Pascal Ide, « Santé et sainteté. Distinguer pour mieux unir », Sources vives. Dieu nous guérit, n° 135 (septembre 2007), p. 49-65.
« C’est la foi en lui qui, devant vous tous, l’a rétabli en pleine santé ». (Ac 3,16)
Qui ignore la maxime tirée des Satires du poète latin Juvénal : « mens sana in corpore sano » (« un esprit sain dans un corps sain ») ? En revanche, il est plus rare qu’aujourd’hui on se souvienne de la formule qui l’introduit : « Orandum est ut sit… » (« Il faut prier pour qu’il y ait… ») [1]. Il n’y va pas que d’un manque actuel de formation aux Humanités. L’homme de l’Antiquité, comme l’homme médiéval, articulaient spontanément les deux plans tout en les distinguant : ils priaient pour être en santé, sans pour autant oublier d’appeler le médecin [2], ni faire de la santé l’unique objet de leur intercession, ni séparer le corps de l’âme. Aujourd’hui, nous oscillons entre un brouillage des trois ordres de Pascal (corps-esprit-charité) et une imperméabilisation des frontières. Comme toujours ou presque, l’enjeu est celui de la juste limite.
1) Trois relations
Sigmund Freud, surtout vers la fin de sa vie, a cherché à déconstruire la religion et, au mieux, en faire une sublimation : « Dans la perspective freudienne – dit un spécialiste –, toute croyance mystique, religieuse ou fanatique a sa source dans la névrose, voire dans la psychose [3] ». C’est ainsi qu’ont pu paraître des vies de Jésus reconstruites par la psychanalyse [4].
Cette posture unilatérale de facture scientiste a laissé place à une coexistence plus paisible entre psychanalyse et foi. Entre autres raisons, les travaux de grands historiens des religions, au premier rang desquels Mircea Eliade, l’affaissement de la critique marxiste, la mise en place d’une société libérale pluraliste, l’intérêt de multiples penseurs chrétiens pour la psychanalyse (de Marc Oraison à Louis Beirnaert, de Roland Dalbiez à Paul Ricœur, de Françoise Dolto à Antoine Vergote) [5], ont conduit à un recul du réductionnisme et un dialogue plus serein des perspectives, psychologique et religieuse. Désormais, la relecture de l’Évangile au risque de la psychanalyse ne prétend plus nier la divinité du Christ.
Enfin, par réaction contre ces deux postures, on voit apparaître depuis quelques décennies, notamment dans la nébuleuse du New Age, une inversion des relations, enrôlant le spirituel au service du bien-être intérieur. Cette métamorphose entre en synergie avec le changement de compréhension de la santé médicale qui, de réalité seulement négative (le fameux « silence des organes » du médecin Leriche), a acquis un statut non seulement positif mais englobant. Comme l’atteste la définition célèbre de la santé donnée par l’Organisation Mondiale de la Santé : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité [6] ». Bien qu’elle date de 1949, elle n’a jamais été aussi d’actualité, à une époque où l’on rêve de santé parfaite [7] et où, dans les kiosques de gare ou d’aéroport, les ouvrages sur le développement personnel concurrencent les romans à succès.
Nous sommes ainsi conduits à distinguer trois positions sur les relations entre monde humain et monde de la grâce, donc entre santé et salut-sainteté. Répartissons-les de manière systématique : monisme psychologique ou psychologisme, monisme spirituel ou spiritualisme, dualisme (juxtaposant les deux mondes). Or, aucune des solutions n’est satisfaisante : les monismes n’honorent pas la complexité de l’homme ; le dualisme introduit une trop grande séparation en son sein.
Cette tripolarité se retrouve, atténuée, au sein de l’Église catholique. D’un côté, le psychologisme n’a pas disparu – sous la forme de tentatives de lecture psychanalytique réductrice, non plus de Jésus mais de tel ou tel Saint, notamment Thérèse de l’Enfant-Jésus [8] –, mais des approches psychologiques équilibrées interdisent la généralisation [9]. Tout à l’inverse, certains, notamment dans la mouvance du Renouveau, cherchent à montrer la puissance curative de la grâce de Dieu et proposent des parcours de guérison intérieure [10] : ils paraissent incliner vers une solution plus spiritualisante, relativisant les nécessaires médiations psychologiques. Telle est l’opinion du troisième groupe, à tendance dualiste : les thérapeutes s’inquiètent de cette multiplication d’ouvrages et de propositions « psyrituelles » [11] et s’interrogent sur la pertinence, voire sur la dangerosité [12] de parcours proposés par des personnes insuffisamment formées à des souffrants plus fragiles qu’il n’y paraît ; en plein, ils optent résolument pour une claire distinction des deux domaines, psychologique et spirituel, la recherche de la stabilité psychique ne pouvant se confondre ni interférer avec celle de la sainteté [13].
