concupiscence [38] ». En effet, le pluralisme se caractérise par l’incapacité à intégrer la diversité ; or, la concupiscence, de même, est l’expérience d’une multiplicité insurmontable. Si je me risquais à une distinction : le pluralisme est à l’objet ce que la concupiscence est au sujet. Celle-ci est l’épreuve subjective du pluralisme. Et, de même que la concupiscence est la rançon nécessaire et inévitable du péché originel, même après la Rédemption, de même le pluralisme est indépassable.
Répondons à l’objection, il existe donc non pas une mais deux grandes sortes de concupiscence : dans la raison pratique et dans la raison théorique. On doit ainsi élargir la conception classique.
« J’appelle ce pluralisme que l’on ne peut intégrer intégrere de façon adéquate ‘concupiscence gnoséologique’, pour bien montrer que dans le domaine de la connaissance se posent des problèmes analogues à ceux que la théologie traditionnelle n’envisage de façon précise que sous l’angle des pulsions de la volonté [39] ».
5) Conséquences
a) La violence de la connaissance
Rahner tire une conséquence passionnante de sa doctrine de la concupiscence gnoséologique. « Chaque science, dit-il, a une tendance cachée à la monopolisation du moins quand [cette science] est donnée dans un savant concret [40] ». Le savoir régional est tenté par l’absolutisation. Rahner parle du « danger mortel inhérent à toute science de se croire absolue ou de penser que la clé u’elle utilise ouvre toutes les portes [41] ». Chaque discipline, en dépit de son irréductible limite de méthode et de champ d’exploration (d’objet formel et matériel), a tendance à étendre son pouvoir rationalisant à d’autres domaines. Or, imposer sa méthode, son autorité de manière extérieure, indue, est chercher à dominer, faire violence. Voilà pourquoi Rahner parle d’« agressivité [42] » ou aussi d’une « auto-aliénation [43] ».
Plus encore, on pourrait dire que, pour Rahner, la concupiscence gnoséologique comporte ces deux faces : l’incontrôlable pluralisme et la tentation d’intégration, de globalisation forcée.
Cette notion rejoint ce que j’ai appelé ailleurs blessure de l’intelligence par monisme méthodologique. Je développe davantage l’enracinement anthropologique à travers les notions d’ignorance, d’habitus blessé. Rahner ajoute une intuition passionnante, directement enracinée dans la distinction clé de sa théologie : celle du transcendantal et du catégorial [44]. Derrière ce monisme se joue un dynamisme positif : cette extension indue d’un savoir, d’une Weltanschauung parcellaire au tout est habité par le désir d’unité, l’insupportable situation de celui qui vit dans le morcellement. Et cette conjonction de tentation et de dynamisme fait dire à Rahner qu’il y a là un « paradoxe » : celui selon lequel « toute science entant que telle se comprend comme autonome, et cependant, dans le secret à partir de l’unité de la conscience humaine, elle est convaincue que l’on ne doit pratiquer la science particulière que de façon suffisamment radicale pour pouvoir l’identifier avec la totalité de la conscience humaine [45] ». Autrement dit, le mouvement par lequel le chercheur impose son point de vue à d’autres et les domine est aussi celui par lequel la conscience humaine atteste son besoin d’unité. Pour le dire dans des termes rahnériens, l’esprit vise ici transcendantalement une unité que disqualifie, réfute la particularité du contenu catégorial. Le transcendantal est au catégorial, ce que l’unité (visée par l’esprit) est au pluralisme vécu.
En termes concrets : l’esprit est attiré vers le tout du savoir ; mais, ne pouvant constitutionnellement pas y accéder, il va conquérir par force cette unité à partir de son point de vue limité et tenter de s’annexer les autres sciences et donc les combattre ; il est donc possible de déchiffrer et de sauver en partie cette agressivité et cette aliénation. D’ailleurs, explique Rahner, lorsqu’on est agressif, « on affirme à voix haute une différence et l’on vit de façon inavouée une parenté intérieure [46] ». On le sait : les corps ne se rapprochent et ne se touchent que dans le cœur à cœur de l’amour ou le corps à corps du combat.
