Les papes et la médecine : reprise synthétique

Françoise Caravano et Pascal Ide, « Quarante ans de discours pontificaux sur la santé (1939 à 1978). Regards de Pie XII, Jean XXIII et Paul VI sur le monde de la santé », Archivum Historiæ Pontificiæ, 39 (2001), p. 151-289.

1) Certaines constantes

Certains thèmes apparaissent presque inchangés dans les allocutions des différents papes, de Pie XII à Jean XXIII. J’en soulignerai trois : l’unité psychospirituelle de l’être humain ; la dignité imprescriptible de la personne et le respect absolu de la vie, depuis la conception jusqu’à la mort ; la place particulière des personnes souffrantes, éprouvées.

a) L’unité de l’être humain

Les Souverains Pontifes ont souligné à de nombreuses reprises dans leurs discours que le personnel soignant doit fonder son art sur une vision intégrale, globale de l’être humain. Pie XII résume cette anthropologie de manière particulièrement claire et complète en son discours aux infirmières d’octobre 1953, dans un texte déjà cité :

« L’attitude fondamentale du psychologue et du psychiatre chrétiens devant l’homme, doit consister à le considérer :

1) comme unité et totalité psychique,

2) comme unité organisée en elle-même,

3) comme unité sociale,

4) comme unité transcendantale, c’est-à-dire tendant vers Dieu ». (I 6, 461)

Paul VI invite aussi le médecin à considérer la globalité de son patient : « L’homme est un. On doit distinguer, certes, mais on ne peut séparer ce que Dieu a uni : Église et science médicale ont en réalité pour objet, l’une et l’autre, l’homme tout entier ». (M 62, 494) Et ailleurs : « seul, en définitive, une compréhension globale du patient permet au praticien de le secourir efficacement ». (M 63, 1952)

b) La dignité de la personne humaine

Un second trait commun est d’ordre non plus anthropologique mais éthique : il s’agit de la dignité de la personne humaine d’où découle celle de la vie.

Le terme de dignité de la personne est peu utilisé par Pie XII. Cependant, si le signifiant n’est pas présent, le signifié l’est sans nul doute dans de multiples interventions. Par exemple : « cet être qui s’appelle volontiers centre et roi de l’univers » (M 45, 491) ; « la personnalité transcendante de l’homme, faite à l’image de son créateur » (M 47, 184).

En revanche, Paul VI évoque dans plus de la moitié de ses allocutions soit la dignité de la personne humaine, soit le respect qui lui est dû : « et vous affirmez également la dignité fondamentale du malade, qui ne perd rien de la valeur de son être humain à cause de son état ». (M 76, 810 ; cf. aussi M 65, M 66 et M 72)

Cette dignité de la personne rejaillit, pour Pie XII, sur le corps humain et donc sur la vie, de son aurore à son crépuscule. De même, chez Paul VI, la notion de dignité a pour conséquence le droit inaliénable à l’existence : « C’est donc sans nul doute en respectant la valeur sacrée de la vie de chaque homme, la dignité de sa personne, fût-elle malade ou infirme, que vous resterez les dignes continuateurs des générations de médecins dont l’honneur suprême a été de conserver et de défendre le bien le plus précieux de l’homme : la vie ». (M 64, 1005 ; cf. M 77, 1002) « Est-il besoin d’ajouter que ces questions neuves [que pose à l’homme la recherche médicale et ses applications] ne sauraient entamer en rien le noble idéal médical qui, dans la grande tradition plurimillénaire exprimée par le serment d’Hippocrate, fait du médecin le défenseur de toute vie humaine ? Porter atteinte à ce principe constituerait une redoutable régression dont vous êtes, mieux que quiconque, capables d’évaluer les funestes conséquences ». (M 70, 1107)

c) La place particulière des personnes souffrantes

Une autre constante particulièrement sensible dans la pensée des papes est leur sollicitude pour la personne éprouvée. En témoigne le nombre de discours que Pie XII, Jean XXIII et Paul VI leur ont consacrés : respectivement, 18, 5 et 11. Plus encore, la délicatesse de leur propos, leur souci de dire leur proximité avec les personnes éprouvées, de compatir, de les encourager, de les aider à trouver un sens à leur vie souffrante.

