La conception ludique du travail. Exposé et évaluation

L’approche approche dilettante du travail est à ce point prévalente aujourd’hui que certains chercheurs proposent d’introduire le concept de playful work, c’est-à-dire de « travail ludique » [1]. Celui-ci se définit comme une activité professionnelle qui est vécue comme un jeu. Il ne s’agit donc pas d’un travail dans le secteur du jeu, ni d’un travail qui serait modifié pour y introduire des activités récréatives. Le changement concerne la motivation ou l’intention et non pas le labeur lui-même [2] : travailler comme si l’on jouait, en y trouvant le même plaisir que celui que l’on éprouve dans l’activité ludique.

En effet, si l’activité professionnelle apporte souvent du sens, elle implique aussi des tâches parfois écrasantes par leur nombre ou fastidieuses par leur répétition. Pour le touriste, la visite du parc est remplie de surprises toujours nouvelles ; c’est nettement moins le cas pour le guide qui accomplit le même tour quotidiennement. Comment le livreur de pizzas peut-il garder sa bonne humeur et son énergie tout en livrant le plus grand nombre de pizzas ?

Or, le jeu présente trois caractéristiques [3]. Il est une activité : accomplie intentionnellement (volontairement) par amusement [4], et donc, intrinsèquement motivante [5] ; centrée sur l’instant présent (libérant donc du stress) [6] ; hautement interactive (le jeu exclut donc la télévision ou la lecture d’un livre) [7]. L’activité ludique s’opposant à la démotivation, à la lassitude, au stress, etc., les chercheurs se sont donc demandés si elle ne conjurerait pas les risques du travail. Concrètement, les employés ne pourraient-ils pas modifier leur vécu professionnel en le rendant plus ludique ?

Plusieurs études répondent affirmativement. Elles jouent sur les différentes composantes du travail. En creux : le jeu réduit l’ennui engendré par le travail monotone [8] ; il diminue le stress lié au labeur qui peut être varié, mais est trop intense [9]. En plein, il accroît la satisfaction au travail et le sentiment de compétence [10]. On peut affiner le mécanisme. Il existe deux catégories de jeux, ludiques et agonistiques [11]. Sont par exemple ludiques, les rencontres, les échanges humoristiques, et sont agonistiques les sports ou les jeux (au sens étroit du terme comme les échecs ou le bridge). Les premiers sont accomplis pour le plaisir et les seconds pour le défi ou la compétition. Dès lors, faire son travail de manière ludique engendre de la satisfaction et l’accomplir comme un défi dope l’impression de compétence, accroît l’estime de soi et améliore les performances.

Le travail ludique requiert enfin deux conditions chez le travailleur. La première est la libre initiative : le jeu étant une activité décidée et non pas commandée, le playful work suppose que l’employé dispose de la capacité à modeler le contenu de son travail et donc bénéficie de ce que l’on appelle le job crafting, « le façonnage de son poste à son goût » [12]. La seconde est la créativité. Plus une personnalité est ouverte à des expériences variées, plus elle bénéficie d’une approche ludique de ses tâches quotidiennes [13].

Exemples de playfulness (injection de situation amusante) : « Comme j’ai beaucoup de tâches administratives ennuyeuses, de temps en temps, je me dis : je vais utiliser le moins de mots possible tout en traitant l’intégralité du contenu » (responsable de ressources humaines) ; « Je réduis le plus possible les décélérations entre deux arrêts » (conducteur de bus).

Exemples de défi : « J’essaie d’économiser du carburant en minimisant l’impact des vents » (pilote de ligne) ; « Je tente d’envoyer un e-mail de moins aujourd’hui qu’hier, tout en faisant exactement ma tâche » (secrétaire de direction).

 

Que penser du travail ludique ? Séduisant (quel travailleur, en lisant ce descriptif, n’est tenté de l’appliquer au moins ponctuellement dans son travail ?), efficace (les premières études montrent qu’il est gratifiant), anthropologiquement fondé sur l’inclination presque universelle à jouer, il semble de prime abord un remède aux dysfonctionnements du labeur, à partir du moment où c’est l’employé qui prend l’initiative d’incorporer amusements et compétitions dans son travail.

Toutefois, le playful work pose deux difficultés de fond, éthique et psychologique. Éthique. Le travail ludique centre le sujet sur son plaisir : soit directement, dans les jeux ludiques, soit indirectement, dans les jeux compétitifs (car le défi est motivé par la joie de la victoire [14]). Or, le plaisir centre sur soi. En regard, le travail ouvre le travailleur à autre que lui : objectivement, parce qu’il transforme le monde, en l’améliorant (même si c’est plus évident à observer dans les secteurs primaire et secondaire que tertiaire !) ; subjectivement, parce que le travailleur ne cherche pas son bien, mais le bien de ce qu’il accomplit (le bon plat pour le cuisinier, le diagnostic le plus précis et le traitement le plus adapté pour le médecin, etc.). En repliant le sujet sur lui-même, le travail ludique reconduit donc l’activité laborieuse à la détente et nie sa spécificité.

