Prendre conscience de son péché Le sens anthropologique du quatrième chant du Serviteur (Is 52,13–53,12) 2/2

3) La cause de la conversion

Autant le changement est clairement montré – nous connaissons le point de départ et le point d’arrivée, de sorte que l’évolution apparaît clairement –, autant le processus est caché ou plutôt implicite. Il appartient au lecteur de s’interroger pour se l’approprier.

a) La cause première : Dieu

Bien évidemment, la cause de la conversion est divine. Elle dépasse toute capacité humaine. Surtout, en positif, elle est un don de Dieu. Un signe en est la construction du texte. Une des apories ci-dessus s’interrogeait sur la construction du texte qui ne respecte pas l’ordre chronologique.

On distingue un double ordre : l’ordre d’exposition ou pédagogique (ordo judicii ou ordo expositionis) et l’ordre heuristique ou de découverte (ordo inventionis). Nous avons suivi, ci-dessus le premier ; mais tel n’est pas le cas de l’écrivain sacré. Or, il commence par la révélation de la glorification du Serviteur : « il montera et sera exalté et il s’élèvera beaucoup » (52,13) ; mais sa gloire vient de Dieu, puisque c’est Dieu qui parle : seul il peut dire « mon Serviteur » (52,13) ; autrement dit, les multitudes prennent conscience de leur faute en voyant l’œuvre de Dieu dans le serviteur : tel est le point de départ. Par conséquent, la conversion trouve sa source dans le don de cette lumière. On pourrait même gloser en précisant que double est cette lumière : lumière objective qu’est la gloire visible du Serviteur ; lumière subjective de la capacité intérieure à reconnaître cette gloire.

b) La médiation de la conversion : le Serviteur

Mais Dieu n’agit que par la médiation du Serviteur : « la volonté du Seigneur par lui réussira » (52,10), littéralement « par sa main » ; or, la main désigne sur mode concret, la connaissance et aussi le pouvoir ; c’est donc que le Serviteur est doué d’une véritable autonomie, que sa décision est décisive. On ne peut que s’étonner de ce que Dieu ne veut – ce qui ne signifie pas : ne peut – sauver qu’en passant par autre que lui.

Quelles sont les caractéristiques du Serviteur ?

1’) La non-violence du Serviteur

Cette non-violence se traduit principalement par trois traits, du plus extérieur au plus intérieur. Il est d’autant plus important de le souligner qu’une description superficielle de la non-violence a limité celle-ci à une attitude extérieure de renoncement. Or, la non-violence vient du cœur et rejaillit en parole et en action, donc elle engage tout l’être, du plus extérieur au plus intime.

Face à la violence de l’écrasement, autrement dit de l’humiliation, le Serviteur répond par l’humilité.

Face à la violence verbale qu’est l’accusation, le Serviteur répond par le silence. Le texte souligne ce silence à deux reprises : « Il était maltraité et lui il s’humiliait et il n’ouvrait pas sa bouche. » (53,7) La seconde fois est encore plus saisissante, car elle est entrelacée à l’image de la brebis : « Comme un agneau conduit à l’abattoir et comme une brebis devant ses tondeurs muette, il n’ouvre pas sa bouche. » (53,8)

Enfin, face à la violence physique de l’exclusion qui s’avère être un lynchage, une mise à mort, le Serviteur répond par la douceur de l’agneau.

2’) La liberté du Serviteur. Le fait

On pourrait s’inquiéter : le Serviteur n’est-il pas utilisé par Dieu pour autre que lui ? De plus, pour être plus économique, n’y a-t-il pas quelque sadisme à transférer la souffrance du groupe à une personne ? Au fond, est-on véritablement sorti de la logique du bouc émissaire ? Le soupçon de violence passerait alors des hommes à Dieu.