2) Le monde de la santé dans les discours de Pie XII

a) Quelques grandes perspectives

La lecture cursive que le survol thématique propose des quatre-vingt onze discours que consacre Pie XII au monde de la santé suscite quelques réflexions plus synthétiques, plus transversales et, de ce fait, plus générales. Je les proposerai sans prétention à l’exhaustivité.

D’abord, on ne peut manquer d’être frappé par l’extrême variété non seulement des publics, mais des sujets abordés (je renvoie à la liste des rubriques ou des discours). Si le pape profite parfois d’un Congrès pour faire un exposé plus général sur telle ou telle question de médecine, il n’oublie jamais de s’adresser à la catégorie très particulière de destinataires qui l’écoute. De ce fait, Pie XII couvre nombre de domaines de la recherche biomédicale et des techniques de soin de cette deuxième moitié du vingtième siècle. Il fait aussi preuve de grande finesse dans sa capacité à cerner les caractéristiques de chaque spécialité, notamment de celles qui sont plus ignorées ou méconnues. Voici, par exemple, ce qu’il disait aux réanimateurs en 1957 : « Rôle souvent effacé, presque inconnu du grand public, moins brillant que celui du chirurgien, mais essentiel lui aussi ». (M 41, 40).

Ensuite, Pie XII adopte différentes perspectives dans ses discours. Loin de se limiter à une approche seulement éthique (notamment déontologique) ou spirituelle (notamment avec les personnes éprouvées), il n’hésite pas à revêtir un moment la blouse du spécialiste, parler sa propre langue, exposer les progrès faits dans certaines spécialités comme l’ophtalmologie (M 5, 290 ; M 16, 276) ou la radiologie (M 23, 132) ou dresser un historique des principales découvertes récentes dans les nouvelles branches de la médecine apparues avec les progrès de la science : par exemple la virologie (M 19, 421) l’anatomie et ses diverses branches (histophysiologie, histophysique, histochimie : M 40), la génétique (M 18), la diététique (M 38), etc. Ces exposés étendus et précis des connaissances actuelles sont aussi une manière pour le Saint Père d’exprimer à tous ces spécialistes sa connaissance des difficultés qu’ils affrontent et sa sollicitude envers eux (M 16, 274-275 ; M 32, 251-253 ; M 39, 599-01 ; M 51, 457-459).

Cet intérêt très attentif aux multiples avancées de la recherche médicale et des techniques de soin se double d’un enthousiasme qui transparaît à plus d’une reprise. De ce fait, même lorsqu’il doit mettre en garde sur des excès et rappeler la rigueur des normes éthiques, Pie XII fait baigner ses exposés dans une lumière positive, voire optimiste. Cette grande faculté d’émerveillement devant les ressources inépuisables déployées par une inventivité humaine qui s’inscrit dans le prolongement de la parole de la Genèse : « Soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la ». (Gn 1,28)

D’ailleurs, ces discours très accueillants ne sont pas sans présenter une intention apologétique. Cette intention apparaît encore plus nettement dans les discours aux scientifiques qui présentent plus d’un point commun avec ceux que Pie XII a consacrés au monde de la santé : nombre important, grande précision des exposés scientifiques et des questions philosophiques qu’ils soulèvent (par exemple le statut de l’atomisme), enthousiasme, perspective apologétique (la physique particulaire et la cosmologie renouvellent par exemple la prima via de saint Thomas d’Aquin), etc.

La lecture attentive des interventions montrent que le souci de définir avec précision les champs, de rappeler ou proposer de nouvelles normes, n’oublie jamais celui qui en constitue le sujet et le bénéficiaire : l’homme. Libérer Pie XII d’une lecture juridique est l’une des raisons qui nous a conduit à distinguer, au-delà des indications littérales, un certain nombre de vertus propres à l’agir médical. Certes, les questions posées et l’urgence des problèmes l’ont invité à davantage développer la déontologie que l’éthique du bonheur et des vertus ; celle-ci n’en est pas pour autant délaissée, surtout lorsque le moraliste se fait chrétien.

