Un exemple de liberté intérieure. Saint Paul à Philémon

Le dernier opuscule d’Adrien Candiard, ne manque ni d’humour ni de profondeur [1]. Son intuition est que, en Jésus, Dieu nous veut profondément libre. Cela signifie deux choses : en plein, la morale chrétienne n’est pas la morale servile de la loi, du permis et du défendu ; en creux, cette éthique est celle de l’amour, précisément de l’amitié. Pour l’établir, le jeune dominicain égyptien, auteur au succès mérité,  convoque une brève lettre de saint Paul, l’épître à Philémon. Bien que ce soit le plus court des 72 livres composant la Bible, elle est aussi méconnue qu’embarrassante. En effet, l’Apôtre y traite de la libération de l’esclave de Philémon, Onésime, qui s’est échappé pour venir trouver consolation auprès de Paul.

Dans une première méditation, le frère Adrien présente un Paul ardent qui se veut obéissant aux 613 commandements (248 positifs et 365 interdictions) de la Loi et se trouve vite en échec, donc coupable, donc en colère contre lui, puis contre le Christ. Avant d’être converti et de rencontrer la véritable liberté, celle, intérieure, que donne celui qu’il combattait (p. 45 s).

Dans sa deuxième méditation, notre auteur raconte sa « première et en un sens la seule leçon de morale chrétienne » qu’il a reçue (p. 55). Il n’a pas encore choisi la vie religieuse ; il est jeune étudiant en histoire qui a la chance de passer une année à Rome. Pas trop occupé, il flâne longuement dans la ville éternelle. Or, « cet immense loisir, paradisiaque quand il ne dure que quelques jours, devenait plus pesant étiré sur des mois » (p. 53). Il décide donc d’aller à la messe tous les matins, à 7 heures, au bas de chez lui. Voilà un remède roboratif qui va le tirer de la paresse qui menace sérieusement ! Mais il suppose de se lever tôt le matin. Comment trouver la force ? Il conçoit alors « un plan machiavélique » : en parler à son prêtre accompagnateur afin qu’il le lui ordonne. « Je me sentirais alors tenu par une forme d’obéissance, certainement suffisante pour sortir de mon lit ». Que fit le prêtre ? L’air consterné, il lui répond : « Je ne vais rien t’ordonner du tout. La vie chrétienne, c’est grandir en liberté, pas faire ce qu’on te dit. Si tu veux y aller, à cette messe, ah bien vas-y ; et si tu ne veux pas y aller, n’y va pas » (p. 54). Résultat : « Revigoré par cet appel à ma responsabilité, à mon propre choix du bien, plutôt qu’à une obéissance puérile, de ce jour-là, je n’ai plus eu aucune difficulté à me lever pour me rendre tous les matins » à la messe. Et le fruit s’étend à toute son existence : « Je retrouvai bientôt cette vie active et joyeuse qui auparavant s’étiolait peu à peu » (p. 55).

Frère Adrien en tire la leçon générale : « pointe la tentation, chez les chrétiens, de vivre la relation à Dieu sous une forme de servitude » (p. 57). Rappelons-nous le peuple hébreu qui, sitôt sorti de la rude servitude du pays d’Égypte, rêve d’y retourner ! De même, nous pensons souvent que Dieu a dit à nos premiers parents : « Je vous interdis de manger ce fruit », alors qu’il a dit : « Si vous mangez de ce fruit, vous mourrez ». En effet, Dieu « préfère lui aussi prévenir que punir » (p. 59). Nous sommes ainsi invités à réinterpréter la morale : « L’erreur d’Adam et Ève est de confondre l’interdit et l’impossible. Dieu leur dit qu’il est impossible de manger le fruit et de vivre » (p. 60). En réalité, la morale chrétienne nous fait ainsi sortir du rêve d’un monde « où l’impossible n’existe pas », où, par exemple « on peut se droguer, mais en restant libre, sans dépendance ; où on peut inviter au restaurant la charmante stagiaire du boulot tout en restant un père de famille exemplaire ; où on peut se montrer cruel ou mesquin envers quelqu’un sans devenir véritablement cruel et mesquin  où on peut être à la fois voleur et fier de soi » (p. 61). Si l’on poussait un cran plus loin ce que, peu spéculatif, le dominicain égyptien ne fait pas, cette impossibilité se fonde sur notre nature humaine, à savoir nos inclinations [2] : les contrarier, c’est nous faire violence, donc nous aliéner. Voilà pourquoi l’impossible fait signe vers le nécessaire, qui signale notre nature.