Par ailleurs, la logique divine suspectée de sadisme ne rejoint-elle pas une logique complémentaire, masochiste, celle du Serviteur ? Le texte, comme la description que nous avons donnée de la non-violence, fait appel principalement à des termes négatifs : non-parole (ce silence est un mutisme), non-violence, etc. Bref, cette passivité du Serviteur n’entretient-elle pas une complicité secrète avec la violence du bourreau ? L’expérience montre que bien des prétendues non-violences sont en fait des passivités subies, des démissions, des lâches, secondement baptisées de vertu.

À toutes ces objections, une réponse principale : l’entier et libre engagement du Serviteur. Le texte le souligne : « Vraiment, c’étaient nos maladies qu’il portait et c’était de nos douleurs qu’il s’était chargé. » (53,4) Cette affirmation a d’autant plus de poids que ce n’est pas le Serviteur qui en est l’auteur, qu’elle n’est pas une autojustification ; plus encore, ce sont les multitudes des nations qui le reconnaissent, renonçant donc à l’interprétation spontanée qui les dédouane de leur responsabilité ; enfin, le « vraiment » initial souligne le changement d’attitude qui est une véritable révolution intérieure.

La fin du poème souligne très précisément cette liberté, notamment dans la superbe expression : « Offrant à la mort son être » (53,12).

Ce qui est vrai en général l’est de chacune des facettes de la non-violence. L’humilité qu’au point de départ, les multitudes imaginaient comme une humiliation subie – « Et nous, nous l’estimions châtié, frappé par Élohim et humilié » (53,4) – est voulue, trouve sa source dans la liberté du Serviteur. Ce silence n’est pas le mutisme de celui qui est écrasé. Le Serviteur renonce à l’accusation ; or, le faux non-violent, s’il se tait à l’extérieur, tempête à l’intérieur. C’est toute la différence entre le mutisme (par exemple dans la bouderie) et le véritable silence. Enfin, la douceur n’est pas l’absence de résistance de celui qui ne peut que subir le raz de marée d’une foule ivre de vengeance, elle est l’abandon entre les mains des bourreaux.

Confirmant cette liberté du Serviteur, le narrateur (à savoir la multitude des nations) affirme la prise de conscience aiguë de sa responsabilité, ainsi qu’on l’a vu. Responsabilité dans l’accusation : « Par oppression et par jugement il a été pris ». Et responsabilité dans son exécution, c’est-à-dire la mise à mort : « puisqu’il a été éliminé de la terre des vivants, par le crime de mon peuple il a été frappé » (53,8).

Enfin, le texte lui-même souligne un moment l’innocence de Dieu, en juxtaposant deux affirmations apparemment paradoxales. La première semble entériner le sadisme divin : « le Seigneur a voulu l’écraser de douleurs » (en théologie, on dirait que « le Seigneur a permis ») ; mais le texte continue aussitôt, rendant au Serviteur toute sa liberté : « s’il sacrifie son être, il verra une semence » (53,10).

3’) La liberté du Serviteur. Le contenu, l’objet

Mais il faut cerner encore davantage cet acte de liberté. Nous en avons vu le fait : le Serviteur a librement décidé de subir la violence. Mais nous en ignorons le motif : pourquoi a-t-il pris une telle décision ? Seule la réponse à cette question pourra le laver de tout soupçon de complicité.

Suivons l’interprétation que le texte donne. D’une part, il est dit que la mise à mort du Serviteur, précédée de son humiliation, est voulue par Dieu : « Yhwh lui fit supporter le péché de nous tous » (53,6) ; « Et le Seigneur a voulu l’écraser de douleurs » (53,10). Non pas directement, mais indirectement, par la foule violente et pécheresse. D’autre part, ainsi qu’on l’a vu, le Serviteur a librement accepté de se livrer aux mains de ses bourreaux : il a décidé de porter les « maladies » des foules, de se charger de leurs « douleurs » (53,4). On peut donc raisonnablement penser qu’il a découvert le chemin de Dieu et y adhère, bref qu’il accomplit sa volonté. Or, faire la volonté de Dieu, c’est l’aimer. C’est donc que la liberté du Serviteur est sous-tendue, motivée par son amour. D’ailleurs, l’offrande est un acte de don, donc d’amour ; or, nous avons vu que le Serviteur offrait sa vie pour les multitudes (12).

