Le don du temps

Pascal Ide, « Le don du temps », Dossier de Il est vivant !, n° 188, septembre 2002, p. 10-12.

  1. Le temps est un don. Trop souvent, nous le vivons comme une durée consommable ou un capital (« Time is money »), non comme un cadeau. Une certaine philosophie, une certaine littérature aussi (« Mignonne, allons voir si la rose… »), identifient le temps à une finitude négative, à la dégradation impitoyable (« Tiens, un cheveu blanc ! »). Ce faisant, nous pensons aux moments qui nous échappent (« Je n’ai pas le temps ») et aux seules conséquences néfastes ; nous oublions le temps qui nous est octroyé et les chances qu’il offre. Si nous considérions le temps comme un don – ce qu’il est -, nous aurions beaucoup moins de difficulté à le redonner à son Créateur, autrement dit à faire oraison : prier un quart d’heure par jour, ce n’est même pas rendre la dîme (le dixième), mais la dîme de la dîme (15 minutes sur les 1.440 que compte une journée, représente à peine plus d’un pour cent !).

Mais notre ingratitude a des excuses : nous pensons si peu à remercier pour ce temps qui nous est constamment offert, parce qu’il se cache. Comme tout don grandiose, le temps est furtif, voire secret. De même que la lumière sert à tout voir mais n’est pas visible, de même le temps sert à tout faire, mais n’est jamais perçu comme tel. Le philosophe Heidegger disait que le temps est « le prénom de l’être » ; je dirais plutôt qu’il en est l’incognito. Le temps demande à être constamment redécouvert, comme un cadeau inestimable. Et si vous vous arrêtiez, maintenant, quelques secondes, pour prendre conscience du temps que Dieu vous donne pour lire Il est vivant et le célébrer ?

  1. Mais qu’est-ce qui nous est donné du temps ? L’instant présent. Nous touchons le temps ou plutôt il nous touche par l’instant et l’instant est le présent. Le présent – l’actualité – est présent – un don. Qu’il est rare que nous lui soyons ouvert ; le plus souvent, nous anticipons le futur (j’ôte de ma poche les clés de mon appartement, alors que je ne suis pas encore monté dans l’ascenseur), remâchons le passé (je pense à ma dispute, ce matin, avec mon fils aîné alors que ma collègue me parle du sien) ou sommes simplement « ailleurs ». Ce qui est insupportable dans la vie, ce n’est pas le présent mais les regrets d’antan et les angoisses à venir dont nous le surchargeons.

« Si nous savions le don de Dieu » (Jn 4,10) s’étend aussi au temps présent. Si Jésus n’avait pas été pleinement présent à la femme Samaritaine, il n’y aurait pas eu rencontre. Ou plutôt, la rencontre n’aurait pas laissé de trace durable. Car la question n’est pas seulement de savoir ce qui nous est donné – j’y reviendrai -, mais de savoir comment nous le recevons, c’est-à-dire dans quelle zone de notre être nous accueillons cet instant béni. Reprenons l’exemple de la rencontre. Je peux recevoir l’autre : dans ma sensibilité (« Elle me plaît »), dans mon intelligence (« C’est intéressant ce qu’il dit »), dans ma volonté (« Ses paroles me font avancer »), etc. ; ou bien dans mon cœur, entendu non comme affectivité mais comme centre de ma personne où se recueillent mes différentes capacités et d’où jaillissent mes décisions : alors, c’est à toute la personne de mon prochain, non à tel ou tel aspect que, dans le présent, je m’ouvre. On cherche aujourd’hui la relation intense. A juste titre. Mais souvent cette intensité est seulement émotionnelle ; elle ne touche pas le cœur.

On le voit donc, on peut recevoir l’instant présent à différents niveaux de profondeur. Au minimum, le temps n’est plus qu’une ligne plate, une succession d’instants que l’on cherche à optimiser en multipliant les gratifications : c’est le temps vide de l’acédie, cette tristesse spirituelle qui nous fait envisager toute exigence avec dégoût. George Bernanos qui a si fortement épinglé cet ennui spirituel comme le drame de notre temps, disait : « Mon péché, c’est l’à quoi bon ».

  1. Mais est-ce aussi évident qu’il faille vivre l’instant présent ? La cigale ne l’a-t-elle pas si bien vécu qu’elle s’est trouvée fort dépourvue lorsque la bise fut venue ? Inversement, n’y a-t-il pas une manière de s’ouvrir authentiquement à la munificence du présent, qui fait table rase de toutes les fidélités passées – n’est-ce pas au nom de l’authenticité de la rencontre actuelle qu’on en vient à disqualifier son engagement avec son conjoint, inventant cette stupéfiante excuse qu’est le concept de « fidélités successives » ? Bref, n’y a-t-il pas naïveté, voire injustice, à réduire le don du temps au présent, oubliant le passé et le futur ? La vérité du temps serait-elle (dans) le passé (comme soupire un certain traditionalisme) ou le futur (comme y aspire un certain progressisme) ?

Ces questions nous invitent à approfondir ce qui est donné dans l’instant actuel. Le présent me donne de toucher la présence du monde, de l’autre, de Dieu. Chaque acte de charité, dit saint Thomas d’Aquin, mérite la vie éternelle. Pour lui, toute action faite par amour possède un poids d’éternité : « Mon poids, c’est mon amour », écrivait saint Augustin, mais dans un autre sens. Pour goûter cette densité du présent, la question n’est pas d’appuyer sur la touche pause pour rendre grâces du temps qui défile, gratuitement – ce peut être utile, cependant nos journées ne sont tout de même pas extensibles – ; elle est de connecter ce présent à Celui qui, dans l’éternité, en est la source et l’achèvement. Concrètement : si le temps m’est donné, si Dieu permet que le soleil se lève une nouvelle fois sur ma vie terrestre, c’est pour que je passe cette journée à aimer – un sourire encourageant à l’un, une prière pour l’autre, un silence patient vis-à-vis de ce troisième, etc. Une journée où j’ai oublié de me donner – on peut faire des tas de choses passionnantes sans aimer ou plutôt en n’aimant que soi – est une journée perdue.

