Les figures ambiguës 2/4. Un apprentissage des différentes anthropologies

Sur les figures ambiguës et leur intérêt philosophique, je renvoie au premier article : « Les figures ambiguës 1/4. Une illustration de la différence entre objet matériel et objet formel »

 

Aujourd’hui, multiples sont les discours sur l’homme, c’est-à-dire les interprétations que l’on propose de ce qu’est l’homme. Souvent, malheureusement, ils s’excluent (1). Pourtant, il est possible de les intégrer ou de les inclure. Pour le montrer, nous ferons appel à une proposition originale de Viktor E. Frankl (2) qui est fort proche des figures ambiguës et illustre la distinction scolastique de l’objet matériel et de l’objet formel (3).

1) Des visions partielles de l’homme

Au fond, il existe trois et seulement trois grandes visions de l’homme. Même s’il existe beaucoup de variantes, celles-ci rentrent toutes, à titre d’espèces ou de sous-espèces dans ces trois grands genres [1]. Notre propos n’étant pas d’exposer la philosophie de l’homme, nous nous contenterons d’illustrer chacune de ces anthropologies à partir d’un exemple.

a) L’homme comme corps

Pour cette anthropologie, l’homme s’identifie à son corps.

Une illustration actuelle est fournie par les neurosciences. L’immense majorité des chercheurs en ce domaine estiment aujourd’hui que le cerveau secrète la pensée comme le foi secrète la bile. En termes plus nobles, les interprétations des phénomènes neuronaux impliqués dans la conscience et la liberté sont, le plus souvent et en définitive, physicalistes : elles reconduisent les phénomènes mentaux à des modifications inscrites dans le corps. Dans son ouvrage classique sur la décision, le spécialiste français de la physiologie de la perception et de l’action Alain Berthoz, affirme que la décision est un acte du cerveau – précisément l’« acte par lequel le cerveau, confronté à plusieurs solutions pour identifier un objet, guider une action, ou résoudre un problème, tranche et opte pour une solution plutôt qu’une autre [2] ». Tout en distinguant les processus mentaux (ce qu’il appelle l’esprit) du corps, Antonio Damasio opte pour une vision physicaliste : « Par suite de la médiation du cerveau, l’esprit a pour fondement le corps proprement dit » ; de plus, il semble que l’esprit ait été sélectionné par l’évolution en vue du corps : « L’esprit s’est développé au cours de l’évolution parce qu’il aide à préserver le corps [3] ». Certes, la position du neurologiste portugais demeure prudente et modérée – « la fabrication de l’esprit » demeure aujourd’hui une « énigme [4] » – ; toutefois, par sa théorie de l’encartage, il adhère à la conception élaborée par William James selon laquelle l’émotion a pour point de départ non pas le psychisme, mais le corps (plus précisément, pour Damasio, les « cartes neurales construites dans les régions du cerveau […] traitent les informations venues du corps [5] »). Et l’on pourrait multiplier les exemples en ce sens.

b) L’homme comme esprit

Tout à l’inverse, cette vision de l’homme le définit par son esprit, qui est indifférent au corps dans lequel il s’incarne.

Nous pouvons l’illustrer par une scène du film Little Buddha [6]. Il raconte l’histoire de Jesse Conrad (Alex Wiesendanger), un jeune garçon de neuf ans, qui vit à Seattle avec un père ingénieur, Dean (Chris Isaak), et une mère enseignante, Lisa (Bridget Fonda). Un jour, ils reçoivent la visite surprise d’une délégation de moines bouddhistes venue du royaume himalayen du Bhoutan sous la conduite du lama Norbu (Ruocheng Ying) et de son adjoint Champa (Jigme Kunsang). Les moines pensent que Jesse pourrait être la réincarnation d’un de leurs plus éminents chefs spirituels, le lama Coup de tonnerre. Ils lui offrent alors un livre narrant la vie de Siddhartha (Keanu Reeves), et ce, en attendant sa visite dans l’Himalaya.

Dans la scène que nous allons maintenant décrire, Dean vient rendre visite au lama Norbu, lui avouant sa perplexité vis-à-vis de la réincarnation. Pour la lui expliquer, le lama, pédagogue, fait appel à ces paraboles dont les bouddhistes sont friands. Il remplit une tasse de thé, tout en commentant son geste :

 

« Au Tibet, nous croyons que l’esprit et le corps sont l’un le contenu, l’autre le contenant. (il brise la tasse). Maintenant, la tasse n’est plus une tasse. Mais que devient le thé ? Cela reste du thé. (épongeant le thé avec une serpillière) Dans la tasse, sur la table, ou bien encore sur le sol, il passe d’un récipient à l’autre récipient (il lève doctement l’index de la main droite). Mais c’est toujours du thé ! Ainsi l’esprit après la mort passe d’une enveloppe corporelle dans une autre, mais il reste esprit ».

