L’angoisse ou le péril de l’unité 2/3

2) Les causes de l’angoisse

Nous le disions, l’objet de l’angoisse est très souvent inapparent. Et c’est là qu’elle joue son rôle révélateur. On comprend donc que la phénoménologie, si attentive à la manière dont les choses apparaissent, ait autant souligné l’importance de l’angoisse. Mais déjà Aristote avait remarqué que l’angoisse est un signal de la proximité ou de l’éloignement des réalités, ici menaçantes : « Ce qui est très éloigné n’inspire pas la crainte ; tous savent qu’ils mourront, mais comme ce n’est pas imminent, on ne s’en inquiète pas [1] » ; or, une chose n’apparaît qu’en tant qu’elle franchit une distance, qu’elle s’approche. L’angoisse joue donc un rôle en quelque sorte épiphanique. Elle est même douée d’une rare charge de révélation. Voilà pourquoi il importe de ne pas trop vite tendre la main vers l’armoire à pharmacie.

Puisque j’ai émis l’hypothèse que l’angoisse est engendrée par l’expérience subjective d’une atteinte de l’intégrité, je distinguerai les causes d’angoisse en fonction de la profondeur de leur atteinte de l’unité [2].

a) Causes extérieures

L’angoisse naît d’abord de causes extérieures, d’un événement futur immaîtrisable engageant la personne au point de menacer sa paix intime : la menace d’une guerre ; la disparition, la fugue d’un enfant ; la réponse à une offre d’emploi ou à une demande en mariage ; etc. En fait, ces causes externes ne suscitent d’angoisse qu’à raison de leur retentissement au sein de la personne : à un même événement (le décès d’un proche, par exemple), les réactions sont extrêmement diverses, voire inexistantes.

b) Causes organiques

L’anxiété semble présenter une composante génétique, héréditaire. En effet, il y a 50% de concordance des troubles anxieux chez les jumeaux homozygotes, et seulement 2 ou 3% chez les jumeaux hétérozygotes. Dans une autre étude, chez 278 parents du premier degré de 41 patients souffrant de troubles paniques, on a trouvé une proportion de 24,7% de ces mêmes troubles contre 2,2% dans le groupe témoin [3].

Pour autant, composante génétique ne signifie pas causalité unique et nécessaire : d’une part, il faut la présence d’autres facteurs pour qu’il s’actualise et agisse ; même alors, d’autre part, une causalité organique (ici, la sécrétion d’une ou plusieurs protéines, médiateurs synaptiques, etc.) ne fait qu’influer le psychisme ; par nature, il ne peut exercer une causalité qu’indirecte sur l’esprit : il relève du conditionnement, de la causalité dispositive. En ce sens, les causes somatiques de l’angoisse font partie de la cause matérielle de l’affect et donc ne font pas nombre avec les objets (qui en sont les causes formelles) dont il va être question maintenant.

c) Causes psychologiques

Parmi les causes intérieures de l’angoisse, on rencontre d’abord les raisons d’ordre psychologique. A regret, je n’en parlerai que brièvement [4].

L’une des principales sources d’angoisse adulte, encore bien méconnue par le grand public, est la réactivation d’une angoisse de séparation pathologique survenue dans l’enfance. Il existe une angoisse de séparation normale chez le jeune enfant. Elle va en général du second semestre à l’âge de trois ans et demi, dure moins de deux semaines et s’accompagne de signes modérés : on l’observe par exemple sur le bébé qui, souriant à un visage inconnu, restera pourtant sur la défensive. « Elle témoigne du bon développement psychoaffectif de l’enfant [5] ». Toute autre est l’angoisse pathologique de séparation a pour effet de restreindre considérablement l’épanouissement de l’enfant, ses activités et son bien-être. Elle dure plus de deux semaines d’affilée et entraîne un certain nombre de signes.

Pour être intérieures, ces causes d’angoisse sont encore étrangères à l’esprit, au déploiement historique de la liberté. Or, celle-ci est plus intime que la sensibilité. L’angoisse est liée à des causes plus profondes que la fragilité psychique.

d) Causes spirituelles

L’esprit humain n’échappe pas à l’angoisse : suis-je libre ? quel est le but de la vie humaine ? la vérité est-elle illusion ? surtout : comment vivre sachant que nous sommes voués à la mort ? Plus quotidiennement, certains choix de vie sont angoissants. Autant de questions posées par l’intelligence et la liberté dont l’absence – qui n’est pas l’attente – de réponse suscite l’angoisse. Le psychothérapeute viennois Viktor Frankl disait que certaines angoisses psychiques naissent de l’absence de sens : il opposait ainsi les névroses noogènes (du grec nous, esprit) aux névroses psychogènes dont s’est exclusivement occupé la psychanalyse.

