Harry Potter et le TM

Complément au chapitre 5 de l’ouvrage Le Triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Emmanuel, 2018.

La magie du désamour (Harry Potter et l’enfant maudit) ou le biais de négativité

Que le TM est vénéneux ! Mais qu’il est difficile d’en sortir ! Voire de ne pas y rentrer et même d’en prendre conscience. La pièce que, après la saga en sept volumes, Joan K. Rowling a consacré à Harry Potter, offre un exemple de cette difficulté liée au biais de négativité.

Nous retrouvons le magicien surdoué une vingtaine d’années après les événements qui ont conduit à la mort de Voldemort, alors qu’il est marié, père de trois enfants, dont un fils, Albus, 14 ans. En pleine crise d’adolescence, ce dernier n’en peut plus de porter le nom de ce père trop connu et de toute son histoire douloureuse. Pour l’apaiser et nouer relation avec lui, Harry vient de lui offrir une couverture qui a pour lui une immense valeur : c’est le seul cadeau que sa mère ait pu lui faire, avant de mourir à sa naissance.

 

« Harry. – Tu as besoin d’un coup de main ? J’ai toujours aimé faire ma valise. Tu comprends, ça voulait dire que j’allais quitter Privet Drive et retourner à Poudlard. C’était… Bon, je sais que tu n’aimes pas être là-bas, mais…

Albus. – Pour toi, c’est le plus bel endroit du monde. Je suis au courant. Le malheureux orphelin, maltraité par son oncle et sa tante Dursley…

Harry. – Albus, s’il te plaît, on ne pourrait pas simplement…

Albus. – Traumatisé par son cousin Dudley et sauvé par Poudlard. Je sais tout ça, papa. Bla, bla, bla.

Harry. – Albus Potter, je ne mordrai pas à l’hameçon.

Albus. – Le pauvre orphelin qui nous a tous sauvés […]. Est-ce qu’il faut s’incliner bien bas ou une simple révérence suffira ?

Harry. – Albus, je t’en prie, tu le sais bien, je n’ai jamais demandé la moindre… gratitude.

Albus. – Mais là, maintenant, elle me submerge. Ça doit être à cause du beau cadeau que tu me fais avec cette couverture moisie…

Harry. – Cette couverture moisie ?

Albus. – À quoi tu t’attendais ? À ce que je t’embrasse en te serrant sur mon cœur ? À ce que je te dise que je t’ai toujours aimé ? Quoi ? Quoi ?

Harry (il finit par perdre patience). – Et moi, tu veux que je te dise quelque chose ? J’en ai assez que tu me rendes responsable de tous tes malheurs. Au moins, toi, tu as un père. Moi, je n’en ai pas eu. D’accord ?

Albus. – Et tu trouves que c’est de la malchance ? Eh bien, moi pas.

Harry. –Tu aimerais mieux que je sois mort ?

Albus. –Non ! Simplement, j’aimerais mieux que tu ne sois pas mon père.

Harry (cette fois, il voit rouge). – Eh bien, moi aussi, il y a des moments où j’aimerais mieux que tu ne sois pas mon fils.

Il y a un silence. Albus hoche la tête. Un temps. Harry prend conscience de la portée de ses paroles.

Harry. – Non, ce n’est pas ce que je voulais dire…

Albus. – Si. C’est ce que tu voulais dire.

Harry. – Albus, tu es très doué pour me faire sortir de mes gonds…

Albus. – C’est exactement ce que tu voulais dire, papa. Et, sincèrement, je ne t’en veux pas.

Il y a un nouveau moment de silence, un silence horrible.

Albus. – Ce serait peut-être bien que tu me laisses seul, maintenant [1] ».

 

Ce dialogue décide de toute l’histoire dramatique que raconte la pièce. D’un côté, nous trouvons un père aimant et généreux, mais aussi un rien Sauveteur puisqu’il propose son aide à un adolescent en crise qui ne lui a rien demandé. Voire, Harry est involontairement Bourreau : s’il a offert un cadeau de grand prix pour lui et donc s’est dépouillé avec abnégation, il n’a pas songé que, surdéterminée par toute son histoire, elle ne peut que rappeler à son fils ce que, pour l’instant, il ne peut porter et supporter. De l’autre, l’adolescent est intensément Victimaire. Dès la première réplique, il attaque : « Le malheureux orphelin… ». De plus, en appuyant pile sur la blessure d’abandon de Harry, Albus cherche à faire mal et donc se transforme en Bourreau. Heureusement, Harry résiste à la tentation d’entrer dans le TM, employant le mot même de Karpman : « je ne mordrai pas à l’hameçon ».