Une troisième méditation développe la chasteté comme via media entre les deux erreurs extrêmes du légalisme et du laxisme, donc comme chemin de liberté. Sans originalité, mais pas en toute vérité, il propose une définition large de la chasteté, celle que Xavier Thévenot a beaucoup contribué à remettre en valeur : « selon sa définition la plus classique, elle consiste à n’aimer, dans l’autre, rien d’autre que lui-même » (p. 73). Et donc, en matière de sexualité, notre auteur se refuse à poser des interdits qui seront apparemment sécurisants, mais ne sont pas réellement efficaces, car ils confondent la chasteté avec l’inhibition. Il donne l’exemple suivant : un jeune homme soucieux de bien faire était venu voir un vieux frère dominicain pour lui demander s’il lui est permis de caresser la poitrine de sa fiancée. « À sa grande stupéfaction, le frère lui avait répondu, de l’air le plus sérieux du monde : ‘Le lundi, le mercredi et le vendredi, le sein droit ; le mardi, le jeudi et le samedi, le gauche ; le dimanche, rien du tout’ ». Il lui montrait ainsi l’impasse où l’on s’enferme quand on fait « de l’Église un club au règlement tatillon » (p. 82). Donc, selon Adrien Candiard, l’Église propose comme boussole la seule vertu de chasteté. C’est oublier que le Catéchisme de l’Église catholique, s’il promeut la voie des vertus, leur adjoint aussi les normes : la troisième partie, qui a pour objet « l’agir en Christ », c’est-à-dire la morale, structure très intentionnellement sa seconde section à partir des dix commandements et non pas à partir des sept vertus.

La quatrième méditation offre l’exemple de Marthe, sœur de Marie, que Jésus fait entrer dans la véritable liberté. Après le légaliste, l’auteur pointe une autre figure aliénée « en notre cœur » : « un petit païen qui veut entretenir avec Dieu des relations claires, c’est-à-dire commerciales » (p. 99), c’est-à-dire encore régies par le donnant-donnant. « L’amour gratuit nous déstabilise, et nous préférerions avoir avec lui quelque chose de plus sûr : je paie, il livre. On essaie de l’acheter par des efforts […] : je vais à la messe plutôt que de rester dormir, et en échange, tu protèges ma famille. On nous a appris à ne pas le formuler comme cela, bien sûr, mais c’est profond en nous. Et cela ne se révèle, bien souvent, que lorsque Dieu n’a pas fait sa part du contrat, et qu’on le lui reproche alors : pourquoi ma femme me quitte-t-elle, alors que j’ai fait tout ce que tu m’as demandé ? » (p. 99 et 100). Autrement dit, pour reprendre la typologie de saint Bernard (à laquelle notre auteur ne fait pas allusion), cette attitude est ici non plus celle de l’esclave conduit par la loi et la peur du châtiment, mais celle du mercenaire mené par le seul intérêt. Ou, selon la classification de Gaston Fessard, la posture du mercenaire est la tentation du païen, la posture de l’esclave celle du Juif (pharisien). Or, « le problème de Marthe n’est pas qu’elle était à la cuisine au lieu d’être au salon ; c’est qu’à la cuisine, elle s’occupait de cuisine sans y chercher le Christ » (p. 105). C’est ce que montre un apophtegme des pères du désert rapporté par le fère Adrien : « Un frère interrogea un ancien en disant : ‘Quelle bonne œuvre y a-t-il que je puisse faire et que j’en vive ?’ Et l’ancien dit : ‘Toutes les pratiques ne sont-elles pas égales ? L’ Écriture dit : Abraham était hospitalier, et Dieu était avec lui ; Élire aimait le recueillement, et Dieu était avec lui ; David était humble et Dieu était avec lui. Ce que donc tu vois ton âme désirer selon Dieu, fais-le, et surveille ton cœur’ » (p. 105). Tel est le cœur de la liberté intérieure : aimer Dieu.