L’enjeu est d’importance : il y va d’un changement actuel de paradigme, pour la société comme pour la théologie. Nous sommes passés du primat de l’engagement social au primat du bien-être individuel, des théologies de la libération aux théologies de la guérison [14]. Pour apporter un peu de lumière sur cette question difficile, je procéderai en deux temps, selon la loi humaine qui demande de distinguer (dans l’abstrait) pour unir (dans le concret). Je commencerai donc par distinguer les notions en cause, puis je les mettrai en relation [15].
2) Quatre notions
- Santé, d’une part, salut et sainteté, d’autre part, se distinguent comme création et grâce, ordre de la nature et ordre surnaturel [16]. La santé est une réalité qui relève des forces humaines, qu’il s’agisse des énergies du corps ou de celles de l’âme ; l’appel à la sainteté vient de Dieu même. De ce point de vue l’attitude new ager est gnostique, donc pélagienne : elle fait de la foi un savoir que l’on peut acquérir par ses propres forces et du salut un processus d’auto-rédemption.
- Une autre distinction entre santé et salut-sainteté concerne non plus l’origine mais le but. La santé relève de la relation à soi : est sain celui qui est intègre, vit dans une harmonie intérieure, peut utiliser facilement ses capacités [17]. La santé est donc finalisée par le être-soi. Or, le je est pour le tu. La santé se distingue donc de la vertu qui, elle, fait passer du « pour soi » au « pour l’autre ». La santé est à la vertu ce que l’unité ou l’identité est à l’ouverture [18]. Autre chose est d’avoir des jambes en bon état de marche, autre chose est de les utiliser pour marcher et, éventuellement, rendre visite à un malade. De même, autre chose est d’avoir une bonne estime de soi, autre chose d’aimer l’autre [19]. En revanche, le salut et la sainteté intègrent l’ouverture à l’autre, en l’occurrence à la grâce de Dieu, grâce que la liberté reçoit dans l’action de grâces et à laquelle elle répond en se donnant aussi totalement qu’elle fut comblée.
- Bien que relevant tous deux de l’ordre surnaturel, le salut n’est pas identique à la sainteté. Il faut en effet prendre en compte un autre élément, d’ordre historique. Nous ne sommes pas seulement des créatures appelées gratuitement à la vie divine ; nous sommes des êtres déchus. Alors que Dieu nous avait créés dans la grâce (« déifiés », comme disent, entre autres, Athanase, Grégoire de Nazianze, Cyrille), quoique pas encore dans la gloire, Adam, en se coupant du Donateur par son péché, a perdu le don divin – et toute l’humanité à sa suite (cf. Rm 5,12-21). Désormais, la grâce, bien qu’elle soit une, présente une double finalité à l’égard de notre nature : sanctifiante ou divinisante (gratia surelevans), et réparatrice ou médicinale (gratia sanans) [20].
- Ajoutons une dernière précision. Avec la grâce, nos premiers parents ont reçu un autre don : la justice originelle. Nous avons été créés, affirme le Concile de Trente, en état « de sainteté et de justice originelle [21] ». La sainteté, œuvre de la grâce sanctifiante, unit à Dieu, par « participation à la vie divine [22] » ; la justice dite originelle, elle, unissait l’homme à lui-même : elle est dénommée ainsi parce qu’elle l’a-justait intérieurement. Concrètement, elle harmonisait parfaitement la sensibilité, l’affectivité à l’esprit, la liberté qui eux-mêmes étaient unis à Dieu. Compte tenu de la description ci-dessus, elle constituait donc une sorte de santé psychique ; jointe au don préternaturel d’immortalité, elle établissait l’homme dans une totale intégrité psychosomatique. Bref, Adam et Ève étaient à la fois saints et sains, précisément : sains parce que saints.
