Un nouveau paradigme. Order from noise ou le chaos organisateur

Trois modèles se sont succédé en science ces derniers siècles.

  1. Selon le premier modèle, l’ordre surgit de l’ordre. La science classique dont Newton est la figure emblématique, se construit sur la notion d’ordre et de réversibilité. De plus tout est a priori explicable par la mécanique. L’univers est composé d’équilibres stables. Le désordre est la frange, l’inintelligible qui n’est pas pensé.
  2. Lui succède un nouveau modèle, qui se généralise au XIXe siècle : le désordre naît de l’ordre. La thermodynamique naît, contemporaine de l’apparition de l’industrialisation et de la machine à vapeur. Désormais, l’homme sait que le désordre est premier, puisque, même là où règne l’ordre dans l’univers, le désordre tôt ou tard et infailliblement aura la primauté.
  3. La deuxième moitié du XXe siècle voit le surgissement d’un troisième paradigme : l’ordre surgit du désordre[1]. L’origine du concept de chaos créateur est localisée en chimie : c’est la thermodynamique du non-équilibre. Son auteur est le Prix Nobel de chimie Ilya Prigogine, inventeur de la notion de structure dissipative. En voici deux illustrations.

La première est un phénomène reproductible : les tourbillons de Bénard. Cet exemple simple et classique présente une valeur paradigmatique pour les théories du chaos : « L’instabilité dite de ‘Bénard’ constitue un exemple frappant où l’instabilité de l’état stationnaire détermine un phénomène d’auto-organisation spontanée ». En quoi consiste-t-elle ?

 

« L’instabilité est créée par un gradient vertical de température imposé à une couche liquide horizontale : sa surface inférieure est portée par chauffage à une température déterminée, plus élevée que celle de sa surface limite supérieure. L’asymétrie de ces conditions aux limites détermine un flux permanent de chaleur du bas vers le haut. À partir d’une valeur seuil du gradient imposé, l’état de repos du fluide, l’état stationnaire où la chaleur est transportée par diffusion, sans effet de convection, devient instable.

« L’instabilité de Bénard est un phénomène spectaculaire. Le mouvement de convection qui s’installe constitue une véritable organisation spatiale active du système. Des milliards de milliards de molécules se meuvent de manière cohérente, formant des cellules hexagonales de convection de taille caractéristique.

« Une fluctuation, un courant microscopique de convection que l’application automatique du principe d’ordre de Boltzmann aurait voué à la régression, au lieu de s’amortir, s’est amplifié jusqu’à devenir un courant macroscopique qui envahit tout le système. Au-delà de la valeur critique du gradient imposé, un nouvel ordre moléculaire s’est donc établi spontanément qui correspond à une fluctuation devenue géante et stabilisée par l’échange d’énergie avec le monde extérieur, par le gradient qui ne cesse de la nourrir.

« Aussi loin de l’équilibre […] les flux irréversibles peuvent créer de manière prévisible et reproductible, la possibilité de processus locaux d’auto-organisation [2] ».

 

La seconde illustration est un événement unique et pourtant explicable. L’épisode des chevaux du lac Ladoga montre combien le désordre peut soudain créer l’ordre (… et la mort).

 

« En 1942, dans l’isthme de Carélie, à l’ouest de l’URSS, les soldats finnois attaquent les troupes soviétiques. Ils mettent le feu à la forêt de Raikkola où est concentré l’essentiel de l’artillerie ennemie. Réveillés par les explosions, effrayés par les flammes, les centaines de chevaux qui tractent les canons s’enfuient vers les rives du lac Ladoga tout proche. Ils se jettent dans l’eau pour rejoindre l’autre rive. Soudain, l’eau dans laquelle ils nageaient se fige en glace. Au matin, les soldats finnois découvrent le spectacle horrible de centaines de têtes de chevaux givrées qui émergent du lac gelé ! Magie ? Non, surfusion. Dans certaines conditions, la température de l’eau très pure peut descendre bien en dessous de 0° C sans geler. Mais il suffit d’une perturbation, d’un choc, pour qu’elle prenne masse d’un seul coup [3] ».

 

Après le règne de l’ordre à l’état pur et du désordre à l’état pur, la science s’efforce de penser les deux, et cela dans le sens suivant : l’ordre naît du désordre. Pour le dire dans les termes d’Aristote : le par soi vient du par accident.

Or, ce paradigme fonctionne dans les domaines les plus divers : en sciences dures, ainsi que nous venons de le voir. Mais aussi en sciences humaines. En effet, les psychologies actuelles estiment massivement que l’inconscient est créateur :

 

« Quand une expérience actuelle déborde les cadres de référence existants, ou qu’elle n’en trouve pas qui corresponde, la personne en fabrique de nouveaux capables de l’intégrer. L’Inconscient recombine les expériences passées de la personne dans des formes nouvelles plus adaptées : les nouveaux cadres de référence sont du nouveau fabriqué avec de l’ancien. Les circonstances de la vie stimulent perpétuellement la créativité inconsciente [4] ».