Les philosophes contemporains se sont surtout penchés sur l’angoisse née de l’exercice de la liberté. Pour le penseur danois Sören Kierkegaard, l’esprit fini est saisi de terreur devant son propre infini [6]. Chez Martin Heidegger [7], l’angoisse ne révèle plus cette part d’infinité présente en nous, mais au contraire l’horizon de finitude dans lequel est borné l’agir humain. En un mot, pour le philosophe allemand, l’angoisse est l’affect le plus fondamental, car il nous révèle au plus près notre état originaire. En effet, l’angoisse apparaît lorsque le sujet découvre le non-sens du monde, son néant, son rien. L’entourage qui cherche à apaiser la personne angoissée ne lui dit-il pas : « Ce n’est rien » ? Or, cette insignifiance caractérise l’être-au-monde, la prise de conscience que nous sommes jetés et livrés dans un monde qui n’est pas un chez-soi, mais qui nous est étranger, indifférent. Donc, l’angoisse est l’expérience de notre être-au-monde. Allons plus loin. Un monde insignifiant ne me dit rien. Il me renvoie donc à moi-même, c’est-à-dire à ma liberté. L’angoisse – et elle seule – me permet d’éprouver la solitude et la singularité de ma liberté, la possibilité d’être soi. Voilà pourquoi « l’angoisse singularise (isole, esseule) le Dasein », c’est-à-dire la personne. Ouvrant au sens du monde et, par là, de la liberté, l’affect d’angoisse est donc, pour Heidegger, « l’affect le plus ‘révélateur’ [8] ».

e) Causes théologiques

A-t-on pour autant touché à l’angoisse la plus profonde de l’homme ? Nous avons vu que celle-ci croissait lorsque sa cause s’intériorisait. Or, la foi chrétienne nous assure que Dieu est plus intime à nous-même que nous-même [9], il est au cœur de notre cœur. Dieu ne pourrait-il pas être source d’angoisses plus radicales encore ? Pour cela, il faudrait qu’il apparaisse comme source d’un mal menaçant.

Le monde nous présente le spectacle de la souffrance de l’innocent. Certes, Dieu n’en est pas la cause ; du moins ne l’empêche-t-il pas de se produire. D’où deux hypothèses : soit Dieu est méchant, soit il est impuissant. Or, ces hypothèses suscitent soit la révolte indignée qui peut conduire à la non-croyance (« C’est de la révolte », répond Aliocha à Ivan Karamazov lui dressant un tableau révoltant d’enfants torturés par les tsars [10]) soit, chez le croyant, l’angoisse, ainsi qu’en témoigne Job.

Mais il y a plus angoissant encore (sinon plus scandaleux) : l’attitude de Dieu après la faute que j’ai commise, après le mal dont je ne suis plus la victime mais le responsable. De soi, je mérite le châtiment et, si la faute est grave (le péché mortel), ce châtiment n’est rien moins que la damnation. Or, Dieu est infiniment juste et la miséricorde n’a jamais été opposée à la justice divine. On sait combien la prise de conscience de sa culpabilité face à Dieu peut être source d’angoisse, même chez le chrétien : Luther en est un témoin privilégié.

[1] Rhétorique, L. II, ch. 5, 1382 a 25. Heidegger dit que son analyse de la peur implique « une référence constante à la définition aristotélicienne ». (Gesamtausgabe, Frankfurt, Klostermann, 20, p. 394) Sur la signification existentiale du proche et du lointain dans la peur, cf. Jean-Louis Chrétien, « Peur et altérité », La voix nue. Phénoménologie de la promesse, coll. « Philosophie », Paris, Minuit, 1990, p. 225-258, ici p. 246-249.

[2] Pour le détail, je renvoie à l’article déjà cité de Ricœur.

[3] I. Skre, S. Onstad, S. Torgensen et al., Acta psychiatr. Scand., 1993, p. 85-92, ici p. 88.

[4] Pour une vulgarisation, cf. Mannoni, La peur, coll. « Que-sais-je ? » n° 1983, Paris, PUF, 1982. E. Bey-Janaud et J. M. Foubert, 101 réflexions à propos des peurs et des phobies, Paris, Hachette, 1982. Cf. le classique de Pierre Janet, De l’angoisse à l’extase, Paris, Alcan, 1926. Sur l’angoisse chez Sigmund Freud, les deux textes majeurs sont : Inhibition, symptôme et angoisse (1926), trad., Paris, PUF, 1965. Présentation d’ensemble dans Introduction à la psychanalyse (1916-1917), trad., Paris, Payot, 1951, chap. 25. Sur l’évolution des théories de l’angoisse chez Freud, cf. Jean-Pierre Maidani-Gérard, « L’angoisse chez Freud », Le Supplément, Revue d’éthique et de théologie morale, n° 209, juin 1999, p. 58-76. Dans la littérature psychanalytique, cf. avant tout le grand livre de Jean Laplanche, Problématiques. I. L’angoisse, Paris, PUF, 1980.

[5] Alain Braconnier, Les bleus de l’âme. Angoisses d’enfance, angoisses d’adultes, avec la collaboration de Claire Laroche, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 48. Sur les neuf signes d’angoisse pathologique, cf. les pages 48 à 56. Pour une présentation simple, pédagogique de l’abandon, cf. Bernadette Lemoine, Maman, ne me quitte pas ! Accompagner l’enfant dans les séparations de la vie, entretiens avec Anne-Marie d’Argentré, coll. « Enquêtes », Versailles, Saint-Paul, 2000.

[6] Le concept d’angoisse, trad., éd. Tisseau, Paris, Orante, p. 64-65.

[7] Être et temps, § 40.

[8] Jean Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation intégrale de Sein und Zeit, coll. « Epiméthée », Paris, PUF, 1994, p. 236. Vladimir Jankélévitch qui parle de « l’angoisse de l’option » dit que celle-ci « ressemble le plus au suicide, car elle anéantit tous les possibles sauf un » (cf. L’alternative, Paris, PUF, 1938).

[9] Cf. saint Augustin, Confessions, L. III, vi, 11.

[10] Fedor Dostoïevski, Les frères Karamazov, trad. Henri Mongault, suivi de Les carnets des frères Karamazov, Niétochka Niézanov, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1952, p. 266.

2.12.2017
 

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