En nous coupant de Dieu, la faute originelle nous a donc aussi coupés en nous-mêmes, nous faisant perdre définitivement l’harmonie intérieure. « Tout homme qui vient à l’existence reçoit dès lors une humanité blessée [23] ». Et si le baptême – ou tout autre moyen que « Dieu connaît [24] » – rétablit l’homme dans la grâce, en revanche, il ne lui fait pas recouvrer la justice originelle. Il demeure ce que le Concile de Trente appelle le « foyer de concupiscence », qui est comme un foyer d’anarchie ; le cœur de l’homme est désormais divisé et malade. Cette affirmation de foi est fondé dans l’Écriture, avant tout dans les premiers chapitres de la Genèse [25]. Certains Pères de l’Église interprètent aussi l’état de l’homme violenté dans la parabole du Bon Samaritain comme l’expression de l’état de l’humanité aliénée après la chute : en effet, « il est dit de la victime de l’attaque qu’elle a été d’une part dépouillée, spoliée (spoliatus), d’autre part rouée de coups et laissée à moitié morte (vulneratus : cf. Lc 10,30) ». Il est « spolié de la splendeur de la grâce surnaturelle qu’il avait reçue en don, et blessé dans sa nature [26] ».
Pascal Ide
[1] Satires, X, 356. Le texte de la dixième satire se trouve sur le site internet : http://meta.montclair.edu/latintexts/juvenal/satires/satire10.xml
[2] On retrouve la même intuition dans le grand passage de l’Ancien Testament sur la médecine (Si 38,1-15) : « Mon fils, quand tu es malade, ne t’énerve pas, mais prie le Seigneur et il te guérira […]. Puis aie recours au médecin » (v. 9.12). Sur la juste articulation des deux plans dans ce passage, cf. Philippe Gauer, Le Christ-médecin. Soigner : la découverte d’une mission à la lumière du Christ-médecin, Paris, Éd. de l’Emmanuel, Chambray-lès-Tours, C.L.D., 1995, dernière partie.
[3] Antoine Vergote, in Collectif, La relation pastorale. Congrès de Louvain de l’Association catholique internationale d’Études médico-psychologiques, coll. « Cogitatio fidei » n° 33, Paris, Le Cerf, 1968, p. 212.
[4] Dès 1920, le pasteur protestant Genthod Georges Berguer écrivait un livre intitulé Quelques traits de la vie de Jésus au point de vue psychologique et psychanalytique dans lequel il se fondait sur les concepts freudiens de complexe d’Œdipe et de roman familial, pour prétendument démythologiser l’origine divine et la mission du Christ (sur une présentation et sa réception critique, notamment par le père Journet, cf. Jacques Rime, « Controverse. Autour de la Vie de Jésus du pasteur Breguer », Nova et Vetera. Le cardinal Charles Journet, une vie cachée dans la lumière, 81 (2006), p. 37-45).
[5] Cf. Élisabeth Roudinesco, La bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France. 2. 1925-1985, Paris, Seuil, 1986, notamment p. 206-218.
[6] Documents fondamentaux, Genève, OMS, 41994, p. 1. Cette définition apparaît au début de la Constitution.
[7] Cf. Lucien Sfez, La santé parfaite. Critique d’une nouvelle utopie, Paris, Seuil, 1995 ; déjà, il y a plus de trente ans, Ivan Illich parlait de la « soif inextinguible » d’une santé sans faille, désir porté par l’euphorie scientifique et politique de l’époque (Némésis médicale. L’expropriation de la santé, Paris, Seuil, 1975, p. 206).
[8] Cf. Jean-François Six, La véritable enfance de Thérèse de Lisieux. Névrose et sainteté, Paris, Seuil, 1972 ; Jacques Maître, « L’Orpheline de la Bérésina » Thérèse de Lisieux (1873-1897). Essais de psychanalyse socio-historique, coll. « Sciences humaines et religions », Paris, Le Cerf, 1996. Pour une évaluation critique, cf. Luca Ezio Bolis, « Letture psicanalitiche dell’esperienza spirituale di santa Teresa di Lisieux », Teologia e psicologia, numéro spécial de Teologia, Revue de la Faculté de théologie de Milan, 28 (3/2003), p. 369-382.
[9] Cf., de ce point de vue, la remarquable analyse du psychanalyste jésuite Denis Vasse, La souffrance sans jouissance ou le martyre de l’amour. Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, Paris, Seuil, 1998 ; on peut en rapprocher l’originale perspective de Maurice Bellet, Thérèse et l’illusion, Paris, DDB, 1998.