b) Les attitudes intérieures face au pluralisme et à la concupiscence
Quelle attitude intérieure adopter face au pluralisme ? Rahner insiste beaucoup sur la patience. En effet, dans sa conférence De la patience intellectuelle envers soi-même, Karl Rahner souligne la souffrance de la vie actuelle de l’intellectuel et, dans un texte de 1973 [47], sur sa dimension agonale ou agonistique. Or, la patience constitue un aspect (précisément une partie intégrale) de la vertu de force qui nous permet d’endurer (au double sens de « souffrir avec » et de « persévérer ») dans la longue durée la souffrance sans dévier du bien.
c) L’ecclésialité de la théologie
Il y a aussi une attitude plus visible. À cause du pluralisme, il est exigé de la théologie qu’elle soit ecclésiale. Déjà, l’« ecclésialité a toujours été un trait de la théologie chrétienne [48] ». Mais cette ecclésialité présente un autre visage aujourd’hui : elle permet au théologien de sortir de son conditionnement singulier : « si le théologien ne partait pas de cette conscience de foi de l’Église actuelle concrète, […] il resterait nécessairement empêtré dans sa propre subjectivité [49] ». Il ne s’agit pas de nier un conditionnement historique, culturel du discours ecclésial. Mais la menace pour la conscience individuelle de la foi est autrement grande.
d) La théologie transcendantale
Le projet d’une autre théologie est né de la faillite de la théologie classique, notamment néoscolastique mais aussi critique. Si l’on ne veut pas renoncer à tout acte théologique et sombrer dans l’éclatement pluriel, la seule solution est de descendre dans les présupposés qui sont communs à tous les discours théologiques et les fondent ; or, c’est dans l’anthropologie qu’on les trouve ; or, par définition, « un questionnement transcendantal, quel que soit le domaine d’objets où il intervient, est donné si et dans la mesure où l’on s’interroge sur les conditions de possibilité de la connaissance dans le sujet connaissant [50] ». Autrement dit, la perspective transcendantale est celle qui refuse de réduire la connaissance à la seule structure de l’objet connu, mais met en jeu aussi le dynamisme du sujet connaissant. Donc, la théologie dont on a besoin aujourd’hui est une théologie transcendantale.
6) Évaluation critique
Un certain nombre de points demandent à être distingués et discutés pour eux-mêmes :
a) L’exposé historique
Cette relecture historique présente aussi une valeur démonstrative, si dialectique soit-elle. Y a-t-il une différence de nature, comme le souligne Rahner à maintes reprises, entre le pluralisme des anciennes écoles théologiques, surpassable par un point de vue commun, et le pluralisme indépassable d’aujourd’hui ? Je me demande s’il n’y a pas là une illusion d’optique historique. Du temps de saint Thomas, y avait-il possibilité pour lui de dominer les perspectives disparates et contraires d’Averroès et de saint Bonaventure ?
Au fond, honorer le pluralisme de fait, c’est reconnaître d’un côté la richesse inépuisable du Mystère auquel toute connaissance s’abreuve ; et de l’autre l’infinie diversité des intellects et des personnes l’accueillant, à la limite attester l’ineffabilité incommensurable et incommutable de chaque individualité.
b) Le pluralisme de droit
Autant il est évident que le pluralisme est un fait, autant il est problématique de la postuler comme une donnée insurmontable.
c) Le concept de concupiscence gnoséologique
Ce concept est à la fois riche et insuffisant. Il est riche en ce qu’il souligne le dynamisme positif présent dans toute attitude, même pécheresse, même blessée. Mais il est insuffisamment analysé. Il semble même foncièrement ambivalent.
En fait, Rahner gagnerait à bénéficier d’une philosophie de la blessure, distinguant notamment entre la nature de la blessure qui est privation et le mécanisme qui est le conflit.
d) La thèse
Du point de vue de la méthode, Karl Rahner semble avoir oublié la leçon d’Aristote ouvrant son livre des Physiques, concernant l’ordre de détermination. Le Stagirite et saint Thomas à sa suite [51] relèvent que la connaissance humaine procède du plus universel au plus particulier ; or, le plus universel est aussi le plus certain. Reprenons l’exemple que le théologien allemand a donné en 1984 : « Je déclare : le monde est créé par Dieu. Mais je ne sais presque rien de ce qu’est le monde. C’est bien pourquoi le concept de création reste singulièrement vide [52] ». Mais que signifie cette ignorance du monde ? Elle est vraie et de plus en plus vraie au plan scientifique. En revanche, elle est fausse et le sera toujours du point de vue de la connaissance commune (universelle) qui fonde le discours philosophique.