 

Or, l’inconscient procède, pour une part, de manière chaotique. Pour un Lipovetsky, c’est le modèle à partir duquel il convient pour une part d’interpréter – en bonne part – la culture individualiste de nos sociétés occidentales : « le monde individualiste de l’après-devoir se révèle un chaos organisateur [5] ».

Certains philosophes font aussi de l’order from noise un principe essentiel de leur pensée : « une nouvelle philosophie naturelle est en voie d’élaboration » et « des auteurs comme C. Castoriadis, E. Morin, J. Piaget, J. Schlanger, M. Serres, I. Stengers…, pour nous limiter aux auteurs de langue française, nous semblent participer de ce mouvement [6] ».

Ces concepts sont aussi opérationnels dans le domaine pratique, par exemple dans la vision nouvelle de l’entreprise : « Les champions de demain iront au-devant du chaos. Ils le considéreront comme une source d’avantage concurrentiel. Le chaos et le climat d’incertitude vont ouvrir, s’ils ne le font pas déjà, de nouvelles perspectives aux entrepreneurs avisés. Le succès d’une entreprise dépendra de son aptitude à capitaliser les soubresauts du marché [7] ».

Enfin, la théologie elle-même n’est pas épargnée par ce nouveau paradigme :

 

« Que le genre du procès soit des plus aptes à faire entendre ce qui a lieu dans le rapport entre catholicisme et histoire humaine, telle est la conviction ou le postulat de départ ». Or, « ce procès fait de contestations, de débats, de contradictions, est un procès sans fin. Il ouvre ainsi un processus grâce auquel le monde déploie ses virtualités, tente de résoudre ses problèmes en les affrontant, les résout en en suscitant d’autres ».

 

Cette description rappelle le processus chaotique. En effet, la confrontation entre Église et monde dans les termes du procès est toujours aléatoire, elle n’est régie par aucune loi. C’est donc que l’ordre, c’est-à-dire notre identité, naît du désordre. [8] Il n’est pas jusqu’à la publicité – Lindt : « Quelques grammes de finesse dans un monde de brutes » ; un autre chocolat, Crunch montre comment croquer dans une tablette de chocolat permet à l’homme, voici 500 001 ans, d’inventer le feu – et au cinéma – dans deux films symétriques, Smoking et No smoking [9], la présence ou l’absence d’un événement ou d’une chose très anodins, un paquet de cigarettes, décide d’une bifurcation décisive, voire de l’évolution de toute une vie[10]– qui véhiculent ce nouveau paradigme.

 

[1]Cf. la présentation très suggestive de Jean-Luc Archambault, « Les jardins japonais ou le renouveau de la rationalité », Communio 15 (1990) n° 2, p. 103-122.

[2] Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance. Métamorphose de la science, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1979, p. 155-156

[3]ça m’intéresse, décembre 1992.

[4] Dominique Megglé, Les thérapies brèves, coll. « Psychologie dynamique », Paris, Retz, 1990, p. 11.

[5] Gilles Lipovetsky, Le crépuscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques, coll. « NRF Essais », Paris, Gallimard, 1992, p. 66. Il proposait déjà un modèle à type de « ruse de la raison » pour expliquer l’évolution de la mode dans nos sociétés démocratiques actuelles « la ‘raison’ collective avance en effet par son contraire, le divertissement, l’autonomie des personnes se développe par le biais de l’hétéronomie de la séduction, la ‘sagesse’ des nations modernes s’agence dans la folie des engouements superficiels » (Id., L’empire de l’éphémère. La mode et son destin dans les sociétés modernes, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, Gallimard, 1987, p. 20. L’auteur nuance un peu sa thèse dans le développement qui suit).

[6] Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée. Essai sur l’organisation du vivant, coll. « Points-sciences », Paris, Seuil, 1986, p. 26.

[7] Tom Peters, Le chaos management. Manuel pour une nouvelle prospérité de l’entreprise, trad. Isabelle Rosselin et Afidi Towo, Paris, Inter Éditions, 1988, p. 10.

[8] Paul Valadier, L’Église en procès, coll. « Champs », Paris, Flammarion, 1989, p. 11, 234 et 237.

[9] Drame français d’Alain Resnay, 1993.

[10] De même, Electric Dreams, film américano-britannique de science-fiction de Steve Barron, 1984, montre comment un banal ordinateur domestique devient intelligent… et amoureux en se reprogrammant, lorsque son possesseur renverse sur lui un verre de champagne

14.10.2017
 

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