Sortir de l’attitude Bourreau

Complément au chapitre 11 de l’ouvrage Le Triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Emmanuel, 2018.

Les Bourreaux narcissiques

Les Bourreaux narcissiques sont, de loin, les plus redoutables. Heureusement, ce sont aussi, et de loin, les plus rares. Distinctes des Personnalités Narcissiques (PN) Sauveteuses et Victimaires, les PN Bourreaux se présentent notamment sous deux formes : les séducteurs et les tyranniques. Les séducteurs sont plus fréquents ; en revanche, ils deviennent et se dévoilent toujours tôt ou tard tyranniques.

Renvoyant aux critères comportementaux de la psychiatrie [1], nous détaillerons seulement un témoignage aussi réaliste qu’éprouvant, le récit que fait Christine de Védrines d’une effroyable manipulation dont elle et dix autres membres de sa famille furent victimes [2]. Cette approche narrative, plus que l’approche clinique par signes, permet de comprendre sur le vif les dégâts incommensurables que commettent les PN [3], la manière dont ils tissent leur toile (c’est l’heureuse image employée par le livre) et dont leurs victimes s’y laissent engluer, enfin et heureusement, les moyens, juridiques et psychologiques, qui donnent d’en sortir.

En un mot, cette famille du Sud-Ouest a vécu pendant près de dix ans sous l’emprise de Thierry Tilly, un homme prétendant les protéger d’un « complot mondial ». Arrêté en octobre 2009, il a été condamné à dix ans de prison, en juin 2013, par la Cour d’appel de Bordeaux.

a) L’ampleur de la destruction

La destruction causée par Thierry Tilly et décrite par le menu est d’une ampleur inimaginable. Du plus extérieur au plus intérieur, sans prétendre être exhaustif : la ruine totale (la perte du patrimoine immobilier et mobilier se chiffre à cinq millions et demi d’euros [4]), dont Martel, la maison de famille qui compte par-dessus tout pour les Védrines ; la perte de la profession (par exemple, Charles-Henri a dû fermer son cabinet de gynécologue) ; la grave altération de la santé physique (par exemple, la nécrose des deux têtes fémorales de Christine) ; la perte totale (durant l’emprise) des relations amicales et familiales proches ; le divorce de deux couples et la tentative heureusement avortée de divorce de Christine avec Charles-Henry ; les graves suspicions d’adultère et d’abus ; les tentations de suicide de plusieurs membres de la famille poussés aux frontières de la folie ; l’effet qui est aussi la cause partielle de ce désastre, à savoir l’annihilation de tout esprit critique et de toute résistance psychique, conduisant à mettre « l’intelligence en jachère » et à bâillonner la liberté.

Osons-l’affirmer, même si l’ouvrage qui ne se veut ni médical ni psychologique, ne le dit pas : Thierry Tilly présente tous les traits de la PN. Notamment : il déploie un ego démesuré ; il transgresse systématiquement toutes les lois ; il est totalement insensible à la souffrance de l’autre ; il multiplie les personnages. Comme beaucoup de narcissiques pathologiques, il est particulièrement doué. Ses dons paraissent s’être déployés dans le domaine de l’empathie : Tilly appréhende les connexions complexes, perçoit les failles et les exploite, convainc en suggérant ou en imposant, possède une grande écoute, etc. Il a probablement développé cette intelligence relationnelle en récupérant des techniques psychologiques particulièrement efficaces comme la PNL. Sans ces capacités, jamais il n’aurait pu soutirer autant d’informations et susciter une telle confiance.

Tilly fait partie des PN séducteurs. Voilà pourquoi il a pu pénétrer non seulement au sein de la famille Védrines, mais dans les esprits de ses membres. Séducteur ne veut pas dire gentil ; une fois installé au sein de la famille, Tilly n’hésite pas à dévoiler toute sa violence et la déchaîner.