Du point de vue du contenu, précisément la thèse du relativisme, il est bon de relire certains propos de la grande encyclique de Jean-Paul II sur la philosophie :
« La philosophie moderne, oubliant d’orienter son enquête vers l’être, a concentré sa recherche sur la connaissance humaine. Au lieu de s’appuyer sur la capacité de l’homme de connaître la vérité, elle a préféré souligner ses limites et ses conditionnements.
Il en est résulté diverses formes d’agnosticisme et de relativisme qui ont conduit la recherche philosophique à s’égarer dans les sables mouvants d’un scepticisme général. Puis, récemment, ont pris de l’importance certaines doctrines qui tendent à dévaloriser même les vérités que l’homme était certain d’avoir atteintes. La pluralité légitime des positions a cédé le pas à un pluralisme indifférencié, fondé sur l’affirmation que toutes les positions se valent : c’est là un des symptômes les plus répandus de la défiance à l’égard de la vérité que l’on peut observer dans le contexte actuel [53] ».
« […] dans le développement du savoir philosophique, diverses écoles de pensée sont apparues. Ce pluralisme met aussi le Magistère devant sa responsabilité d’exprimer son jugement en ce qui concerne la compatibilité ou l’incompatibilité des conceptions fondamentales auxquelles ces écoles se réfèrent avec les exigences propres de la parole de Dieu et de la réflexion théologique [54] ».
Pascal Ide
[1] Cf. Karl Rahner, De la patience intellectuelle envers soi-même, Conférence au Centre Sèvres le 11 avril 1983, suivi d’une Bibliographie française de ses œuvres et d’une sélection de ses écrits originaux les plus importants, coll. « Travaux et Conférences du Centre Sèvres », Paris, 35 rue de Sèvres 75006, 1984. La première partie fut d’abord une conférence à un symposium théologique à Montréal en été 1969 : Karl Rahner, « Überlegungen zur Methode der Theologie », Schriften zur Theologie, tome IX, p. 79-126, ici p. 79-95, traduit par Yves Tourenne, « Considérations sur la méthode de la théologie », La théologie du dernier Rahner. « Aborder au sans rivage ». Approches de l’articulation entre philosophie et théologie chez « le dernier Rahner », coll. « Cogitatio fidei » n° 187, Paris, Le Cerf, 1995, p. 401-448, ici p. 403-419. Cf. le commentaire d’Yves Tourenne aux pages 127-203.
[2] De la patience intellectuelle envers soi-même, p. 13.
[3] « Considérations sur la méthode de la théologie », p. 409 : Schriften, IX, p. 85.
[4] Karl Rahner, Expériences d’un théologien catholique, trad. Raymond Mengus, Paris, Cariscript, 1985, p. 37.
[5] Karl Rahner, Traité fondamental de la foi. Introduction au concept du christianisme, trad. Gwendoline Jarczyk, Paris, Le Centurion, 1983, p. 21.
[6] De la patience intellectuelle envers soi-même, p. 13.
[7] « Considérations sur la méthode de la théologie », p. 408.
[8] Excursus 3 : « Remarques méthodologiques sur le différend H. U. von Balthasar – K. Rahner », La théologie du dernier Rahner, p. 395-399. À noter que si Tourenne accepte que Balthasar critique Rahner sur le contenu (« Balthasar touche probablement en effet des points faibles de la pensée rahnérienne »), il a déjà tout concédé quant à la méthode, puisqu’il explique leur divergence d’abord par l’inévitable disparité du pluralisme. Autrement dit, la comparaison Balthasar-Rahner est ici partiale, car le parti pris de l’auteur est rahnérien en sa forma mentis. Un balthasarien n’aurait sans doute pas traité le sujet de la même manière.
[9] « Considérations sur la méthode de la théologie », p. 405.
[10] « Considérations sur la méthode de la théologie », p. 406 (Schriften, IX, p. 82). Cf. Schriften, IX, p. 13, 161 ; tome XII, p. 19.