c) Mode d’action du Serviteur

1’) La défiguration

La première manière est la défiguration. C’est ici qu’il faut interroger une idée forte du texte qui n’est en rien explicitée. Pourquoi le Serviteur est-il sans apparence ? Pourquoi est-il souligné qu’il a perdu toute figure ? Comme si, selon un jeu de mot que le français supporte particulièrement bien, la fin (comme terme, end) de toutes les figures était la figure de la fin (comme but, goal).

Une première raison vient, évidemment, de la violence subie. En effet, celle-ci veut la disparition de l’être haï. Il est dit que le Serviteur est « écrasé », « transpercé » par les « crimes », « maltraité » (53,6-7).

Mais une autre raison, plus cachée, vient non plus de la foule violente mais de la liberté du Serviteur. Celui-ci a librement décidé de laisser paraître sur sa chair la réalité du péché que son persécuteur enfouit en son cœur. En effet, avant même de faire violence à autrui qu’il défigure, le péché fait violence au cœur de l’homme qu’il détruit et déshumanise. Or, comme on le sait, le bourreau se cache à lui-même sa culpabilité. Comment donc lui montrer son péché ?

Comment ne pas penser à la parole si forte de saint Paul à propos du Christ : « Dieu l’a fait péché pour nous » (2 Co 5,21)

2’) L’imitation

Un autre point frappe : la similitude d’appellation entre la foule et le Serviteur. En effet, celle-ci se décrit comme des brebis errantes (« Nous tous comme des brebis nous errions » : 53,6) ; et le Serviteur est comparé à un agneau (« Comme un agneau conduit à l’abattoir »), puis à une brebis (« et comme une brebis devant ses tondeurs muette » : 53,7). Le narrateur avait d’autres comparatifs à sa disposition. Cette coïncidence, qui est aussi une proximité spatiale dans le texte, fait sens.

3’) L’anonymat

Un dernier trait est l’anonymat. Je vais en reparler dans un instant.

d) Identité du Serviteur : figure cachée du Christ ?

1’) Preuve par extrapolation

De fait, dans l’Évangile et, singulièrement, dans le récit de la Passion, le Christ récapitule les principales figures de juste de l’Ancienne Alliance, non sans, à chaque fois, être porteur d’une irréductible nouveauté (le partim diverse de toute analogie, de toute métaphore ou figure). Elles sont toutes présentes en filigrane, certaines de façon explicite, d’autres de manière furtive. C’est ainsi que Jésus est présenté comme nouvel Adam (d’abord, comme chef et origine de la nouvelle humanité et, en creux, en offrant sa vie et sauvant sa vie par obéissance), nouvel Abel (comme juste ne résistant pas à ses meurtriers ; mais dont le sang, au lieu de crier vengeance, sauve), nouveau Noé (seul juste se refusant à la violence qui sera la source d’une nouvelle humanité), nouveau Joseph (injustement condamné par ses plus proches, il renonce à toute vengeance et leur pardonne ; mais le pardon du Christ s’étend non à toute sa famille seulement, mais à l’humanité entière), nouveau Moïse (tous deux inaugurent le mystère pascal ; mais l’un introduit un rite à l’efficacité limitée et relative, l’autre à la Pâque éternelle, unique et définitive), nouveau David (présent non seulement dans ses gestes, notamment ce cri poignant lors de la mort d’Absalom, mais dans ses paroles, puisque de nombreux psaumes sont cités dans les récits de la Passion), nouvel Élie (que le Christ imite dans son agonie et dont le nom même sera prononcé).