Tilly n’est pas seulement une PN grand format doublée d’un escroc qui veut « dépouiller intégralement » la famille et l’« asservir » pour « vivre sur [son] dos [5] », c’est un sociopathe, c’est-à-dire un pervers. En effet, alors qu’il a saigné totalement les Védrines, son action ne s’arrête pas : il s’acharne pour anéantir tous les membres de la famille. La seule personne qui échappe à son emprise destructrice est la belle-sœur de Christine et sœur de Charles-Henri, Ghislaine : non seulement elle a introduit Thierry Tilly dans la famille et lui a accordé sa caution, mais elle a accompagné tout le processus – allant jusqu’à frapper Christine [6], puis nier que ce huis-clos littéralement infernal soit de quelque importance, avec une insensibilité plus qu’inquiétante.

b) Les tactiques démoniaques

Tilly ressemble en tout à un gourou de secte, hormis deux symptômes : les abus sexuels et la philosophie, voire la (pseudo-)mystique, illuminée. Il utilise tous les mécanismes des dérives sectaires : psychologiques (l’anticipation, donc la toute-puissance, la culpabilisation, la menace jusqu’à la menace de mort, l’isolement par rupture avec toutes les personnes ressources, l’induction de la paranoïa à grande échelle [7]), physiques (Tilly affame, prive de sommeil, fait vivre dans des lieux sordides et non chauffés, et va jusqu’à frapper) et matériels (il prive les membres de la famille de toutes leurs ressources financières, au point qu’ils préfèrent aller à pied qu’acheter un ticket de bus). Il emploie tous les registres (soufflant le chaud et le froid, l’influence le plus souvent indirecte comme l’insinuation ou l’intervention directe, la séduction ou, mais rarement, la violence). Il contrôle la totalité du temps intérieur des membres de la famille et va jusqu’à le modifier : il induit des faux souvenirs (comme de prétendus abus sexuels de Christine à l’égard de Diane) et promet des avenirs mirobolants sur le long terme (dix ans à l’avance). Surtout, il transgresse toutes les lois, notamment en mentant de manière systématique, voire en affabulant.

c) La blessure, cause favorisante

Tout au long du livre, le lecteur se demande avec le rédacteur : comment est-il possible que le piège fonctionne si bien ? La réponse classique est : l’emprise qui anéantit presque totalement l’exercice de l’intelligence et de la liberté des victimes. Mais une autre explication devrait aussi être évoquée. Jamais Thierry Tilly n’aurait exercé un tel impact si les « failles » des victimes étaient seulement « petites [8] ». De fait, il a longuement étudié la famille Védrines avant d’y entrer et accomplir son œuvre de vampirisation : aux côtés de Ghislaine, qui dirigeait la FemSec et dont il fut le confident, il a découvert progressivement les dysfonctionnements de chacun des membres et donc ceux de leur interaction. La lecture de l’ouvrage invite ainsi à interroger notamment les forts besoins de reconnaissance, la peur du rejet par une famille qui paraît clanique – « l’affection de ma famille n’a pas de prix [9] » ; Christine parle de « l’attachement aveugle qui me lie à mon mari et à mes enfants [10] » : l’idée selon laquelle l’unité de la famille passe par-dessus tout, par exemple sa santé intérieure ne constitue-t-elle pas une croyance limitante ? Répétons-le : plus nous guérissons, moins nous laissons de prise aux PN.

d) Une issue

Heureusement, le témoignage atteste qu’il est possible de sortir d’une telle emprise. Pour cela, divers moyens doivent être impérativement mis en œuvre, en particulier : le recours à une aide extérieure (ici, un certain Bobby dont l’intervention sera l’amorce décisive) pour pouvoir procéder, en un second temps, à l’exfiltration ; que le mal soit nommé et qu’il soit identifié à travers la personne du prédateur : Thierry Tilly – au risque, pendant un temps, de se victimiser – ; le respect profond de la liberté de ceux qui sont sous son emprise gouroutisante (sans secte), ce qui requiert d’épouser avec grande patience leur tempo – l’exfiltration forcée conduisant souvent à un syndrome de Stockholm – ; une aide juridique précise ; un combat persévérant, pied à pied, contre un ennemi qui jamais ne reconnaîtra ses torts ; la reconstruction psychologique sur le long terme (l’exit counseling) afin de se déprogrammer de l’emprise pour se reprogrammer en « mode » espérance, confiance, vie, etc. ; la prise en compte, très douloureuse, de la part de responsabilité des victimes devenues Victimaires.

e) Les deux formes d’empathie

Nous avons dit que Tilly éprouve de l’empathie. L’affirmation étonne.