[10] Cf. la synthèse tentée par Françoise Stutzmann pour les pays francophones (où cette expérience est particulièrement répandue), Qui donc va te guérir ? Aujourd’hui, la guérison intérieure, Nouan-le-Fuzelier, 2006 : à un long exposé sur la démarche de guérison intérieure en général, succède une présentation détaillée de vingt-neuf associations et communautés la proposant. Cf. aussi le dossier « Dieu guérit ! », Il est vivant !, n° 231, octobre 2006, p. 16-31.
[11] Le néologisme a été forgé par les sociologues (cf. Isabelle Francq, « Psy et spi font-ils bon ménage ? », Écritures, magazine de l’actualité de l’édition religieuse, n° 55 (avril-juin 2003), p. 6-9).
[12] C’est l’un des arguments avancés dans la regrettable campagne de presse soigneusement orchestrée par Golias contre la Communauté des Béatitudes.
[13] Cf. Tony Anatrella, « Psychologie des religions de la mère. La tentation fusionnelle », Christus, n° 154 (avril 1992), p. 242-253. Cf. du même et dans le même sens, dans le colloque Vie spirituelle et psychologie, Colloque interdisciplinaire, Lyon, 28-29 novembre 2003, éd. Jean-Noël Dumont, Paris Emmanuel, 2004.
[14] Cf. Pascal Ide, « Des théologies de la libération aux théologies de la guérison » (Coll. sous la direction de Thierry Boutet et du P. Jean-Gabriel Rueg, Cahiers d’Édifa Que croire ? Qui croire ?, n° 4, La guérison intérieure, juillet 1998, p. 4-15). De ce point de vue, plus encore que le contenu, le succès (surtout en Allemagne) des ouvrages d’Eugen Drewermann fut symptômatique.
[15] Je me permets de renvoyer à la synthèse plus complète dans « Blessure et péché », Carmel, n° 75 (1995/1), p. 17-43. Cf. aussi Connaître ses blessures, Paris, L’Emmanuel, 1993, notamment 1ère et 4ème parties.
[16] Sur cette fine distinction, je ne peux que renvoyer à Jean-Hervé Nicolas, Les profondeurs de la grâce, Paris, Beauchesne, 1969 ; Henri de Lubac, Petite catéchèse sur nature et grâce, Paris, Communio-Fayard, 1980 ; Charles Journet, Entretiens sur la grâce, Saint-Maurice (Suisse), Éd. Saint-Augustin, 21985.
[17] Pour le détail de cette conception de la santé, je me permets de renvoyer à Pascal Ide, « Health : Two Idolatries », Paulina Taboada, Kateryna Fedoryka Cuddeback and Patricia Donohue-White (éd.), Person, Society and Value : Towards a Personalist Concept of Health, coll. « Philosophy and Medicine » n° 72, Lancaster, Kluwer Academic Publishers, 2002, p. 55-85, ici p. 64-72.
[18] Cf. Pascal Ide, Mieux se connaître pour mieux s’aimer, Paris, Fayard, 1997, 1ère partie, chap. 1 et 2.
[19] Il est significatif que Christophe André, dans son second et beau livre sur l’estime de soi, ait cru bon d’ajouter toute une partie sur l’oubli de soi (Imparfaits, libres et heureux. Pratiques de l’estime de soi, Paris, Odile Jacob, 2006, 5ère partie), mais l’introduise en montrant que le souci de l’autre relève de l’effet plus que de l’accomplissement (Ibid., p. 388)
[20] Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 109, les articles 1 à 4 sont consacrés à la grâce curative et les articles 5 à 10 à la grâce sanctifiante.
[21] DS 1511, repris et développé par le Catéchisme de l’Église Catholique, n. 375.
[22] Concile Œcuménique Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Église Lumen Gentium, n. 2.
[23] Les évêques de France, Cathéchisme pour Adultes. L’Alliance de Dieu avec les hommes, Paris, Centurion, Le Cerf, etc., 1991, n. 122, p. 84. Cf. l’excellent développement sur le péché originel, n. 117 à 123, p. 81 à 84.
[24] Concile Œcuménique Vatican II, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 22, § 5.
[25] Cf. notamment le commentaire autorisé qu’en a donné Jean-Paul II dans ses catéchèses du mercredi, du 30 avril au 30 juillet 1980.
[26] Benoît XVI, Jésus de Nazareth. 1. Du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration, trad. Dieter Hornig, Marie-Ange Roy et Dominique Tassel, Paris, Flammarion, 2007, p. 225.