Imiter est-il aliénant ? L’exemple du dernier Bernard Prince

Yves H. et Hermann, Bernard Prince. 18. Menace sur le fleuve, Bruxelles, Le Lombard, 2010.

Quelle déception ! Pour ne pas dire quelle trahison ! Ce nouvel opus ne mérite notre attention que parce que cet échec permet de méditer sur l’imitation.

 

On le sait, la mythique saga Bernard Prince est due à deux artistes de talent, le scénariste Greg (l’inventeur de inénarrable Achille Talon) et le dessinateur Hermann (avec qui il a réalisé une autre grande série, Comanche voir http://pascalidmo.cluster023.hosting.ovh.net/comanche-une-histoire-damities/). Une BD, c’est d’abord des personnages : un ou des héros – le trio masculin Bernard Prince, Barney Jordan et Djinn –, des méchants – ici, Kurt Bronzen –, mais aussi parfois ce que Sergio Leone appelle des « truands », c’est-à-dire des êtres complexes, entre ombre et lumière – ici, El Lobo –. Une BD, c’est aussi une thématique : ici, l’action et, plus encore, l’aventure dans un milieu naturel souvent dangereux, c’est-à-dire un redoublement du péril causé par des hommes sans scrupule, par un élément déchaîné ou un environnement inhospitalier. Une BD, c’est enfin un esprit : ici, un esprit humaniste, voire chevaleresque qui, une fois, ouvre au religieux (8. La flamme verte du Conquistador, Bruxelles, Le Lombard, 1974) – sur fond de courage et un zeste d’anarchie sympathique (plus encore qu’un bateau sillonnant les mers, le Cormoran, qui est le quatrième héros de la BD, est le symbole de la soif inextinguible de liberté de ces célibataires endurcis). Autrement dit, Bernard Prince n’hésite pas à payer de sa personne, voire mettre sa vie en jeu, pour sauver des innocents inconnus et en danger. Ajoutons une caractéristique qui ne notifie que quelques BD : Bernard Prince, c’est Greg, donc le charme d’une langue en constante créativité, en particulier la gouaille savoureuse de Barney.

En tentant de s’inscrire dans le sillage (sic !) de Greg (qui, pour la première fois, lâche les rênes), Yves H. s’engage à respecter assez ces différentes composantes pour que les fans de la saga s’y retrouvent, et à la renouveler assez pour qu’ils s’y intéressent. De fait, nous retrouvons bien des ingrédients : protagonistes présents et passés (presque trop : l’une des joies des Bernard Prince est l’introduction de personnages hauts en couleur ; ici, rien d’inédit) ; cadre hostile (jungle amazonienne transformée en déluge et boue, de la p. 20 à 54 !) ; action violente (très violente). Ce serait intenter un mauvais procès que de reprocher à Yves H. de ne pas avoir le talent littéraire de Greg ; plus gênant, en revanche, est l’artificialité d’une écriture qui plagie péniblement l’inventivité incessante du modèle. En revanche, le scénario et les dialogues ne passent pas seulement à côté de l’esprit, ils le travestissent. Quatre signes parmi d’autres : nous ne trouvons plus trace de la générosité supérieure du bien nommé Prince suivi de près par Barney (ici, ils ne sont conduits que par le salut de Djinn) ; les relations de Djinn et Barney sont celles d’un adolescent insupportable en conflit avec la figure paternelle défaillante, oubliant combien elles sont aussi et d’abord tissées d’admiration réciproque (pourquoi cette irritante insistance sur l’alcoolisme de Barney ?) ; la complaisante surenchère dans la violence est incompatible avec la réticence explicite pour les solutions expéditives (pour la première fois, Djinn tue et semble à peine « sonné », selon le mot de Bernard, p. 50 ; de même, Bernard et Barney dégainent sans manifester aucun état d’âme) ; autre complaisance dans le même registre passionnel, mais concupiscible, plusieurs planches dessinent une jeune fille presque nue, sans aucune utilité autre que commerciale…

Enfin, de prime abord, il ne devrait rien y avoir à ajouter sur le dessin, puisqu’Hermann est de l’aventure. Outre une possible influence (négative) sur l’intrigue (on sait qu’Hermann devenu scénariste est plus fasciné par la violence que Greg), comment cependant ne pas noter l’évolution du graphisme chez un Hermann, qui avait lâché le dessin depuis le tome 14, c’est-à-dire depuis 30 ans…) ?

D’un mot, cette ultime BD manque la magnanimité, plus, la noblesse, qui a toujours caractérisé cette série-culte pour laquelle j’inventerais bien le néologisme cow-boy-scout.

 

Allons plus loin. Comment expliquer cet échec ? Les continuateurs d’une BD doivent tisser le même et l’autre, autrement dit imiter. Mais l’imitation est toujours prise entre deux extrêmes qui sont autant de risques létaux : l’itération répétitive qui tue tout renouvellement ; la rupture qui tue toute continuité.

Comment faire pour sortir de ce dilemme mortifère ? Faut-il choisir entre ces deux positions : imiter, c’est répéter de manière servile ; imiter, c’est aliéner ? En fait, elles partagent une même vision limitée de la mimésis : celle-ci ne considère que la lettre, soit pour la photocopier sans génie, soit pour la rejeter sans gratitude. Or, une œuvre, c’est une lettre, mais c’est d’abord un esprit (de même, une personne, c’est un visage, mais c’est d’abord un cœur). La première est au deuxième ce que la forme est au fond, ce que l’apparence est au cœur. Concrètement, la lettre, c’est ce qui émerge de manière évidente et ce que nous avons décliné à partir des personnages, du thème, etc. L’esprit, en revanche, n’est pas cernable en des catégories bien délimitées comme la lettre : plus difficile à percevoir, il est aussi plus facile de le manquer, voire plus tentant de le considérer comme secondaire.

Tel est donc le remède : imiter non pas la lettre, mais l’esprit. Par exemple, Benoît XVI disait que, des Saints, il faut imiter la charité – et, plus généralement, leur vie théologale et leur humilité –. Au chevet de Marthe Robin, le Docteur Assailly s’émerveillait et se décourageait ; la mystique qui vivait chaque semaine la Passion du Christ dans sa chair, lui répondit que c’était sa vocation à elle, qui n’avait rien à voir avec ce que devait faire le médecin bordelais et qu’elle eût été incapable d’accomplir. Les frères Wright ont réussi à construire le premier avion quand ils cessèrent d’imiter l’oiseau du dehors (en couvrant l’homme de plumes, etc.), pour l’imiter du dedans (c’est-à-dire sa manière d’utiliser les propriétés de l’aérodynamisme).

Appliquons ces remarques trop brèves à notre BD. L’attente des lecteurs d’une saga est si forte que la tentation est plus souvent celle du conservatisme que du progressisme. Yves H. n’a pas manqué de tomber dans ce piège. Mais il y a bien pire : il a si bien imité la lettre (jusque dans le titre qui rappelle ceux des albums antérieurs) qu’il a oublié et trahi l’esprit.

Pascal Ide

16.7.2017
 

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