 

Ainsi, dans la vision bouddhiste, l’homme se définit par son principe spirituel ; comme il est incorruptible et liée au corps de manière seulement accidentelle, il est permanent et entraîne l’adhésion à la réincarnation. Autant la première vision, que l’on qualifie parfois de matérialiste, identifie l’homme à son corps, autant cette deuxième vision, toute opposée et que l’on qualifie parfois de spiritualiste, l’identifie à son esprit. Elle est présente dans cet orientalisme occidentalisé qu’est souvent la nébuleuse New Age, mais sous une forme abâtardie ou mixte, où l’insistance sur l’esprit croise une interprétation matérielle à partir des ondes et des vibrations.

Cette thèse a-t-elle encore court aujourd’hui ? Oui, si on veut bien élargir la définition actuelle et considérer de près la vision du monde – dont le succès ne cesse de se démentir. Certes, le Nouvel Âge présente une forme plutôt mixte, à la fois spiritualiste et matérielle (par le biais des ondes), il se présente comme foncièrement anti-matérialiste et moniste. est aussi massive.

c) L’homme comme créateur de lui-même

L’on pourrait croire que nous avons épuisé les modèles anthropologiques. Ce n’est que récemment, au siècle dernier, que s’est inventé un nouveau paradigme : un homme qui serait sa propre création. En effet, les deux premiers modèls présentent un point commun : attribuer à l’homme une nature ou une essence, en l’occurrence, son corps ou son esprit. En ce sens, on pourrait les qualifier d’essentialistes. Inversement, la nouvelle anthropologie a pu se qualifier d’existentialiste. De fait, cette thèse a été systématisée pour la première fois par le philosophe français Jean-Paul Sartre.

Ce modèle autocréateur se retrouve encore davantage dans les théories de l’homme augmenté. Sans rentrer dans le détail, disons l’impossible d’hier est devenu le possible d’aujourd’hui. Produire des cellules artificielles, recomposer l’ADN, transformer nos cerveaux en machines artificielles, voir directement nos pensées sur un écran, réparer notre corps à l’infini grâce aux nanotechnologies jusqu’à repousser la maladie, la vieillesse, puis la mort… De fait, le Cyborg (abrégé de « cybernetic organism », c’est-à-dire organisme cybernétique) hante la culture contemporaine, au cinéma (Robocop, Terminator) ou dans les mangas. Il s’incarne dans les sportifs dopés, dans les prothèses médicales et dans les fantasmes d’« humanité augmentée », voire immortelle. En plus de cyborg ou d’androïde, on parle aussi et plus encore de : H+, homme augmenté, homme 2.0, transhumanisme. Ce faisant, l’homme cherche à s’inventer, voire à se créer. Ainsi, derrière ces prouesses techniques, se trouvent des questions éthiques, sociales et politiques : « Suis-je autorisé à accroître ma capacité de mémorisation par l’ajout de puces électroniques ? Est-ce qu’on devrait avoir le droit de créer de nouvelles inégalités économiques par ce biais ? Comment éviter que ces technologies ne deviennent un moyen de me contrôler ? ». Mais derrière ces interrogations éthiques, se posent des questions anthropologiques et ontologiques. Non plus : a-t-on le droit, mais : est-on en train de créer une nouvelle humanité ? Cet homme augmenté sera-t-il à l’homme d’aujourd’hui ce que l’homme est au grand singe d’hier ? En dépassant la traditionnelle séparation de la nature et de l’artefact (ou artifice), l’hybride d’organisme et de machine ne bouleverse-t-il pas d’autres dichotomies anthropologiquement fondamentales : humain/non-humain nature/culture, masculin/féminin, normal/pathologique, etc.