Or, dans cette longue liste de figures, l’un d’eux est aussi explicitement nommé dans la Passion : il s’agit du Serviteur Souffrant auquel est consacré le quatrième poème. Il faut donc en conclure que lui aussi est une prophétie du Christ. Même si, une nouvelle fois, le Christ est d’une nouveauté absolue à l’égard de la figure qui l’annonce et le prépare. Comme il est dit au terme du premier chant du Serviteur : « Les premières choses, voici qu’elles sont venues, et je vous en annonce de nouvelles ; avant qu’elles ne paraissent, je vous les fais entendre » (Is 42,9). Cette nouveauté est d’ailleurs soulignée par le quatrième poème qui parle d’« étonnement » (52,14) et d’« émerveillement » (52,15), mais surtout pose ces deux questions centrales : « Qui a cru à ce que nous avons entendu ? Et le bras du Seigneur à qui a-t-il été révélé ? » (Is 53,1)

2’) Les conséquences pour le Serviteur

La fin du poème décrit les conséquences bénéfiques du salut non seulement pour les nations mais aussi pour le Serviteur. Les fruits, les conséquences sont principalement au nombre de trois :

– A l’humiliation répond le triomphe : déjà annoncé au tout début : « il montera et sera exalté et il s’élèvera beaucoup » (52,13),

– Au dépouillement répond la richesse : « je lui partagerai les multitudes et avec les puissants il partagera le butin » (53,12).

– Enfin, à la stérilisation, à la destruction de toute descendance causée par la damnatio memoriæ répond une descendance sans fin : « il verra une semence, il prolongera ses jours » (53,12).

Or, ces trois fruits viennent de Dieu. Certes, c’est le Serviteur qui en bénéficiera : « il partagera le butin » ; mais c’est Dieu qui en est la source : « je lui partagerai les multitudes » (53,12), dit le début de la phrase, où Dieu est le sujet du même verbe. Autrement dit, le juste est celui qui attend tout de Dieu et qui est assuré de tout recevoir, mais pas en ce monde. Tel est l’acte par excellence de la vertu théologale d’espérance. Les Saints nous en donnent un témoignage exemplaire. Combien Thérèse, étant pauvre de tout, était riche de Dieu. Les conséquences concrètes sont innombrables : attendons de Dieu la reconnaissance, la richesse, la fécondité, etc.

Enfin, on notera que les trois fruits récompensent trois renoncements qui eux-mêmes répondent aux trois vœux, ici : obéissance, pauvreté et chasteté.

4) Application : la participation à la dynamique du salut

Il se pose enfin une question : comment la foule parvient-elle à cette conscience de son péché ? Et cette question se double d’une difficulté : le moyen habituel de communication de la vérité est la parole. Or, loin de clamer leur innocence, le Serviteur et Dieu (en lui-même ou pour son Serviteur) se taisent. Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce texte.

a) La difficulté

Une première réponse, habituelle, est la liberté que Dieu donne à l’homme. Cette liberté est d’autant plus importante lorsqu’elle est soupçonnée d’être l’auteur du mal. En effet, une parole vraie serait une parole d’accusation ; or, l’accusation atteint l’image d’intégrité à laquelle tout homme défend ; or, toute atteinte à l’image du moi suscite un mécanisme de défense ; donc, l’accusation fait naître chez l’accusé une attitude de défense. Le plus souvent, c’est une victimisation ou un déni. Il suffit de se laisser instruire par l’expérience. Quasiment personne n’accepte spontanément à se reconnaître coupable ; ou s’il le reconnaît, il se déresponsabilise en se victimisant.

Mais cette réponse est insuffisante. Car la liberté naît de la vérité : il n’y a pas de liberté pour celui qui demeure prisonnier de son mensonge. Il faut donc aussi montrer en quoi le Serviteur et son Dieu aident à l’illumination conduisant à la reconnaissance de la culpabilité. En se refusant à toute parole, l’issue n’est-elle pas bouchée ?