Psychologique. Une théorie fameuse en psychologie, la théorie de l’autodétermination de Deci et Ryan [15], distingue deux types de motivations : intrinsèques (comme un travail que l’on aime), qui donnent un fort sens à l’action, et extrinsèques (comme l’argent ou la récompense), qui en donnent peu [16]. Les études montrent que les premières mobilisent sur la longue durée, mais les secondes sur des durées beaucoup plus brèves (sans rien dire de l’accoutumance : la même satisfaction requiert des sommes ou des récompenses toujours plus élevées ; voire de la dépendance). Or, contrairement à ce que disent les chercheurs sur le travail ludique, le plaisir que celui-ci engendre est une motivation extrinsèque. Pour une raison fondamentale : l’amusement ou le défi sont ajoutés du dehors au travail ; celui-ci ne possède donc pas plus de sens. Il est remarquable qu’Aristote se soit posé la question : est-ce que le jeu, au sens large de toute activité récréative, incluant aussi la compétition, peut rendre heureux ?, et ait répondu par la négative : contrairement au bonheur, il n’est pas voulu pour lui-même, mais pour autre chose…

Il demeure que, ponctuellement, le travail ludique présente deux avantages : il transforme la passivité (la routine ou le stress subis) en activité (l’invention de jeux) ; il transforme le devoir (« il faut accomplir cette tâche répétitive ») en plaisir (« je vais ajouter un défi ou un amusement »). Mais s’il devient habituel, non seulement il fait dériver le travail vers la détente, mais il risque de s’affaisser : la compétition et la distraction finissent elles-mêmes par devenir répétitives et ennuyeuses… [17]

Pascal Ide

[1] Cf. l’article de synthèse : Arnold B. Bakker, Yuri Scharp, Kimberley Breevaart & Juriena De Vries, « Playful work design: Introduction of a New Concept », The Spanish Journal of Psychology, 23 (2020) e19.

[2] Arnold B. Bakker & Marianne Van Woerkom, « Flow at work: A self-determination perspective », Occupational Health Science, 1 (2017), p. 47-65.

[3] Cf. Meredith Van Vleet & Brooke C. Feeney, « Play behavior and playfulness in adulthood », Social and Personality Psychology Compass, 9 (2015) n° 11, p. 630-643.

[4] Cf. Charalampos Mainemelis & Sarah Ronson, « Ideas are born in fields of play: Towards a theory of play and creativity in organizational settings », Research in Organizational Behavior, 27 (2006) n° 248, p. 81-131.

[5] Cf. Claire Aislinn Petelczyc, Alessandra Capezio, Lu Wang, Simon Lloyd D. Restubog & Karl Aquino, « Play at work: An integrative review and agenda for future research », Journal of Management, 44 (2018) n° 1, p. 161-190.

[6] Cf. Mihaly Csikszentmihalyi, Beyond boredom and Anxiety: The Experience of Play in Work and Games, Hoboken, Jossey-Bass, 1975.

[7] Cf. Claire Aislinn Petelczyc et al., « Play at work… ».

[8] Cf. Donald F. Roy, « ’Banana Time’: Job Satisfaction and Informal Interaction », Human Organization, 18 (1959-1960) n° 4, p. 158-168.

[9] Cf. David J. Abramis, « Play in work: Childish hedonism or adult enthusiasm? », American Behavioral Scientist, 33 (1990) n° 3, p. 353-373.

[10] Cf. Karen Dokter DesCamp & Cher C. Thomas, « Buffering nursing stress through play at work », Western Journal of Nursing Research, 15 (1993) n° 5, p. 619-627.

[11] Cf. pascalide.fr : « La classification des jeux : jeux ludiques et les jeux agonistiques ».

[12] Cf. Cort W. Rudolph, Ian M. Katz, Kristi N. Lavigne & Hannes Zacher, « Job crafting: A meta-analysis of relationships with individual differences, job characteristics, and work outcomes », Journal of Vocational Behavior, 102 (2017), p. 112-138.

[13] Cf. Yuri S. Scharp, Kimberley Breevaart, Arnold B. Bakker & Dimitri van der Linden, « Daily playful work design: A trait activation perspective », Journal of Research in Personality, 82 (2019), 103850.

[14] En effet, le jeu ludique est au jeu agonistique ce que le concupiscible est à l’irascible ; or, celui-ci est pour celui-là (cf. « La classification des jeux… »).

[15] Cf. Edward L. Deci & Richard M. Ryan, « The ‘what’ and ‘why’ of goal pursuits: Human needs and the self-determination of behavior », Psychological Inquiry, 11 (2000) n° 4, p. 227-268. Cf. pascalide.fr : « La théorie de la motivation intrinsèque et extrinsèque (Deci). Enrichissement pour l’éthique et la métaphysique ».

[16] Cf. Edward L. Deci & Richard M. Ryan, « Self-Determination Theory and the Facilitation of Intrinsic Motivation, Social Development, and Well-Being », American Psychologist, 55 (2000) n° 1, p. 68-78.

[17] Il est révélateur que les études sur le sujet soient toutes récentes et ne mesurent pas les effets sur le long terme. Le travail ludique connaîtra peut-être le même sort que des concepts unilatéraux comme celui de l’entreprise libérée : après l’enthousiasme initial, il suscitera la prise de distance.

19.11.2025
 

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