2) Une vision intégrative de l’homme

Face à ces différentes propositions, comment nous positionner ? Trois attitudes sont possibles :

  1. Nous pouvons les réfuter, en leur opposant les faits dont on sait qu’ils sont têtus. Par exemple, face à la théorie de l’homme augmenté, nous pourrions convoquer une page saisissante de son écrit d’un écrit du penseur visionnaire russe, Vladimir Soloviev. Elle est tirée d’un bref écrit de 1892-1894, Le sens de l’amour : « l’homme peut perfectionner indéfiniment sa vie et sa nature sans sortir des limites de la forme humaine. Voilà pourquoi c’est lui l’être suprême du monde naturel et le terme effectif du processus de création du monde [7]». Autrement dit, la nature de l’homme se distingue de celle des autres créatures en ce qu’elle est perfectible à l’infini : la surhumanité y est déjà préinscrite. Plus encore, non seulement elle est possible, mais elle est désirable, voire nécessaire.
  2. Plus subtilement, nous pouvons nous opposer à ces théories non plus du dehors, mais du dedans, en en montrant l’intrinsèque contradiction, autrement dit, en argumentant par rétorsion. Par exemple, l’on peut récuser le matérialisme des neurosciences en montrant qu’il fait appel à la pensée pour, paradoxalement, réfuter son existence. C’est ce que montre le philosophe américain contemporain Thomas Nagel. Pour le détail, nous renvoyons à notre article : « Le cerveau suffit-il pour penser ? Thomas Nagel et la critique du matérialisme des (neuro)sciences ».
  3. Ces démarches sont légitimes, mais limitées en leur fécondité. Une autre démarche est possible. Comme la deuxième, elle partira du dedans. Mais, au lieu d’être seulement critiquer, elle proposera une vision intégrative des anthropologies. Cette proposition ne sera pas pour autant syncrétiste, ni relativiste. Elle montrera que l’erreur des trois propositions précédentes réside seulement dans leur caractère partiel, mais absolutisé. Autrement dit, ces anthropologies sont vraies en ce qu’elles affirment et fausses en ce qu’elles nient [8]. Ou plutôt, elles disent vrai tant qu’elle n’ajoute pas « ne que » au verbe de l’énoncé : l’homme n’est que matière, n’est qu’esprit, etc.

Pour élaborer ce modèle intégrateur, nous nous nous aiderons de ce que Viktor E. Frankl, le psychiatre viennois fondateur de la logothérapie, appelle de manière suggestive, « les lois de l’ontologie dimensionnelle » [9]. De plus, il les illustre par des images qui ne sont pas sans rappeler les images ambiguës.

a) Première loi

1’) Exercice

Demandez-vous : y a-t-il quelque chose de commun entre un cercle (je parle de la ligne, pas du disque) et un rectangle ? Plus globalement, y a-t-il quelque chose de commun entre un cercle (je parle de la ligne, pas du disque), un rectangle et un tuyau ? Mieux : un même objet peut-il être à la fois cercle et rectangle ?

De prime abord, la réponse est non : rien n’est commun. Certes, on peut répondre que tous trois sont des figures géométriques. On pourrait aussi dire que ce sont des êtres sensibles, qui sont délimités, qui présentent un intérieur et un extérieur ; si l’on est croyant, on affirmera aussi qu’il s’agit de créatures. Il s’agit là d’une communauté très générique. Or, je cherche quelque chose de commun qui soit beaucoup plus proche et de beaucoup plus concret.

Pourtant, si ! Il suffit d’éclairer d’une certaine manière un tuyau pour qu’il m’apparaisse comme un cercle et comme un rectangle. Autrement dit, un même objet peut être un cercle, un rectangle et un tronc d’arbre. On peut même opposer les perspectives.

2’) Exposé de la loi

On pourrait énoncer cette loi ainsi : un même objet projette des images différentes qui se contredisent. Voici comment notre auteur la présente :

 

« Un seul et même objet, projeté à partir de son espace propre, dans différents espaces, comportant moins de dimensions, engendre des images qui se contredisent. Si je projette, par exemple, ce verre qui a la forme géométrique d’un cylindre, qui se situe donc dans un espace tridimensionnel, sur les plans horizontal et vertical, à deux dimensions, j’obtiens un cercle sur le plan horizontal et un rectangle sur le plan vertical ».

 

À cette contradiction dans la forme ou la figure, s’en ajoute une autre, que la topologie a valorisée, à savoir l’ouverture et la fermeture. Frankl continue : « Mais en outre, ces deux images s’opposent aussi à l’objet initial en tant qu’il s’agit de figures fermées, alors que le verre est pourtant un récipient ouvert [10] ».