Enfin, la fréquentation prolongée des discours de Pie XII donne à pressentir une manière particulière de couler la spiritualité des concepts dans la chair des mots, autrement dit, un style qui lui est propre : rigoureux, volontiers professoral, appréciant l’exposé très ordonné et éventuellement complet, toujours clair. Cette systématicité apprise à la double école scolastique et juridique à laquelle Eugenio Pacelli fut formé, pourrait faire craindre une lettre austère. De fait, il perd parfois en chaleur et en douceur ce qu’il gagne en rigueur. Mais un tel constat serait incomplet si l’on n’ajoutait : quelle finesse dans la compassion vers les malades et handicapés auxquels il s’adresse, quelle capacité empathique à communier avec le public de spécialistes qui l’ont invité. Alors tel discours très structuré s’ouvre soudain sur un développement émouvant et ému ; tel énoncé des normes se continue en une douce exhortation à ne pas défaillir et le rappel paternel (non paternaliste) de l’assistance divine toujours promise. Le style de Pie XII qui toujours vient de la tête n’oublie jamais de passer par le cœur (E 6, E 12).

Une évidence s’impose : la lecture attentive de Pie XII montre la stupéfiante distance existant entre la représentation encore très prégnante d’un pape rétrograde, légaliste, distant, replié dans son palais apostolique, répétant les mêmes doctrines – et la réalité. Tout au contraire, les discours nous font rencontrer une pensée puissante, enthousiaste, novatrice. Tout en s’arrimant à la Tradition et en lui demandant tel ou tel éclairage, le pape Pie XII est passionnément ouvert aux nouvelles découvertes, de plus en plus nombreuses dans le champ de la médecine, et aux interrogations qu’elles suscitent. Bref, tel le scribe de l’Evangile, le puise dans son trésor, du neuf et de l’ancien, pour éclairer l’homme de son temps et le conduire au salut.

b) Quelques grands thèmes

Différents thèmes reviennent assez souvent dans les discours de Pie XII. Soulignons-en deux : la nécessité d’une collaboration internationale pour travailler à un monde meilleur et le primat du bien de la personne sur les intérêts (ce qui est différent du bien commun) de la société. Il est clair que le contexte où a évolué Pie XII explique l’insistance particulière qui fut la sienne sur ces deux grands principes d’éthique. Mais que leur émergence soit contextualisée ne signifie nullement que leur contenu le soit aussi.

1’) L’unification de l’humanité

Très attentif à ce que l’on appelle aujourd’hui la mondialisation, Pie XII nourrit une conscience croissante de l’importance d’une vision véritablement internationale dans le domaine de la santé.

L’ONU et l’OMS sont nées respectivement en 1945 et 1946. A plusieurs reprises Pie XII cite les bienfaits de ce genre d’organismes pour le développement et l’unification de l’humanité : « l’OMS apporte à cette entreprise humanitaire et sociale un concours plus universel, plus concerté et, par conséquent, d’une efficacité plus sûre et plus rapide ». (S 1, 240) Cette utilité se vérifie notamment pour la recherche biomédicale : « Mieux, peut-être, que les publications, même les plus soignées, les conversations et les discussions personnelles dans les congrès de spécialistes se sont avérées désormais d’une utilité sans pareille ». (M 14, 505) A un autre moment : « Si les chercheurs isolés peuvent encore rendre de grands services à l’humanité, rien ne peut désormais remplacer le travail en commun, dont les congrès internationaux sont les manifestations les plus apparentes et les plus significatives ». (M 28, 135)

Pie XII évoque notamment l’utilité de créer un Ordre international des médecins et jette les fondements d’un droit médical international dans son discours aux médecins militaires (M 22, 538-543). Il propose aussi que soit institué un serment professionnel « identique dans les différents pays » que l’on prêterait devant les « délégués de l’Ordre International » des médecins (M 22, 538-539).