Nous nous trouvons à une autre croisée des chemins qui n’est rien d’autre que le mystère de la conversion d’une liberté coupable. Nous sommes face à un dilemme redoutable que l’on peut formuler ainsi. Soit la vérité de son péché vient de l’extérieur et elle entraîne les conséquences que nous avons vu : cette violence est insupportable. Soit la vérité vient de l’intérieur ; mais nous avons vu que le bourreau ne peut mettre à mort qu’en se cachant à lui-même sa culpabilité. Nous sommes donc au rouet.

Une autre réponse insuffisante serait que Dieu illumine de l’intérieur le coupable. Il n’est bien sûr pas question de nier que toute conversion trouve sa source dans la grâce divine. Mais quelle est la part laissée à la liberté, à la capacité d’intervention humaine ? Or, toute la logique de la Rédemption nous montre que Dieu maximise la part donnée à notre libre agir.

b) Réponse

1’) La vérité ne peut venir que de l’extérieur

En tout cas, dans son ébranlement, dans la première initiative. Le coupable est trop muré dans ses mécanismes d’autojustification.

La question est donc : quelle intervention extérieure sera suffisamment adaptée, proportionnée ? En un mot, quelle douceur pourra accompagner l’homme de l’aveuglement volontaire à la lumière, donc de son péché au salut ? Or, double est la parole. Il y a la parole verbale et la parole qui se tait mais qui ne parle pas moins. Celle-ci est la figure du Serviteur. Voilà pourquoi le passage central du texte dit : « L’instruction de notre salut sur lui » (53,5).

Le Serviteur adopte donc ce juste milieu, si difficile à trouver, entre une accusation qui transforme le bourreau en victime, et le mutisme qui dédouane le bourreau et lui interdit d’accéder à la lecture de son crime.

2’) La vérité passe par la connaissance

Tout le passage souligne l’importance du salut par la connaissance. « ce qui ne leur avait pas été raconté ils le verront, et ce qu’ils n’avaient pas entendu ils le comprendront. » (52,15) C’est déjà ce qui était dit dans le premier poème du Serviteur : « j’ai fait de toi l’alliance du peuple, la lumière des nations, pour ouvrir les yeux des aveugles, pour extraire du cachot le prisonnier, et de la prison ceux qui habitent les ténèbres » (Is 42,6-7). Il y a d’ailleurs là une vérité qui est de plus en plus soulignée par l’Ancien Testament. On sait combien est capital et novateur le passage que Jérémie consacre à la loi nouvelle inscrite au fond du cœur (cf. Jr 31,33) ; or, ce même passage souligne l’importance de la connaissance et de la connaissance du péché : « Ils n’auront plus à instruire chacun son prochain, chacun son frère, en disant : « Ayez la connaissance du Seigneur ! » Car tous me connaîtront, des plus petits jusqu’aux plus grands – oracle du Seigneur – parce que je vais pardonner leur crime et ne plus me souvenir de leur faute. » (Jr 31,34) Donc, le salut passe par la connaissance du cœur, la connaissance en vérité.

Pour autant, le salut chrétien est-il gnostique ? Non, pour deux raisons.

  1. D’abord, la connaissance dont il s’agit n’est pas seulement information mais transformation. Décloisonnant une anthropologie trop dualiste (dans le sens horizontal et non plus vertical), l’Écriture se refuse à dissocier intelligence et volonté, accès au vrai et désir du bien. Or, combien nos psychologies protègent la seconde par la première. En termes concrets : combien de personnes savent mais ne changent pas ; or, comme la schizoïdie est insupportable, elles finissent (ou plutôt commencent) par ne plus vouloir savoir et refoulent leur conscience. Cette connaissance cordiale vaut aussi pour le Serviteur : la fin du poème dit de lui qu’« il verra (la lumière) il se rassasiera de sa connaissance ». Or, le rassasiement, la fruition est un acte appétitif, affectif. C’est donc que cette connaissance béatifiante réconcilie
  2. Ensuite, cette connaissance vient de Dieu ; elle n’est pas le résultat du seul effort humain.