Il se pose un problème. D’un côté, les psychopathes ne ressentent aucune empathie. De fait, ils tuent leurs victimes sans l’ombre d’un remords. De droit, ils doivent se protéger de la souffrance : s’ils ne s’insensibilisaient pas, ils ne pourraient pas violer, torturer ou tuer leurs victimes. Telle est l’opinion de chercheurs comme Jean Decety à l’université de Chicago [11] ou de Tonia Singer, à l’institut Max-Planck de Leipzig. De l’autre côté, les psychopathes possèdent une haute capacité d’entrer en résonance avec leurs victimes : c’est ainsi qu’ils peuvent séduire et les manipuler à loisir ; c’est ainsi qu’ils peuvent savoir comment faire souffrir leurs proies.

La difficulté se résout en distinguant deux formes d’empathie : « l’empathie émotionnelle, ou capacité d’éprouver ce que ressentent les autres, de partager leurs émotions, d’être heureux de leur bonheur et triste de leur malheur ; et l’empathie cognitive qui permet de comprendre les états mentaux d’autrui, ses pensées, ses désir, ses intentions ou ses croyances [12] ». De fait, les résultats établis à partir de l’étude des effets des lésions cérébrales [13] attestent que les zones des compétences cognitives nécessaires à l’empathie (par exemple, la capacité de se mettre à la place de quelqu’un) et celles des compétences affectives (la capacité à ressentir ce que l’autre ressent) sont différentes [14]. Or, autant les psychopathes sont doués d’une très forte empathie cognitive, autant ils sont au degré zéro de l’empathie émotionnelle [15]. En effet, Christian Keysers et ses collègues de l’université de Groningue, ont pu faire passer des IRM à des criminels extrêmement dangereux que la psychiatrie avait étiquetés sociopathes : ils ont visualisé des vidéos violentes, montrant par exemple une main sur laquelle s’abat un bâton. Or, chez toute personne, cette image active les zones cérébales de la douleur, comme l’insula et le cortex cingulaire antérieur, donc induit une réaction empathique ; mais nulle excitation de cette région ne fut observée dans la population des sociopathes [16].

Concluons. Empathie n’est pas compassion. L’empathie cognitive est neutre : elle peut servir au bien comme au mal. Seule l’empathie émotionnelle dispose à la compassion – encore faut-il, ainsi que nous l’avons vu, que la personne qui l’éprouve ne soit pas débordée. Autant Tilly est un surdoué de l’empathie cognitive, autant il n’est doué d’aucune empathie émotionnelle.

Pascal Ide

[1] Cf. Pascal Ide, Manipulateurs, chap. 1.

[2] Christine de Védrines, Nous n’étions pas armés, coll. « Actualité », Paris, Plon, 2013.

[3] De ce point de vue, le huis clos décrit par le chapitre 13 constitué le sommet, terrifique, de l’ouvrage. Il montre jusqu’à quel extrême peut conduire la manipulation.

[4] Christine de Védrines, Nous n’étions pas armés, p. 221.

[5] Ibid., p. 189.

[6] Ibid., p. 168.

[7] Les symptômes sont bien synthétisés Ibid., p. 227.

[8] Ibid., p. 232.

[9] Ibid., p. 58.

[10] Ibid., p. 79.

[11] Cf. Jean Decety & Yoshiya Moriguchi, « The empathic brain and its dysfunction in psychiatric population: Implications for intervention across different clinical conditions », Biopsychological Medicine, 1 (16 novembre 2007), p. 22-52.

[12] Sébastien Bohler, « Psychopathes. La face sombre de l’empathie », Les pièges de l’empathie, p. 58-63, ici p. 61.

[13] Cf. Simone G. Shamay-Tsoory, Rachel Tomer, Béatrice Berger & Judith Aharon-Peretz, « Characterization of empathy deficits following prefrontal brain damage: The role of the right ventromedial prefrontal cortex », Massachusetts Institute of Technology Journal of Cognitive Neuroscience, 15 (2003) n° 3, p. 324-337.

[14] Cf. Paul J. Eslinger, « Neurological and neuropsychological bases of empathy », European Neurology, 29 (1998) n° 4, p. 193-199.

[15] Sébastien Bohler, « Psychopathes. La face sombre de l’empathie », p. 60. Souligné par moi.

[16] En fait, le résultat doit être nuancé. Les chercheurs ont encouragé les prisonniers à éprouver de l’empathie et, pour cela, leur ont prodigué des encouragements, par exemple : « Mettez-vous à la place de la personne qui reçoit le coup ». Or, contre toute attente, ils ont observé que les zones de l’empathie émotionnelle se sont activées.

25.11.2018
 

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