Mais Albus ne lâche pas. Il trouve un autre point sensible : en qualifiant la couverture de « moisie », il critique le don et, à travers lui, la donatrice, la mère bien-aimée de Harry. Plus encore, avec la lucidité typique des personnes en souffrance, il nomme l’une des motivations de l’attitude un peu Sauveteuse de Harry, son besoin de retour, donc d’amour : « À quoi tu t’attendais ? […] À ce que je te dise que je t’ai toujours aimé ? »

Albus a visé juste : Harry switche soudain en Bourreau. Certes, il dit vrai en soulignant le bénéfice secondaire qu’Albus tire de sa victimisation : se déresponsabiliser (« tu me rend[e]s responsable de tous tes malheurs »). Mais il va trop loin en s’auto-victimisant et en se comparant : « Au moins, toi, tu as un père ». Inconscient de la colère qui grondait en lui et soudain le submerge, Harry est typiquement victime d’un racket (introduction de la deuxième partie) et rentre dans le TM.

Dorénavant convaincu du rejet de son père, donc d’être une authentique Victime, Albus peut adopter en toute impunité la posture de Bourreau, allant même jusqu’à souhaiter l’exclusion (c’est-à-dire la mort symbolique) de celui qui, le premier, l’a exclu : « j’aimerais mieux que tu ne sois pas mon père ». Là encore, Harry se fait piéger et rentre dans l’escalade. Il répond en miroir, ce qui ressemble fort à une vengeance : « moi aussi, il y a des moments où j’aimerais mieux que tu ne sois pas mon fils ».

Mais aussitôt, prenant conscience de sa parole de Bourreau, il switche en Sauveteur de lui-même : « Non, ce n’est pas ce que je voulais dire », puis se retourne vers Albus. Toutefois, au lieu de demander pardon, encore sur le coup de la colère, il l’accuse, donc poursuit en Bourreau, non sans faire ce qu’il lui a reproché, à savoir se décharger de sa responsabilité : « Albus, tu es très doué pour me faire sortir de mes gonds ».

Désormais, père et fils sont happés dans le vortex du TM. Albus, hermétiquement fermé dans ce que la psychologie appelle un « biais de négativité » [2], autoconvaincu d’être une pure victime, alors qu’il est 100 % Victimaire, devient Bourreau de son père, allant jusqu’au bout d’une terrible vengeance. Les conséquences, déployées dans la pièce, seront presque incalculables. Albus l’emporte par K.O. psychologique sur Harry. Surtout, si l’un paraît tirer profit, le bienfait ne vaut que pour le court terme ; sur le long terme, même celui qui paraît bénéficier de son personnage Victimaire, y perd. Certes, j’ai pu me plaindre de mon patron pendant un quart d’heure à mon voisin, mais cela ne fait que me confirmer que le problème relationnel est insoluble. Certes, Albus a eu le dernier mot contre son père, mais ils sont désormais tous deux malheureux.

Décidément, le TM est d’une redoutable toxicité. Voilà pourquoi il est si important et si urgent d’en sortir ! Ne nous le cachons pas : sortir du TM ne se fait pas en un claquement de doigts. Mais l’enjeu en vaut la peine.

Pascal Ide

[1] Joan K. Rowling, John Tiffany & Jack Thorne, Harry Potter et l’enfant maudit, Première partie, Acte 1, scène 7, trad. Jean-François Ménard, Paris, Gallimard, 2016, p. 51-52.

[2] Cf. Paul Rozin & Edward B. Royzman, « Negativity bias, negativity dominance, and contagion », Personality and Social Psychology Review, 5 (2001), p. 296-320. Pour une brève approche en français : Daniela Ovadia, « Pourquoi ne voit-on que le négatif ? », Cerveau & Psycho, 101 (juillet-août 2018), p. 26-29.

11.11.2018
 

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