C’est ce que va établir la dernière méditation : pour convaincre Philémon (frère Adrien ne l’a pas oublié !), Paul veut lui montrer que, avant d’être son esclave, Onésime est son frère dans le Christ. Pour l’exposer, l’auteur mobilise la parabole du débiteur impitoyable (cf. Mt 18,21-35). De prime abord, en réclamant son dû, le roi [Dieu] pourrait nous faire croire qu’il reprend d’une main ce qu’il avait donné de l’autre. Tout au contraire, la parabole bien comprise enseigne que le créancier inflexible est resté dans la logique de la dette alors que le maître est animé par la logique de la grâce. « Tout de même, est-ce que nous ne devrions pas au moins l’aimer en retour ? » (p. 124). Adrien Candiard répond en défendant fermement l’absolue gratuité du don aimant : « Un amour qui est dû n’est pas un amour du tout. […] L’amour véritable ne s’ordonne ni ne se paie : il se propose, il s’espère, il s’attend ». Or, un tel amour, loin de susciter l’endettement, « devient gratitude » (p. 125). Il revient donc à sa thèse générale sur la liberté intérieure qu’il oppose toujours implicitement aux attitudes servile et mercenaire : nous sommes plus à l’aise quand nous achetons que lorsque nous recevons un cadeau ; dans le premier cas, nous savons ce qui est dû ; dans le second, nous pensons être endettés, alors que « nous ne nous engageons à rien d’autre qu’à nous en rejouir » (p. 126). « Parce que tout est grâce » (p. 128). Telle est l’attitude dans laquelle saint Paul souhaite faire rentrer Philémon, afin que prenant conscience qu’il a gratuitement reçu le salut de l’Apôtre, il donne à son tour, gratuitement, la liberté à Onésime. Mais, étonnamment, Adrien Candiard ne tire pas cette conséquence, parce qu’il s’arrête à l’aspect heureusement affectif de la gratitude, la joie, sans aller jusqu’à l’aspect actif, l’amour en retour : « Vous avez aimez gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8).

Il reste au frère dominicain à conclure par l’« une des pages les plus hallucinées de la littérature mondiale », la légende du Grand Inquisiteur (p. 129), qui, sur mode parabolique autant qu’ironique, est aussi le plus beau réquisitoire en faveur de la liberté intérieure, et plus encore de la libération apportée par le Christ : celui qui aurait dû affranchir (sic !) l’homme du fardeau de sa liberté sera brûlé de venir la lui redonner.

Pascal Ide

[1] Adrien Candiard, À Philémon. Réflexions sur la liberté chrétienne, Paris, Le Cerf, 2019. Les citations dans le texte sont suivies du numéro de la page entre parenthèses.

[2] Cf. s. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 94, a. 2. Cf. les travaux du dominicain moraliste fribourgeois Thomas-Servais Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne. Sa méthode, son contenu, son histoire, coll. « Études d’éthique chrétienne », Paris, Le Cerf, Fribourg-Suisse, Éd. universitaires, 21990, chap. 14 et 15 ; cf. Id., La morale catholique, coll. « Bref », Paris, Le Cerf, 1991, p. 74-80. Cf. les tableaux récapitulatifs : Les sources de la morale chrétienne, p. 380 et La morale catholique, p. 81.

1.1.2020
 

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