La vie éternelle s’ébauche donc en cette vie. Il est pourtant bien certain que, même s’il est déjà là, le Royaume des Cieux n’est pas encore accompli. Bien des larmes coulent que le Consolateur a promis d’essuyer ; nous attendons le face-à-face avec Dieu. Et l’espérance ne trompe pas. Pourquoi ? Parce que Dieu a promis qu’il reviendrait, que nous partagerions sa gloire (« Père, je veux », dit Jésus en Jn 17,24) ; or, Dieu tient toujours ses promesses. L’instant présent s’ouvre donc au passé qui est le temps de la promesse, et au futur qui est celui de l’accomplissement. Autrement dit, vivre le temps en chrétien, c’est certes vivre l’instant présent, c’est aussi faire mémoire des promesses de Dieu (passant par les gestes et les paroles de son Église, par notre héritage humain, etc.) et espérer de lui notre sanctification plénière.

Notre histoire passée est aussi meurtrie par nos échecs, nos blessures, nos péchés qui, laissés à eux seuls, transforment le présent en une mortelle répétition. Par le pardon et la reconstruction donnés aujourd’hui, Dieu ouvre à l’inouï d’un avenir neuf : toujours plus pacifié, je deviens pacifique (Mt 5,9).

  1. Mais cette succession passé-présent-futur n’est-il pas celui de nos sociétés que Maritain accusait de chronolâtrie (d’adoration du temps) ? On estime souvent que la révélation biblique a évacué le temps circulaire des païens pour laisser place à un temps linéaire. Je voudrais tordre le cou à cette opposition simpliste.

Déjà, nous avons vu que le temps linéaire qui s’étale en surface se double d’un temps vertical qui s’étage en hauteur et profondeur. Il est symptomatique que les plus grandes œuvres littéraires du siècle dernier (A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, Ulysse de James Joyce, La Montagne magique de Thomas Mann) aient avant tout cherché à revisiter la structure du temps pour lui redonner une profondeur que la linéarité mise en avant notamment par les sciences physiques avait perdue. Si les conjugaisons des verbes des principales langues européennes se classent selon le présent, le passé et le futur, le critère chronologique ne suffit pas à rendre compte de la diversité des modes (l’indicatif, l’infinitif, le conditionnel, etc.) ? Il faut faire appel à l’engagement de la personne qui est plus grand à l’indicatif : « je fais » qu’au conditionnel (« je ferais ») et plus encore à l’infinitif (« faire »). La sagesse de la grammaire nous révèle que le temps est plus qu’une fuite du passé vers l’avant.

Horizontal et vertical, le temps épouse donc la forme de la croix. Il adopte aussi une forme en U. La création qui vient de Dieu est appelée à retourner vers Dieu. Le Fils qui déjà en Dieu est tout tourné vers son Père (Jn 1,2), s’incarne (Jn 1,14) et achève sa mission en retournant vers son Père (Jn 20,17). La dernière phrase de l’Ancien Testament est : « Je ramènerai le cœur des pères vers leurs fils et des fils vers leurs pères. » (Ma 3,24) Certes, il est essentiel que les enfants devenus adultes quittent leurs parents pour construire leur vie, fonder leur propre famille – Freud, après l’Écriture (Gn 2,24; Mt 19,5), nous l’a assez répété – ; mais ce n’est que la moitié de la vérité : les enfants sont aussi appelés à vivre en pleine communion avec leurs parents. Ce qu’avec la psychanalyse, on soupçonne de fusion, l’Écriture n’hésite pourtant pas à nous la présenter comme une condition de l’achèvement de la vie (Ex 20,12). Si le fils prodigue revient dans la maison du père, ce n’est pas seulement pour recevoir le pardon, c’est pour retrouver son identité et vivre dans le bonheur d’une famille unie (Lc 15,11-32). Pour autant que c’est possible : la communion – qui n’est pas la vie sous le même toit et le partage des mêmes convictions – n’est pas une fusion destructrice ou stérilisante. Les sociétés non occidentales nous rappellent l’importance non seulement fondatrice mais finale des Ancêtres.

Voilà pourquoi le temps adopte une forme non pas circulaire – car le terme ne coïncide pas totalement avec l’origine – mais en U. Sans pour autant exclure sa linéarité : la fondation de sa propre famille, ses amis, son travail, ses engagements, ses lieux de fécondité et de gratuité.

Pour finir, résumons les quatre points précédents en cinq paroles :

  1. Un évêque glissait à ses nouveaux prêtres le jour de leur ordination : « Mes amis, si Dieu a créé le temps, il y en a forcément assez. »
  2. « Rien n’est absolument insupportable dans l’instant présent », a dit le médecin chrétien Roger Vittoz.
  3. Pour le passé : « Ceux qui ne gardent pas le passé en mémoire sont condamnés à le répéter », écrit George Santayana (sur les murs de Berchtesgaden, le nid d’aigle d’Hitler, on a inscrit, après la fin de la seconde guerre mondiale, en toutes les langues, une phrase très similaire). Pour le futur : « A chaque jour suffit sa peine, demain s’occupe de lui-même. » (Mt 6,34)
  4. Jacques Fontaine, le Père dominicain qui a créé la Bible sur le Terrain (BST) aimait répéter : « La louange (par laquelle toute grâce retourne vers Dieu en action de grâces) est la clé de l’harmonie universelle. »

Pascal Ide

1.12.2017
 

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