 

Le Serviteur conjure la violence en renonçant à la vengeance. Mais il va plus loin, il accepte de subir la violence sans en dénoncer l’injustice afin que l’homme puisse contempler son péché. ce qui suppose qu’il y ait non seulement une relation d’efficience, d’origine entre la cause et l’effet, mais une relation de ressemblance entre la cause et son effet.

c) Une autre difficulté

Nous pourrions partir d’une difficulté : qui est ce Serviteur ? Ou plutôt, remontant en amont, dans les intentions de l’auteur : pourquoi son identité n’est-elle pas nommée ?

c) Réponse

On pourrait imaginer que cette identité est simplement cachée. Il suffit donc de chercher pour la déchiffrer. C’est ainsi que tant d’hypothèses ont été proposées.

Mais aucune de ces conjectures n’est satisfaisante. Toutes, elles sont réfutables. Nous devons donc conclure que, de facto, le Serviteur est sans identité. Or, l’expérience montre que, dans l’Écriture, on ne doit pas décréter trop vite qu’une réalité ne fait pas sens. Comment passer du de facto au de jure ?

Une réponse pourrait être que cet anonymat invite à la question et donc à la recherche de la vérité. Il est un appel d’air qui suscite l’interrogation et permet d’introduire à la révélation du Messie. C’est ce que montre le passage des Actes sur l’eunuque de la reine Candace (Ac 8,26-40). Celui-ci lit un passage du quatrième chant des Serviteurs et ne comprend pas. Conduit par l’Esprit-Saint, Philippe l’interprète à partir du Christ lui-même :

 

« Prenant la parole, l’eunuque dit à Philippe : ‘Dis-moi, je te prie : de qui le prophète parle-t-il ? De lui-même, ou bien d’un autre ?’ Alors Philippe prit la parole et, à partir de ce passage de l’Écriture, il lui annonça la Bonne Nouvelle de Jésus. Comme ils poursuivaient leur route, ils arrivèrent à un point d’eau, et l’eunuque dit : ‘Voici de l’eau: qu’est-ce qui empêche que je sois baptisé ?’ Il fit arrêter le char, ils descendirent dans l’eau tous les deux, et Philippe baptisa l’eunuque » (v. 34-38).

5) Relecture à la lumière du don

Ce texte central de l’Écriture intéresse doublement la théologie du don :

  1. Au titre de la finalité : en effet, nous est ici tracé le chemin de l’homme pécheur vers son cœur, la découverte – libérante – de son mal. Il est notamment significatif que ce soit seulement au dernier verset que soit nommé le crime par excellence du cœur humain, à savoir le meurtre de l’autre innocent : comme pour souligner la difficulté à se dire, à révéler à soi-même plus encore qu’aux autres sa culpabilité véritable. Et pour peu qu’on s’excepte un peu trop vite du péché, rappelons-nous combien de paroles sont potentiellement assassines, combien de sentiments entretenus d’amertume, de colère, de jalousie sont symboliquement homicides. L’exclusion est une négation réelle d’autrui – le sang versé en moins.
  2. Au titre du moyen : le Serviteur souffrant nous porte la guérison, le salut ; or, il le fait en montrant autre que lui, à savoir et notre péché et, plus encore, le Dieu Sauveur. En sa vocation comme en son être, il est manifestation. Mais une manifestation paradoxale : non-figure, il conduit à la figure par excellence. Il montre que la nuit, le non-sens, l’ouverture de l’abîme peuvent être assumés par Dieu comme lieu de la lumière, du sens et de l’ouverture à l’altesse divine. Il y a donc ici un étrange parallèle entre l’accès de l’homme à son cœur et l’accès que le Serviteur permet de faire à son cœur. Cette symétrie – qui plaisait si fort aux Pères – serait-elle l’un des secrets de la Rédemption, de la causalité salvifique, toujours mystérieuse ?

Pascal Ide

17.4.2019
 

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