En fait, on peut tirer d’autres leçons de cette première loi :

  1. Autre est le réel, autre son interprétation, c’est-à-dire la perspective avec laquelle la discipline l’étudie.
  2. Multiples sont les perspectives. Voire, les différentes disciplines et perspectives peuvent se contredire. En réalité, ces deux perspectives ne sont qu’apparemment contradictoires ; elles sont réellement complémentaires.
  3. Pourtant le réel est un. Or, la vérité est adéquation au réel. Si diverses soient elles, ces points de vue partent et parlent donc toutes du même réel. En droit, sinon en fait, au nom de l’unité de la réalité, et donc de la vérité, on peut imaginer qu’un discours rassemble ces perspectives différentes.
3’) Application à l’homme

Les neurosciences disent bien quelque chose de la pensée, à savoir qu’elle s’accompagne d’un fonctionnement cérébral. Cela ne signifie pas qu’elles en disent le tout. Comme l’observe Paul Ricœur dans son dialogue avec le biologiste Jean-Pierre Changeux : « Mon cerveau ne pense pas, mais tandis que je pense, il se passe toujours quelque chose dans mon cerveau [11] ».

Frankl synthétise ainsi les différentes conséquences qu’il tire de cette première loi :

 

« L’homme, lui aussi, amputé de sa dimension spécifiquement humaine et projeté sur les plans de la biologie et de la psychologie, offrira des images contradictoires. En effet, la projection sur le plan biologique fera apparaître des phénomènes somatiques, tandis que la projection sur le plan psychologique fera apparaître des phénomènes psychiques. Mais, à la lumière de l’ontologie dimensionnelle, cette contradiction ne contredit pas l’unité de l’homme. Elle ne contredit pas plus cette unité que la contradiction entre le cercle et le rectangle ne contredit le fait qu’il s’agit de la projection d’un seul et même cylindre ». Voilà pourquoi « le problème psychophysique est insoluble ».

 

Ce qui vaut pour les deux premières dimensions, biologique et psychologique, vaut aussi pour la troisième dimension, « spécifiquement humaine », à savoir « la liberté de la volonté ». Ici, Frankl fait appel à la deuxième sorte de contradiction : « De même que, dans le cas du verre, récipient ouvert, on obtenait des figures fermées en le projetant sur les plans horizontal et vertical, de même l’homme se reflète, sur le plan biologique, comme un système fermé de réflexes physiologiques et sur le plan psychologique comme un système fermé de réactions psychologiques ». Or, « il est de la nature de l’homme qu’il soit ouvert […]. Être homme signifie toujours déjà être orienté et tendre vers quelque chose ou vers quelqu’un, se donner à une œuvre à laquelle on se consacre, à un homme que l’on aime, ou à Dieu que l’on sert [12] ». Comment ne pas se souvenir de la troisième antinomie de la Critique de la raison pure de Kant ?

Une autre conséquence en est la validité de la psychologie : « Nous comprendrons donc ainsi que les découvertes faites sur un plan gardent toute leur valeur à ce plan-là – et ceci vaut aussi bien de lignes de recherche aussi unilatérales que la réflexologie de Pavlov, le behaviorisme de Watson, la psychanalyse de Freud et la psychologie individuelle d’Adler ». Et de citer le mot lucide de Freud à Binswanger : « Je n’ai toujours séjourné qu’au rez-de-chaussée et au sous-sol [13] ». Chaque discours a donc sa valeur.

b) Deuxième loi

1’) Exercice

Demandez-vous maintenant : est-il possible de dire la même chose de plusieurs réalités différentes ? Un ballon, un chapeau de fée ou un chapeau pointu de carnaval (qui a la forme d’un cône) et un tube peuvent-ils apparaître identiques ?

Là encore, la réponse spontanée est négative. Mais, dorénavant averti par la solution du premier exercice et la première loi, vous avez sans doute plus aisément trouvé la réponse : elle est affirmative, pour peu que l’on écrase l’épaisseur de ces objets et qu’on les projette adéquatement sur un plan qui en fait donc ressortir seulement deux dimensions.

