La blessure de l’intelligence selon Virgile

Nous nous souvenons de l’histoire : par ruse, les Grecs réussissent à introduire dans la cité troyenne réputée inexpugnable un cheval qui cachent en ses flancs des soldats. La reine Didon presse Énée de raconter les derniers moments de Troie. Malgré l’heure tardive et la douleur poignante, le survivant héroïque y consent. Voici comment Virgile le rapporte au début du deuxième livre de l’Énéide :

 

« Inconscients et aveuglés par notre folie,

Nous installons dans notre sainte citadelle ce monstre de malheur [1] ».

 

Comment mieux exprimer ce qu’est la blessure de l’esprit : une cécité (« aveuglés ») intérieure (« Nous installons dans notre sainte citadelle ») dont nous sommes les premières dupes (« Inconscients ») et qui conduira à notre destruction (« ce monstre de malheur ») ? Sommes-nous irrémédiablement voués à ce scotome ? Lisons la suite.

 

« À ce moment aussi, Cassandre ouvre la bouche, dévoilant l’avenir,

Elle en qui, sur ordre d’un dieu, les Troyens n’ont jamais cru [2] ».

 

Si nous nous trompons nous-mêmes, du moins la providence divine (« sur ordre d’un dieu ») veille à nous prévenir par la lucidité d’autrui. Elle nous envoie des « Cassandre » (fille de Priam et d’Hécube, roi et reine de Troie), qui sont triplement prophètes : car elle « ouvre la bouche », c’est-à-dire ose parler (tel est le sens étymologique du verbe phesein, « dire », présent dans le mot « prophète ») ; car elle « dévoil[e] l’avenir », c’est-à-dire anticipe des futuribles (tel est le sens étymologique de l’autre vocable présent dans le terme « prophète » : pro, c’est-à-dire « à l’avance ») ; car elle n’est pas écoutée. C’est ce que la suite va dire et ce que signale l’expression « jouer les Cassandre », c’est-à-dire les oiseaux de mauvais augure.

 

« Et nous, malheureux, qui vivons notre dernier jour dans la ville,

Nous ornons les temps des dieux de feuillages de fête [3] ».

 

Virgile ne se contente pas de nommer la persévérance dans l’illusion, donc notre malheur (« malheureux »), qui précipite notre fin (« notre dernier jour »). Il en nomme la raison avec des accents qui anticipent Pascal : « Nous ornons les temps des dieux de feuillages de fête ». Autrement dit, nous nous aveuglons parce que nous nous divertissons. Nos amusements nous distraient – aux deux sens du verbe (égayer et détourner) – de l’essentiel, c’est-à-dire de la vérité qui n’est jamais étrangère au bien. Et si nous nous détournons de ce qui se cache sous nos yeux, c’est parce que cette vérité dérange nos (prétendues) certitudes, suscite l’inquiétude et, pire que tout, nous plonge dans le découragement né de l’impuissance. Comme nos distractions, nos cécités sont d’abord des dénis.

Le poète latin dicte aussi en creux ce qui est le remède le plus profond aux navrures de notre intelligence : l’attention à la vérité qui, évidente, se donne à nous ; ou du moins à la parole des Cassandre qui, parfois maladroitement en leur pessimisme insistant, nous la révèle.

Pascal Ide

[1] Virgile, Énéide, L. II, v. 244-245.

[2] Ibid., v. 246-247.

[3] Ibid., v. 248-249.

7.8.2023
 

Les commentaires sont fermés.