Ionesco et le désir inassouvi de transcendance

Selon Marguerite Jean-Blain qui a défendu une thèse de lettres prenant en compte la spiritualité d’Eugène Ionesco,

 

« son itinéraire suggère qu’une coexistence est possible entre le sentiment de l’absurdité du monde – le désespoir qui s’ensuit – et le désir insatiable de transcendance et d’éternité. La méconnaissance de cette loi de la vie intérieure entraîne une perception caricaturale de l’itinéraire d’un homme, a fortiori d’un artiste [1] ».

 

Nous sommes proches de la loi de cœxistence des forces discordantes où Blondel voyait une des cinq lois fondamentales de l’action humaine [2]. Cette complexité s’explique par les germinations, est une application du darwinisme.

1) La blessure d’origine

Ionesco est né à Stalina, en Roumanie, d’un père roumain et d’une mère française. Ses parents ayant divorcé, il a vécu sa petite enfance en Roumanie, puis il retourna en Roumanie lors de son adolescence et de sa jeunesse, pour ses études. Par conséquent, il fut obligé d’apprendre le français, puis de réapprendre le roumain. Enfin, Ionesco se fit naturalité français en 1950. Par conséquent, Ionesco est doublement blessé affectivement dans ses racines : par la rupture d’alliance entre ses parents et l’arrachement à sa patrie qui se renouvelle lors de son retour en Roumanie. A-t-on un signe de cette souffrance dans le livre brûlot, Non, ouvrage de jeunesse où il prétend qu’il est possible de dire tout et son contraire dans un même ouvrage, ici de critique littéraire : de fait, après un éloge dithyrambique de Mircea Eliade, il procède à un éreintage en règle [3]. Or, la contradiction, même assumée, est un indice d’incohérence interne, donc de blessure.

En même temps, cette biappartenance est une richesse particulière, celle des biculturels parfaits. Elle explique le travail constant opéré par Ionesco sur la langue et la maîtrise à laquelle il est arrivé. A cette ouverture culturelle se joint une ouverture religieuse, puisque Ionesco qui reçut le baptême orthodoxe, bénéficia d’une première initiation catholique, lorsqu’il vint à La Chapelle-Anthenaise, en Mayenne, en 1917-1919 ; de même, dans sa jeunesse, il voyait indifféremment des prêtres catholiques et des popes orthodoxes [4].

2) L’expérience spirituelle fondatrice

Ionesco a raconté cette expérience des dizaines de fois. En voici la relation dans un entretien de 1966 :

 

« J’avais environ 17 ou 18 ans. J’étais dans une ville de province. C’était en juin, vers midi. Je me promenais dans une des rues de cette ville très tranquille. Tout d’un coup j’ai eu l’impression que le monde à la fois s’éloignait et se rapprochait ou plutôt que le monde s’était éloigné de moi, que j’étais dans un autre monde, plus mien que l’ancien, infiniment plus lumineux ; les chiens dans les cours aboyaient à mon passage près des clôtures, mais les aboiements étaient devenus subitement comme mélodieux, ou bien assourdis, comme ouatés ; il me semblait que le ciel était devenu extrêmement dense, que la lumière était presque palpable, que les maisons avaient un éclat jamais vu, un éclat inhabituel, vraiment libéré de l’habitude [5] ».

 

Cette expérience a d’abord tous les signes de la vérité. Signes subjectifs : elle s’accompagne d’un « sentiment de vérité absolue, définitive ». Signes objectifs : tous les récits, au long de sa vie, sont cohérents sans pour autant être identiques, comme si Ionesco se référait à une expérience-source, non construite mais reçue ; le récit est sobre, se défend même de toute mystique, voire ne fait pas l’impasse sur les questions douloureuses.