2’) Exposé de la loi

On pourrait énoncer cette loi ainsi : des objets différents projettent des images identiques. Voici comment Frankl la présente :

 

« Différents objets, projetés à partir de leur espace propre dans un seul et même espace, comportant moins de dimensions, engendrent des images qui (ne se contredisent pas, mais) sont susceptibles d’interprétations diverses. Si je projette, par exemple, un cylindre, un cône et une sphère, à partir de leur espace tridimensionnel, sur le plan horizontal, à deux dimensions, j’obtiens, dans tous les cas, un cercle. Supposons qu’il s’agisse des ombres projetées par le cylindre, le cône et la sphère : ces ombres seront susceptibles d’interprétations divergentes, puisqu’elles sont les mêmes pour ces objets différents – je ne pourrai donc pas en conclure si c’est un cylindre, un cône ou une sphère qui est à l’origine de ces ombres [14] ».

 

La première loi de l’ontologie dimensionnelle, statique et limitée à un seul objet, montrait les oppositions illusoires et la limite des réductionnismes. La deuxième loi concerne non plus un objet, mais plusieurs. Des objets différents sont assimilés, autrement dit sont réduits à leur seule ressemblance.

3’) Application à l’homme

Une même perspective donne des représentations identiques d’objets essentiellement différentes.

 

« Si je projette, non pas des objets tridimensionnels sur un plan à deux dimensions, mais des personnalités telles que Fedor Dostoïevski ou Bernadette Soubirous sur le plan psychiatrique, alors, en tant que psychiatre, je ne verrai rien d’autre en Dostoïevski qu’un épileptique, comme n’importe quel épileptique, et en Bernadette rien d’autre qu’une hystérique qui a des hallucinations visuelles. Ce qu’ils sont au-delà de leur névrose ne se reflète pas sur le plan psychiatrique. Car aussi bien l’œuvre littéraire de l’un que la rencontre religieuse de l’autre se situent hors du plan psychiatrique [15] ».

 

Frankl illustre son propos par une pathologie, la phobie : « Les motivations profondes, sous-jacentes à la phobie, peuvent être extrêmement diverses, les névroses phobiques peuvent avoir les origines les plus variées. J’ai pu mettre en évidence qu’il existe des névroses phobiques non seulement psychogènes, mais également somatogènes. […] Mais il existe aussi des névroses phobiques noogènes, ainsi que j’ai pu le montrer également », et leur pourcentage est « de 20 %. Il n’est pas difficile de devenir que c’est surtout le vide existentiel qui est à l’origine des névroses phobiques noogènes [16] ». Précisons : « J’entends par dimension noologique la dimension du spécifiquement humain [17] ».

Ainsi, cette seconde loi permet d’éviter les pièges multiples des visions réductrices et de restituer à l’homme l’intégralité de son épaisseur. Selon la perspective de Frankl, l’homme est menacé par deux réductionnismes : biologisant et psychologisant. La surface éthique, a fortiori spirituelle, se réduit à un simple ligne, invisible, quand elle est projetée au plan unilinéaire du psychologique.

3) Vision intégrative de l’homme et figures ambiguës

Jusqu’à maintenant, notre exposé de cette anthropologie more geometrico figurata a été méthodologique : il a montré quelle voie emprunter pour recueillir les vérités partielles des anthropologies matérialiste, spiritualiste et existentialiste. Il faudrait maintenant compléter et appliquer ce propos. Ce n’est pas le lieu. Nous le ferons à une autre occasion. Disons simplement que l’être humain est un résumé d’univers. Il participe du corps, du végétal, de l’animal, de l’ange et même de Dieu. Or, telle est la vérité partielle des anthropologies réductionnistes : les matérialismes, par exemple les neurosciences, voient dans l’homme son corps, les spiritualismes, par exemple le bouddhisme, son esprit et les existentialismes, par exemple le posthumanisme, sa « divinité ». Mais, à chaque fois, elles ne voient que cela.

Contentons-nous de faire le pont entre les lois de Frankl et les figures ambiguës.

La première loi énonce qu’un même objet projette des images différentes qui se contredisent. Si nous remplaçons « objet » par figure et « images différentes » par ambiguës, et nous retrouvons tout ce que nous avons dit de la pédagogie de ces figures qui sont toujours plus riches que ce qu’une seule visée en voit. De même, si nous remplaçons « objet » par objet matériel et « images différentes » par objet formel, nous retrouvons toutes les conclusions du premier article.

La deuxième loi énonce que des objets différents projettent des images identiques. Là encore, si nous remplaçons « objet » par figure ou objet matériel, et « images » par ambiguës ou objet formel, les leçons convergent.