2’) Le principe de totalité

Pie XII revient à plusieurs reprises dans divers discours fondamentaux (M 13, 462-464 ; M 22, 535 ; M 33, 261 ; M 37, 514) sur un principe prétendument éthique dont les conséquences furent dramatiques sous le régime nazi. A savoir : de même que dans tout organisme physique les parties sont subordonnées au tout et dépendent entièrement de lui quant à leur existence, de même dans une société humaine, l’existence de l’individu est subordonnée à la société elle-même.

Autant le principe est vrai dans le monde physique, autant son application à la société humaine est fausse (cf. Recherche médicale : 22*). Pie XII démonte le sophisme dans un long développement de son discours aux neuropsychiatres du 14 septembre 1952 (M 13, 462-464). La véritable formule est : « civitas propter cives, non cives propter civitatem ».

c) Une évolution ?

Au début de son pontificat, Pie XII s’adresse assez peu au monde de la santé, en moyenne un discours par an. Puis, il parle de plus en plus fréquemment et précisément au monde médical. Sur dix-neuf années de fonction et sur une cinquantaine de discours adressés aux médecins, plus de la moitié de ceux-ci seront prononcés les trois dernières années de sa vie, de 1956 à 1958 ! On note aussi que les discours des années 50 sont les plus denses : cinq interventions fondamentales en 1952 et 1953.

On ne peut s’empêcher d’établir un parallèle entre d’un côté l’essor de la médecine et de son engagement sur des voies complètement nouvelles, et l’attention de Pie XII multipliant les prises de parole originales, affrontant avec finesse et précision les questions les plus diverses. Ces discours témoignent de l’âme vibrante d’un Docteur doublé d’un Pasteur.

Là encore, c’est toute une représentation habituelle de Pie XII qui vacille, à savoir celle d’un pape qui, dans les dernières années de son pontificat, s’avérait de moins en moins capable de gouverner et d’enseigner.

3) Le monde de la santé dans les discours de Jean XXIII et Paul VI

On reprendra le plan adopté par Pie XII pour manifester, par contraste et plus brièvement, certaines caractéristiques des discours de Paul VI [1].

a) Quelques grandes perspectives

Le premier constat est celui de la différence quantitative considérable : ainsi que le soulignait l’introduction, non seulement, les deux papes suivants ont consacré beaucoup moins de discours au monde de la santé, mais ceux-ci s’avèrent beaucoup moins variés dans leur public et leur contenu.

Par ailleurs, Jean XXIII et Paul VI adopteront plus volontiers une perspective éthique ou spirituelle. Ils ne partageront pas le même intérêt très concret que Pie XII avait pour le détail des avancées technoscientifiques en biomédecine. Pour le dire d’une manière simplifiée, Pie XII voit l’homme au sein d’un cosmos, les papes suivants l’envisagent davantage au sein d’une histoire. Si Pie XII adopte volontiers une perspective métaphysique, Paul VI adopte souvent un point de vue plus personnaliste. Cela tient à une formation philosophique et théologique différente, cela tient aussi, pour le dernier, à l’influence décisive du Concile Vatican II.

En outre, l’optimisme modéré et éclairé de Pie XII laisse place à la méfiance croissante et aux mises en garde répétées de ses successeurs. Paul VI souligne plus souvent les méfaits du progrès médical sur la personne humaine (M 73, 60 ; M 78, 258-259). De même, le moment n’est plus à l’apologétique, mais au discernement éthique.

Enfin, qui a lu Paul VI ne peut qu’être frappé par son style : autant la langue de Pie XII nous était apparu à certains moments professorale, sans toutefois jamais être formelle, autant celle de Paul VI est toujours chaleureuse. Le développement didactique est moins fréquent que la parénèse ou la parole de consolation. Le personnalisme du Souverain Pontife se traduit non seulement dans son approche des réalités, mais dans une grande capacité à traduire dans les mots sa proximité avec le monde souffrant.

