Minimus continet maximum. Le dimanche de Pâques, entrée dans la fécondité divine

Dimanche dernier, au seuil de la Semaine Sainte, nous rappelions que le drame divin inclut tous nos drames humains : c’est au moment où tout semble perdu que, mystérieusement, tout est gagné – sans me douter que ce Lux in tenebris s’incarnerait le lendemain dans cette croix de feu, puis cette croix de lumière qu’est devenue notre chère cathédrale Notre-Dame de Paris.

Avec la Résurrection de Jésus dans la puissance de l’Esprit, la loi dramatique se double d’une autre grande loi qui lui donne tout son sens : le plus petit fructifie dans le plus grand. De fait, si, à Jérusalem, tout le monde parlait des « événements » (Lc 24,18), c’est-à-dire de la mort de Jésus et de son échec écrasant, en revanche, personne n’a, sur le coup, parlé de sa Résurrection, qui est le non-événement absolu. Et pourtant, avec la Croix, c’est le gond sur lequel tourne toute l’histoire.

 

Pour en prendre la mesure, il peut être bon de faire mémoire d’un débat qui a beaucoup agité les esprits à l’orée du vingtième siècle. Un philosophe et mathématicien allemand, Oswald Spengler (1880-1935), écrit Le déclin de l’Occident (1918 et 1922), un gros ouvrage en deux volumes, où il énonce ce qu’il pense être la loi commune de toutes les civilisations : celles-ci passent par les mêmes différents stades qu’un organisme vivant : naissance, croissance, fructification, ralentissement, vieillissement et mort. Et il applique ce schéma à l’Europe et l’Occident : celle-ci est arrivé à l’étape finale et doit donc transmettre son héritage.

Cette vision à la fois biologique et pessimiste a suscité de grandes oppositions dans l’entre-deux-guerres, notamment de la part d’un universitaire britannique, Arnold J. Toynbee (1889-1975), qui lui répondit dans une monumentale somme en douze volumes, Étude de l’histoire (1934-1961), résumée dans un volume en 1960. Comme son collègue continental, il propose une synthèse de l’histoire mondiale, fondée sur les rythmes universels de la croissance, de l’épanouissement et du déclin. Mais contrairement au déterminisme fataliste de Spengler, il estime que ce cycle vital n’est pas nécessaire : le destin d’une société dépend de la liberté des personnes, et précisément de ce qu’il appelle les « minorités créatives ».

Ce concept est d’ailleurs qualitatif plus que quantitatif. L’historien londonien distingue une « minorité dominante » (qui peut être la majorité des personnes) et la « minorité créative ». La première, qui correspond à ce que le philosophe espagnol Ortega y Gasset appelle la « masse », correspond à la foule incapable de regénérer le tissu social, au troupeau figé et panurgiste qui carnavalise la vie en courant à l’abîme. La seconde, en revanche, est une partie qui est appelée à transformer le tout : non pas pour l’asservir, mais pour le servir, parce qu’elle veut le bien commun ; non pas en le manipulant, mais en l’entraînant dans son exemple. Toynbee donne l’exemple des fondateurs de la civilisation chinoise : alors que la majorité de la population habitait les vastes régions du sud et du sud-est, ce petit groupe habitait la région peu hospitalière des abords du Fleuve Jaune. Celui-ci qui n’est pas navigable la majeure partie de l’année, est glacé pendant tout l’hiver et, quand il dégèle au printemps, il cause des crues dévastatrices ; les paysans ont dû développer des techniques très inventives pour dompter ce géant et de cette créativité a surgi l’admirable civilisation chinoise.

Dans notre étude sur le Point de bascule, nous avons parlé de ces minorités, voire de ces individus qui, par effet papillon, font basculer l’histoire : le concept de « minorité créative » vient prolonger et enrichir. De manière non linéaire (ce qui ne veut pas dire chaotique), de petites causes produisent de grands effets.

 

Cette loi de la nature qui, par l’intervention de la liberté, devient une loi de l’histoire humaine, est d’abord une loi divine : « Minimus continet maximum : le plus petit contient le plus grand ». Jésus ne cesse de la mettre en paraboles : la semence (Mt 13,19-23), le levain dans la pâte (Mt 13,33), le grain de blé (Jn 12,24), la graine de moutarde (Mt 13,31-32) : 750 graines pèsent un gramme et chacune peut donner un arbre de 2 à 3 mètres de haut, la plus grande des plantes potagères ! Cette loi, l’histoire sainte ne cesse de la raconter (depuis le peuple élu qui est le plus petit des peuples du proche Orient ancien, coincé entre les deux géants babylonien et égyptien) et l’histoire de l’Église à sa suite (un exemple entre mille : le curé d’Ars, tellement convaincu de son indignité que, deux ans avant sa mort, il donnera pour la septième fois sa démission à son évêque, confessait environ 150 000 pénitents par an, et en a conduit tant et tant à la conversion). Nul misérabilisme en cette loi, nul ressentiment contre la grandeur : uniquement la loi de la semence qui seule porte du fruit. L’Eucharistie en est le concentré : le Dieu sublime que rien ne peut contenir a accepté d’être contenu par le plus infime.

Or, de manière… créative, le pape Benoît XVI – qui, à d’autres occasions, applique la notion de « minorité créative » héritée de Toynbee – applique cette loi à la Résurrection.