 

Concluons. Comme l’ontologie (qui est d’abord une épistémologie) dimensionnelle, les figures ambiguës sont une école de juste tolérance. Tolérance, parce qu’elle permet d’accueillir la diversité des opinions. Juste, parce cette tolérance n’est pas le fruit du relativisme tellement répandu dans nos démocraties actuelles, mais se conjugue avec – voire, suppose – l’affirmation de la vérité, de son unicité.

 Pascal Ide

[1] Les cloisons ne sont pas étanches. Par exemple, l’épistémologie de Schaeffer – selon laquelle les visions du monde, portées par la thèse de l’exception humaine, constituent des représentations globales et stables de la réalité, qui nous permettent de nous « accommoder de la vie » et de lui donner du sens – participe au perspectivisme nietzschéenne.

[2] Alain Berthoz, La décision, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 104.

[3] Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions, trad. Jean-Luc Fidel, coll. « Sciences », Paris, Odile Jacob, 2003, p. 191.

[4] Ibid., p. 198.

[5] Antonio R. Damasio, Interview d’Olivier Postel-Vinay, La Recherche, 368 (30 septembre 2003), p. 69. Sur le net, accessible à cette adresse : http://www.larecherche.fr/savoirs/entretien/antonio-damasio-esprit-est-modele-corps-01-10-2003-75757

[6] Little Buddha, drame américano-franco-italien de Bernardo Bertolucci, 1993. La scène se déroule de 49 mn. 42 sec. à 50 mn. 40 sec.

[7] Vladimir Soloviev, Le sens de l’amour, dans Le sens de l’amour. Essais de philosophie esthétique, trad. Bernard Marchadier, coll. « Sagesse chrétienne », Paris, O.E.I.L., 1985, p. 15-100, ici p. 32. Voici le passage entier : « Conscient, au même titre que l’animal, de ses états vécus et actuels, discernant entre eux tel ou tel lien et, à partir de ce lien, anticipant les états futurs, l’homme a, en outre, la capacité de juger ses états et ses actes, ainsi que tous les faits en général, non seulement dans leur relation avec d’autres faits isolés, mais avec les normes idéales générales. Sa conscience n’est pas seulement déterminée par les phénomènes de la vie, mais aussi par l’intelligence de la vérité. En conformant ses actes à cette conscience supérieure, l’homme peut perfectionner indéfiniment sa vie et sa nature sans sortir des limites de la forme humaine. Voilà pourquoi c’est lui l’être suprême du monde naturel et le terme effectif du processus de création du monde. […] C’est en ceci que le processus cosmogonique se distingue essentiellement du processus historique. Le premier, jusqu’à l’apparition de l’homme, crée des genres d’êtres toujours nouveaux. Avec cela, les êtres précédents sont, en partie, exterminés en tant que tentatives avortées et, en partie, coexistent avec les nouveaux de manière externe, se rencontrant fortuitement les uns les autres sans former aucune unité réelle, car il leur manque une conscience commune pour les lier entre eux et les relier au passé cosmique. Pareille conscience commune apparaît avec l’humanité ».

[8] L’on retrouve le cœur de la pensée de Victor Cousin qui, justement, défendait… le syncrétisme ! Celui-ci va être corrigé par l’affirmation qui suit.

[9] Pour les deux premières lois, je me suis inspiré de Viktor E. Frankl, « Dimensionen des Menschseins », Jahrbuch für Psychologie und Psychotherapie, 1 (1953), p. 186-194. En partie repris dans : La logothérapie et son image de l’homme, trad. Joseph Feisthauer, coll. « Le fait humain », Paris, Resma éd., 1970, p. 134-142. Pour la troisième, je me fonde sur ce que l’on appelle, en psychologie, les figures ambiguës.

[10] Viktor E. Frankl, La logothérapie et son image de l’homme, p. 135.

[11] Jean-Pierre Changeux et Paul Ricœur, La nature et la règle. Ce qui nous fait penser, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 49.

[12] Viktor E. Frankl, La logothérapie et son image de l’homme, p. 136-137.

[13] Ludwig Binswanger, Erinnerungen an Sigmund Freud, Berne, Francke Verlag, 1956, p. 115.

[14] Viktor E. Frankl, La logothérapie et son image de l’homme, p. 136.

[15] Viktor E. Frankl, La logothérapie et son image de l’homme, p. 140.

[16] Viktor E. Frankl, La logothérapie et son image de l’homme, p. 140-141.

[17] Viktor E. Frankl, La logothérapie et son image de l’homme, p. 141.

1.10.2019
 

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