[11] Ibid.
[12] Cf. aussi Yves Congar, Entretiens d’automne, Paris, Le Cerf, 1987, p. 9s.
[13] « Considérations sur la méthode de la théologie », p. 411.
[14] De la patience intellectuelle envers soi-même, p. 35.
[15] Schriften, XII, p. 21.
[16] « Considérations sur la méthode de la théologie », p. 410.
[17] De la patience intellectuelle envers soi-même, p. 13.
[18] Karl Rahner, « Le pluralisme en théologie et l’unité du Credo de l’Église », Concilium, 46 (1969) n° 4, p. 97.
[19] « Considérations sur la méthode de la théologie », p. 408 et 409.
[20] Schriften, X, p. 81.
[21] De la patience intellectuelle envers soi-même, p. 13-14.
[22] Écrits théologiques, tome 11, p. 70.
[23] « Considérations sur la méthode de la théologie », p. 418.
[24] Karl Rahner, « Le pluralisme en théologie et l’unité du Credo de l’Église », p. 95 cf. Schriften, IX, p. 11-33.
[25] « la théologie est l’avocat d’un pluralisme des sciences qui ne peut pas du tout être systématisé, […] qui est originaire » (Traité fondamental de la foi, p. 99).
[26] « Considérations sur la méthode de la théologie », p. 408.
[27] Zum Verhältnis zwischen Theologie und heutigen Wissenschaften, in Schriften, 1970, tome X, p. 112.
[28] Traité fondamental de la foi, p. 452.
[29] Schriften, X, p. 100.
[30] Traité fondamental de la foi, p. 82.
[31] Schriften, X, p. 77.
[32] Traité fondamental de la foi, p. 125.
[33] « Considérations sur la méthode de la théologie », p. 408 (Schriften, IX, p. 84). Cf. aussi par exemple Écrits théologiques, tome 11, p. 60.
[34] Schriften, X, p. 78. À noter d’ailleurs que Yves Tourenne, dans son commentaire, semble sinon se contredire du moins peiner à trouver une explication unifiée. D’un côté, il affirme que cette concupiscence signifie que « la connaissance est divisée à l’intérieur d’elle-même, que des forces la dominent, dans un conflit où la sensibilité joue autant que l’intelligence » (p. 138). De l’autre, il reconduit la concupiscence au pluralisme dont elle n’est qu’un décalque plus anthropologique « ces cas de conflits ne sont pas de l’ordre de la dialectique intellectuelle, ni de l’ordre de la faiblesse de la volonté. Ils ne sont pas dus à un manque d’attention intellectuelle, ni à un effort insuffisant de la volonté ils relèvent du pluralisme indépassable de notre condition de créature ». (p. 139) Mais peut-être l’imprécision est-elle chez Rahner lui-même.
[35] Cf. DS 1538-1539, Dumeige, p. 345-360 ; et DS 151, Dumeige, p. 170. Cf. Schriften, X, p. 78 et XII, p. 20.
[36] Cf. DS 3017, Dumeige, p. 51.
[37] Schriften, X, p. 78-79.
[38] Schriften, X, p. 78.
[39] Schriften, X, p. 105.
[40] Die Theologie im interdisziplinären Gespräch der Wissenschaften, in Schriften, 1970, tome X, p. 92.
[41] Traité fondamental de la foi, p. 99.
[42] Schriften, X, p. 92.
[43] Ibid., p. 93.
[44] Cf. Traité fondamental de la foi, p. 27-36.
[45] Schriften, X, p. 92.
[46] Schriften, X, p. 93.
[47] Gaubensbegründung heute, in Schriften, XII, p. 20 : « ad agonem », écrit Rahner.
[48] « Considérations sur la méthode de la théologie », p. 414.
[49] Ibid., p. 416.
[50] Ibid., p. 422.
[51] Cf., notamment, saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 85, a. 5.
[52] De la patience intellectuelle envers soi-même, p. 35.
[53] Jean-Paul II, Lettre encyclique Fides et ratio aux évêques de l’Église catholique sur les rapports entre la foi et la raison, 14 septembre 1998, n. 5, § 2-3.
[54] Ibid., n. 50, § 1.