Jean Birnbaum. Un éloge sans nuance de la nuance
  1. Comme le titre l’indique, l’ouvrage de Jean Birnbaum, Le courage de la nuance [1], se veut un plaidoyer pour la nuance dans un monde où, réseaux sociaux et anciens médias obligent, nous sommes sommés de prendre parti, de polariser les prises de position, d’anathématiser l’autre et si, par malheur, nous osons changer d’avis, nuancer notre propos et nous refuser à ce jeu si confortable des polarités, nous sommes obligés de subir à notre tour l’exclusion vengeresse.

Conseillé par un ami, impressionné par le prix François Mauriac et une critique dithyrambique presque suspecte, surtout au vu du thème, je suis entré avec élan (sinon avec enthousiasme : les autres livres de l’auteur ne m’y incitaient pas) dans ce livre, d’autant que le thème croise une préoccupation depuis plus de quarante ans : les blessures de l’intelligence, et leurs remèdes.

Assurément, la lecture est plaisante, plus, stimulante. L’auteur a la vérité (donc, l’humilité) de partir de son exemple : l’introduction raconte, en effet, l’accueil perplexe de la critique à l’égard de son premier livre sur le djihadisme [2] où il osait montrer que la foi de ces radicaux « nous révèle, à nous autres Européens sécularisés, notre certitude que la croyance religieuse n’est rien » (p. 13) et de son second ouvrage, deux ans plus tard [3], où il fait du djihadisme un miroir qui nous est tendu pour interroger « nos propres croyances universalistes, progressites, féministes… et leur fragilité » (ibid.). Il évite aussi le plaidoyer ironique ou défaitiste à la Bruckner. Il conjure enfin astucieusement le propos secrètement moralisant, en multipliant les exemples, plus, en structurant son livre en sept chapitres qui sont autant de figures exemplaires, dont on admirera la variété : Albert Camus, Georges Bernanos, Hannah Arendt, Raymond Aron, George Orwell, Germaine Tillion, Roland Barthes. De fait, en découvrant la vie et l’œuvre de ces auteurs qui furent aussi des témoins, nous sentons monter en nous, loin de toute injonction légaliste ou même de toute exigence vertueuse, l’appel du grand homme, héraut de la pensée et parfois héros de la vie. Comment, par exemple, ne pas admirer que Bernanos, le royaliste antisémite qui, dans sa jeunesse, n’hésitait pas à faire des descentes musclées au Quartier latin, ait eu la lucidité et le courage de critiquer en détail dans les Grands cimetières sur la lune le régime franquiste, encourant l’opprobe de ses amis de l’Action Française à laquelle il a longuement adhéré avant de s’en séparer en 1919, notamment à cause de son rationalisme (mais il s’en dira solidaire lorsque le Magistère la condamnera en 1926) ?

Je fus aussi heureux de découvrir que le directeur du Monde des livres osait parler de la foi chrétienne sans la critiquer, rapportait les propos négatifs d’Aron sur ce prétendu prophète figé dans ces certitudes qu’était Sartre, et convoquait avec admiration un esprit d’un tout autre bord politique que le sien. Sur ce point, l’écrivain pratique donc ce qu’il prône.

 

  1. Pourtant, une indéfinissable gêne ne cessait de parasiter cette prime joie. Certes, elle provenait de l’absence de rigueur du propos : pas de définition de la nuance dont le mot est cité plusieurs fois par pages, pas de distanciation salutaire comme le veut toute pensée du clair-obscur. Certes également, de ce que l’auteur ne proposait pas sinon un discours de la méthode (ce qui eût paru contradictoire avec l’esprit même présidant à cet essai), du moins quelques règles d’écologie mentale. Si l’intention est bonne et la conviction forte, la défense est théoriquement faible et pratiquement pauvre. Cette pensée molle n’offre nulle hygiène de pensée, hormis l’injonction au dialogue et à la vérité de l’amitié. Mais ne serait-ce qu’une ébauche de logique de la complexité ou de la non-binarité, point. Bref, le remède n’était pas à la hauteur du diagnostic. Mais il y avait encore plus encore. Et c’est au terme de la lecture et du livre que j’ai pu nommer mon malaise : ce livre de la nuance est sans nuance. Autrement dit, elle est secrètement minée par une contradiction performative. En effet, s’il faut promouvoir la nuance, c’est donc qu’il y a une vérité de la nuance, et qu’il convient d’affirmer sans nuance. Ainsi, l’universel peut être libérant et la nuance rimer parfois avec violence…

 

Finir par cette note négative ferait courir au lecteur le risque du biais de négativité. Une fois ces correctifs apportés, affirmons combien la lecture de cet opuscule dont l’intérêt est inversement proportionnel à la taille est roborative.

Pascal Ide

[1] Cf. Jean Birnbaum, Le courage de la nuance, coll. « Points », Paris, Seuil, 2021.

[2] Cf. Id., Un silence religieux La gauche face au djihadisme, Paris, Seuil, 2016, coll. « Points Essais » n° 832, 2017.

[3] Cf. Id., La religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous, Paris, Seuil, 2018, coll. « Points Essais » n° 894, 2020.

28.8.2023
 

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