Pour être liées au génie spécifique des papes, ces caractéristiques s’expliquent aussi en partie par le contexte historique : d’une part, le monde biomédical ne cesse de prendre une importance croissante dans la vie des personnes, les découvertes de se multiplier et leur régulation éthique d’apparaître plus urgente ; d’autre part, le Concile Vatican II, tout en s’inscrivant résolument dans la continuité (on oublie souvent que le pape Pie XII est l’auteur le plus cité par le dernier Concile), a inauguré une nouvelle approche plus patristique, mais aussi plus personnaliste, plus dialoguante et moins apologétique, etc.

b) Quelques grands thèmes

Deux soucis particuliers se font jour dans les divers discours de Paul VI.

Tout d’abord, il souligne à plusieurs reprises sa crainte que la suprématie du progrès technique ne déshumanise la médecine : « Il importe de ne jamais perdre de vue le primat de la liberté et de la responsabilité personnelle, qu’il s’agisse d’organisation administrative ou d’installations techniques… Il ne faut pas, en effet, que l’on dépouille trop facilement un chacun de la responsabilité de sa propre vie et de celle des siens, ni qu’on lui donne l’impression confuse de se voir appliquer, au nom du progrès, des techniques anonymes, sans souci de sa personnalité physique et morale ». (M 65, 1849 ; cf. aussi M 73, 60 et M 78, 258)

Par ailleurs, Paul VI insiste sur les liens existant entre l’Église et ceux qui souffrent : « Dans cette gigantesque mobilisation pour venir au secours des hommes souffrant ou garantir leur santé, les médecins trouveront toujours dans l’Église un appui chaleureux. D’instinct, vous le savez, tout au long de l’histoire, une foule de chrétiens, d’institutions chrétiennes, ont considéré le soin des malades comme une part privilégiée de leur ministère, comme un exercice de choix de leur charité. Le Christ n’a-t-il pas été salué comme celui qui « enlevait nos infirmités, emportait nos maladies » ? « (M 70, 1107 ; cf. aussi M 69, 553 et M 62, 494)

D) Conclusion

On ne peut qu’être frappé de l’attention et de l’intérêt avec lesquels le Magistère romain a constamment suivi les évolutions de la médecine clinique et de la recherche biomédicale de ces dernières décennies. Voilà pourquoi, se fait jour, chez les Souverains Pontifes, un souci de plus en plus grand d’articuler médecine et éthique : en ce sens, le passage de l’enthousiasme de Pie XII aux constats plus inquiets de ses successeurs épouse, au meilleur sens du terme, l’air du temps.

De ce fait, de Pie XII à Paul VI et à Jean-Paul II, la pensée des papes sur le monde de la santé a, comme celui-ci, évolué, cherchant à comprendre et à évaluer. Mais on pourrait se demander si cette pensée a progressé.

Par certains côtés, on peut parler d’un progrès. Au point de vue souvent plus légaliste adopté par Pie XII a succédé un vocabulaire moins juridique ; chez Paul VI, une approche plus personnaliste s’est conjuguée (mais non : s’est substituée) à la perspective objective. Un exemple en est l’approche du mystère de la sexualité et de ses finalités : Paul VI ne subordonne plus la communion des personnes à la procréation [2].

Ce qui est vrai de Paul VI l’est plus encore de Jean-Paul II, formé à la double école de la métaphysique classique et de la phénoménologie ; il poursuit donc dans les directions ouvertes par le Concile Vatican II et Paul VI : une approche davantage centrée sur l’homme, une perspective prenant davantage en compte les dynamismes et la liberté du sujet, etc. Plus encore, Jean-Paul II propose (ou plutôt a proposé [3]) une anthropologie du corps présentant la double originalité d’être intégralement puisée à l’Ecriture Sainte et de faire appel aux outils forgés par la phénoménologie. On regrettera seulement qu’il n’ait pas prolongé cette anthropologie théologique et phénoménologique du corps surtout sexué d’un travail identique sur le corps souffrant.

Ce progrès, par ailleurs, s’inscrit dans une profonde continuité : quant aux convictions anthropologiques ; quant aux normes éthiques (notamment quant à la contraception, à la procréation médicalement assistée, l’avortement). Nous l’avons détaillé ci-dessus ; ce n’est pas la peine d’y revenir.