Cette expérience est l’irruption d’une radicale nouveauté. Cette nouveauté fait appel aux différents sens : passage d’un monde terne à la lumière, de la pesanteur à la légèreté. D’ailleurs le mouvement est plus à trois temps, comme celui qu’ont connu les Apôtres sur le Thabor. Mais, au-delà des sens, c’est de la réalité elle-même qu’il est question. Cette expérience distingue très précisément un monde matériel, charnel, pesant à un monde tout aussi réel, mais tellement plus aérien et plus heureux. Une sorte de paradis.

Cette expérience n’est pas seulement initiale, elle est originaire, autrement dit fait signe vers le don . En effet, elle n’a cessé d’être présent à la mémoire de Ionesco. Plus encore, elle n’a cessé d’irriguer sa vie, il n’a cessé d’y revenir, de la comprendre : « cette grâce de lumière dont Ionesco ne cesse de parler ou de théâtraliser a fonctionné comme un aiguillon et l’a pousé à chercher la vérité religieuse ans toutes les directions [6] », certes dans le judéo-christianisme (comme dans Le Piéton de l’air, en 1963), mais aussi dans les bouddhisme tibétain (Le Roi se meurt, en 1962), ou dans le soufisme musulman. En outre, elle engendre une joie « énorme », signe de la surplénitude originaire. La narration est humble ; or, l’humilité dit une réception. Enfin, ce don 1 est-il rattaché à une Source personnalisée, à une Présence personnelle ? Au point de départ, ce ne fut pas le cas ; en 1934, Ionesco rattache explicitement son expérience à une croyance chrétienne, mais la nécessité d’un engagement s’impose ; en 1978, il parle de Quelqu’un qui le tient par la main ; enfin, en 1986, il parle d’une Présence protectrice.

En fait, cette expérience n’est pas simple, mais double. Par contraste, le monde apparaît pesant, voire abîmé (au sens propre, désespéré, de « tombé dans un abîme ») : « ce fut une sorte de moment miraculeux qui a duré trois ou quatre minutes. J’avais l’impression qu’il n’y avait plus de pesanteur. Je marchais à grands pas, à grands bonds, sans fatigue. Et puis, tout d’un coup, le monde est redevenu lui-même, il l’est toujours, ou presque. Le linge qui séchait dans les cours des petites demeures provinciales ne ressemblait plus à des étendards, à des oriflammes, mais vraiment à du pauvre linge. Le monde était retombé dans un trou ». Encore une fois, nous trouvons une illustration de la loi de synthèse compensatoire des tendances discordantes.

Pascal Ide

[1] Marguerite Jean-Blain, « Ionesco dérision et mystique », Nouvelle revue théologique, 124 (2002) n° 4, p. 435-450, ici p. 435. Cf. Id., Descente aux enfers et psychopompes, Aix-en-Provence, Thèse, novembre 2000. Les références sont empruntées à cet article.

[2] Cf. Maurice Blondel, « Principe élémentaire d’une logique de la vie morale », Les premiers écrits de Maurice Blondel, Paris, p.u.f., 1956, p. 123-147 : Œuvres complètes. Tome 2. 1888-1913. La philosophe de l’action et la crise moderniste, éd. Claude Troisfontaines, Paris, p.u.f., 1997, p. 367-386. Pour le détail, cf. pascalide.fr : « ‘Principe élémentaire d’une logique de la vie morale’. Les prémices d’une logique de l’amour chez Blondel ».

[3] Eugène Ionesco, Nu, Bucarest, 1934. Non, traduit du roumain et annoté par Marie-France Inoesco, Paris, Gallimard, 1986, ici p. 274.

[4] C’est ainsi qu’un moine athonite fut son accompagnateur spirituel dans sa jeunesse (Eugène Ionesco, Antidotes, Paris, Gallimard, 1977, p. 246-248).

[5] Eugène Ionesco, Entre la vie et le rêve, Entretiens de Claude Bonnefoy, Paris, Gallimard, 1966, p. 32-33.

[6] Marguerite Jean-Blain, « Ionesco dérision et mystique », p. 440.

28.6.2025
 

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