 

« Dans l’histoire tout entière de ce qui vit, les débuts des nouveautés sont petits, presque invisibles – ils peuvent être ignorés. […] La Résurrection de Jésus, du point de vue de l’histoire du monde, est peu voyante, c’est la semence la plus petite de l’histoire. Ce retournement des proportions fait partie des mystères de Dieu. En fin de compte, ce qui est grand, puissant, c’est ce qui est petit. Et la petite semence est la chose vraiment grande. Ainsi la Résurrection est entrée dans le monde, seulement à travers quelques apparitions mystérieuses aux élus. Et pourtant, elle était le début vraiment nouveau – ce dont, en secret, le tout était en attente [1] ».

 

Que cette relecture est éclairante pour nous aujourd’hui ! Nous sommes tenaillés entre deux tentations. La première, passée, mais encore présente, est celle de l’enfouissement jusqu’à la disparition. Lorsque ce n’est pas la chronique d’une mort annoncée. Ainsi, en 1966, dans un article retentissant, celui qui allait très bientôt quitter la Compagnie de Jésus, le jésuite François Roustang, croyait prédire le désintérêt prochain et irrémédiable pour la religion catholique [2]. Plus subtilement, dans sa Civilisation de l’amour, Luc Ferry propose son recyclage : une fois (dé)passé l’attirail mythologique des dogmes, normes et rites, demeurerait le noyau brûlant de ce que ce grand maître de sagesse qu’est le Christ nous a légué, l’amour. C’est simplement oublier que, en montant au Ciel, le Christ a promis : « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28,10)

La tentation opposée est celle d’un règne social et politique du Christ, d’un État confessionnel et tolérant (les autres religions). Certains rêvent de restaurer ce que le cardinal Journet appelait « l’état de chrétienté sacrale » qui a caractérisé la chrétienté médiévale. C’est, là encore, oublier que, Vendredi Saint dernier, le Christ a expressément écarté cette hypothèse dans son dialogue avec Pilate : « Ma royauté n’est pas de ce monde ; si ma royauté était de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. En fait, ma royauté n’est pas d’ici » (Jn 18,36).

Ces deux tentations n’ont pas compris la loi de la fécondité de la petitesse et de la « minorité créative ». Contre la tentation de l’enfouissement, affirmons que le Christ veut ardemment régner. Contre la tentation de règne politique, affirmons tout aussi clairement que ce règne est intérieur : le Christ veut être roi, mais de nos cœurs. Et pour cela, il a besoin de témoins qui ont éprouvé dans leur vie la puissance de la Résurrection.

Laissons derechef la parole à Joseph Ratzinger. En 1970, alors que l’Église postconciliaire est en pleine tourmente, celui qui n’est encore que le théologien (mais déjà réputé, expert au concile) il donne une causerie radiophonique sur l’avenir de l’Église qu’il reprend dans un texte. Après un passionnant développement historique, il prophétise. On croirait le texte – qui, répétons-le, fut prononcé voici un demi-siècle – rédigé hier…

 

« À l’occasion de la crise actuelle, une Église purifiée surgira demain. De la crise d’aujourd’hui va naître une Église qui aura beaucoup perdu. Elle va devenir petite. Pour une grande part, il faudra qu’elle recommence à zéro. Il lui faudra laisser vides beaucoup des édifices construits dans une période de conjoncture très favorable. En perdant des adhérents, elle va perdre aussi beaucoup de ses privilièges dans la société. Bien plus qu’avant, elle se présentera comme une communauté à laquelle on adhère volontairement, dans laquelle on entre par décision. En tant que petite communauté, elle demandera beaucoup plus d’initiative de la part de ses membres. […] Ce sera une Église intériorisée qui ne misera pas sur son influence politique et qui flirtera aussi peu avec la gauche qu’avec la droite. […]

« Il me semble certain que des temps très difficiles attendent l’Église. Sa crise véritable a à peine commencé. Il faut s’attendre à des secousses considérables. Mais je suis certain aussi de ce qui restera à la fin : non l’Église du culte politique […], mais l’Église de la foi. Elle ne dominera jamais plus la société avec la puissance qu’elle a eue jusqu’à une époque récente. Mais elle va fleurir de nouveau et elle se manifestera aux hommes comme une patrie (ou demeure familiale) qui leur donne vie et espérance au-delà de la mort [3] ».

Pascal Ide

[1] Joseph Ratzinger, Benoît XVI, Jésus de Nazareth. 1. De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection, trad. inconnue, Paris, Rocher, Parole et Silence, 2011, p. 281-282.

[2] Cf. François Roustang et Ève-Alice Roustang, Le troisième homme. Entre rupture personnelle et crise catholique, Paris, Odile Jacob, 2019.

[3] Joseph Ratzinger, « Wie Wird die Kirche im Jahre 2000 aussehen ? », Joseph Ratzinger Gesammelte Schriften, Freiburg im Brisgau, Herder Verlag, vol. 8.2, 2010, p. 159-168, ici p. 167-168 : trad. Marine de La Tour, Luis Granados, Ignacio de Ribera et Étienne Michelin (éds.), Les minorités créatives. Le ferment du christianisme, trad. Sébastien Robert et al., Paris, Parole et Silence, 2014, p. 230-243, ici p. 241-243. Cet ouvrage développe la notion de minorité créative et donne en annexe quatre grands textes où Ratzinger en traite.

21.4.2019
 

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