Cependant, progrès et continuité ne me semblent pas tout dire du mouvement que dessine la pensée des papes sur la santé durant ces soixante dernières années. En effet, il me semble qu’il faut aussi parler d’une complémentarité des perspectives notamment entre l’approche de Pie XII et celle de ses successeurs. Originale est sa manière de prendre en compte le détail des découvertes scientifiques, de chercher à déceler une intelligibilité immanente au cosmos ; originale est ce souci pastoral de s’adresser à des groupes précis en s’approchant au plus près de leurs préoccupations et s’efforçant, avec eux, de déchiffrer dans leur tâche spécifique, la présence de Dieu ; etc. Souligner la complémentarité des perspectives, c’est plaider pour la redécouverte d’une des pensées les plus pertinentes et les plus riches du siècle qui vient de s’écouler.

En 1957, à la demande des hôpitaux de Rome, Pie XII composa une prière au médecin. Cette superbe prière est riche d’une vision particulièrement complète de ce que peut être une médecine chrétienne. Elle conclut donc idéalement ce long article.

« O divin médecin des âmes et des corps, Jésus notre Rédempteur, qui, durant votre vie mortelle, manifestiez une prédilection pour les malades, les guérissant au contact de votre main toute puissante, nous vous adorons, nous qui sommes appelés à la rude mission de médecins, et nous reconnaissons en vous notre sublime modèle et notre soutien.

Guidez toujours notre pensée, notre cœur et notre main afin que nous méritions la louange et l’honneur que le Saint-Esprit attribue à notre charge (Si 38).

Augmentez en nous la conscience d’être en quelque sorte vos collaborateurs dans la défense et dans la croissance des créatures humaines, et un instrument de votre miséricorde.

Illuminez nos intelligences dans l’âpre lutte contre les innombrables infirmités des corps : que, grâce à un juste emploi de la science et de ses progrès, nous ne soyons ni ignorants de la cause des maux ni égarés par leurs symptômes, mais qu’avec un jugement sûr, nous puissions indiquer les remèdes disposés par votre Providence.

Dilatez nos cœurs par votre amour : faites que, vous reconnaissant dans les malades, particulièrement dans les plus abandonnés, nous répondions par une sollicitude inlassable à la confiance qu’ils mettent en nous.

Qu’à votre exemple, nous soyons paternels dans la compassion, sincères dans les conseils, vigilants dans les soins, opposés à laisser dans l’illusion, pleins de douceur dans l’annonce du mystère de la douleur et de la mort ; faites surtout que nous soyons fermes pour défendre votre sainte loi du respect de la vie contre les attaques de l’égoïsme et des instincts pervers.

Médecins, qui nous glorifions de votre nom, nous promettons que notre activité s’exercera constamment dans l’observation de l’ordre moral et sous l’autorité de ses lois. Accordez-nous enfin de mériter un jour, par la conduite chrétienne de notre vie et le juste exercice de notre profession, d’entendre de vos lèvres la sentence de béatitude, promise à ceux qui vous auront visité dans leurs frères : « Venez, ô bénis de mon Père, prenez possession du royaume préparé pour vous » (Mt 25,34). Ainsi soit-il ! » (M 55, 239-240)

[1] De fait, nous n’avons presque rien dit de Jean-Paul Ier. Pourtant, durant son très court pontificat de 33 jours, il a pu s’adresser brièvement une fois à des médecins sur les problèmes de transplantation d’organes (M 79). Toujours pour des raisons quantitatives (cinq brèves interventions), Jean XXIII n’a guère retenu non plus notre attention.

[2] Sur l’évolution du Magistère au sujet de cette question, cf. le travail fondamental d’Alain Mattheuws, Union et procréation. Développements de la doctrine des fins du mariage, coll. « Recherches morales. Positions », Paris, Le Cerf, 1989.

[3] Je fais ici allusion à ses 128 catéchèses sur le corps. Pour un résumé de l’intuition centrale, cf. Pascal Ide, Le corps à cœur. Essai sur le corps, coll. « Enjeux », Versailles, Saint-Paul, 1996, IIIème partie, notamment les ch. 1 et 4.

18.12.2018
 

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