La relation d’aide selon Carl Rogers 2/4

2) La considération positive inconditionnelle ou la réception d’autrui

a) Qu’est-ce que c’est ?

La propriété essentielle de l’attention, de l’ouverture, de l’écoute est l’absence de condition. Combien souvent, nous nous adressons à l’autre en ayant l’air de lui dire : « Je vous porte attention à condition que vous vous comportiez de telle ou telle manière [1] ».

Inconditionnel veut aussi dire infini. Carl Rogers demande : « Y a-t-il une limite à cette compréhension ? » La réponse semble être négative : nous n’aurons jamais fini de découvrir l’univers intérieur d’autrui, sans piétiner ses conceptions.

b) Pourquoi ?

La raison fondamentale de la considération positive inconditionnelle réside dans le fait que chaque être humain vaut, c’est-à-dire est une valeur, un bien. Carl Rogers témoigne de son expérience :

 

« J’en suis venu à croire qu’une des expériences les plus satisfaisantes que je connaisse – et aussi de celles qui contribuent le plus au développement d’autrui – consiste simplement à apprécier complètement l’autre de la même manière que j’apprécie un coucher de soleil. Les gens sont tout simplement aussi merveilleux qu’un coucher de soleil, si je parviens à les laisser être ».

 

Or, la contemplation d’un coucher de soleil est certes l’accueil de la beauté, mais aussi l’expérience d’une absolue non maîtrise. Rogers qui est plus centré sur le subjectif que sur l’objectif, retient la seconde raison : « Peut-être, en réalité, si nous apprécions vraiment un coucher de soleil, c’est parce que nous n’avons aucune prise sur lui. […] Je ne me vois pas en train de dire : adoucissez un peu l’orange dans le coin à droite, ajoutez un peu de pourpre à la base et mettez un peu plus de rose dans les nuages [2] ». Avec profondeur, Rogers souligne que l’expérience de la beauté cosmique est une expérience réaliste de réceptivité première.

Or, seule une écoute inconditionnelle permet de connaître à l’autre sa propre valeur. Affirmation paradoxale dans une culture où la connaissance de soi, la transparence à soi fait partie des valeurs fondatrices. En réalité, nous ne nous connaissons jamais que par l’autre. En effet, se comprendre comporte un risque : devoir se changer. Il faut beaucoup de courage pour regarder en soi. De plus, bien des hontes nous interdisent de nous regarder. Or, l’écoute permet de surmonter cette honte :

 

« Comme le client trouve quelqu’un qui écoute et accepte ses sentiments, il devient peu à peu capable de s’écouter lui-même. Il commence à recevoir ce qui lui est communiqué de l’intérieur, à se rendre compte qu’il est en colère, à savoir reconnaître quand il en a peur et à prendre conscience de ses moments de courage. Au fur et à mesure qu’il s’ouvre plus à ce qui se passe en lui, il devient capable de prêter l’oreille à des sentiments qu’il avait toujours niés et refoulés. Il peut écouter des sentiments qui lui ont semblé si terribles, ou si honteux qu’il n’a jamais été capable de reconnaître leur existence en lui-même [3] ».

 

Pourquoi ? Il semble que l’écoute fonctionne par sympathie mais aussi par juste imitation : si l’autre s’accueille et m’accueille, je peux donc aussi le faire pour moi. Rogers le suggère : lorsque le patient, le client « exprime des aspects cachés et terribles de lui-même, toujours plus nombreux, il s’aperçoit que le thérapeute lui témoigne, ainsi qu’à ses sentiments, un respect réel et inconditionnel. Il en vient lentement à prendre la même attitude envers lui-même, à s’accepter tel qu’il est et se trouve donc prêt à avancer dans le processus de devenir. Enfin, il évolue vers une plus grande congruence [4] ». La personne quitte sa façade et accède à son cœur.

Mais une autre question se pose : pourquoi faut-il identifier une attitude particulière ? N’est-il pas spontané d’écouter l’autre, de s’ouvrir à lui comme il est ? L’expérience montre que non. En effet, l’accueil d’une parole autre que la sienne nous remet en question :

 

« Il est rare que nous nous permettions de comprendre exactement le sens que ses propres paroles ont pour celui qui les exprime. Il me semble que cela provient de ce que la compréhension comporte un risque. Si je me permets de comprendre vraiment une autre personne, il se pourrait que cette compréhension me fasse changer [5] ».

c) Comment ?

1’) Repousser les attitudes erronées

Deux attitudes empêchent cette considération positive inconditionnelle : l’attitude offensive, sans doute ; mais aussi, ce que l’on oublie davantage, l’attitude défensive. La seule attitude vraie est vulnérable.

2’) Pratiquer le juste amour de soi

Nous retrouvons ce qui fut dit plus haut sur la congruence : pas d’écoute réelle sans congruence. La raison tient au juste étayage du don 3 sur le don 2 et, par certains côtés, du don 1 sur le don 2.

Cet amour de soi est d’abord un sentiment de sécurité. Rogers formule ce critère à partir d’une question essentielle :

 

« Ma sécurité interne est-elle assez forte pour lui [autrui] permettre d’être indépendant ? Suis-je capable de lui permettre d’être ce qu’il est – sincère ou hypocrite, infantile ou adulte, désespéré ou présomptueux ? Puis-je lui accorder la liberté d’être ? Ou bien est-ce que je ressens qu’il devrait ou suivre mes conseils ou demeurer quelque peu dépendant de moi ou, encore, me prendre pour modèle [6] ? »

3’) Prendre de la distance à l’égard de soi

Une fois bien affirmée la congruence, il est possible d’insister sur la juste distance par rapport à son moi. Il importe que le thérapeute (le facilitateur) « se distancie suffisamment de lui-même pour prendre soin de l’autre, sans projeter d’ombre portée sur son expression [7] ». Sinon, il se produit ce qu’on pourrait appeler un effet Larsen entre l’écouté et l’écoutant.

4’) Être attentif au message

Il est essentiel de prendre au sérieux au contenu de ce qui est dit. Pour autant, la personne ne se réduit pas à ce qu’elle profère. Et même à ce qu’elle exprime dans son non-verbal. « J’écoute aussi soigneusement, aussi attentivement et sensiblement que j’en suis capable, chaque personne qui s’exprime elle-même. Que le message soit superficiel ou signifiant, j’écoute [8] ». La cause en est que le message est proféré par une personne ; or, toute personne a de la valeur.

5’) Être attentif à la personne

C’est l’un des paradoxes de l’écoute de l’autre : « d’une part, on ne le fixe pas dans ce qu’il dit et, d’autre part, on prend ce qu’il dit au sérieux [9] ».

Etre attentif, accueillir l’autre et non seulement le message, c’est donc accueillir tout ce qu’est l’autre ; or, il est affectivité, etc. Donc : « Suis-je réellement capable de permettre à un autre d’éprouver des sentiments hostiles envers moi ? Puis-je accepter sa colère comme une partie intégrante et légitime de sa personnalité ? Puis-je l’accepter, alors qu’il a de la vie et de ses problèmes une perception toute différente de la mienne [10] ? » Il faudrait en arriver à vivre l’autre comme ce que disait Maslow de la nature : « On ne se plaint pas de l’humidité de l’eau et de la dureté de la roche [11] ».

6’) Accorder du temps de l’autre

L’attention à l’autre est d’abord et avant tout un respect de son rythme. En effet, notre principale cause d’impatience est que l’autre ne fait pas le bien que nous voyons. Or, l’impatience est péché contre le temps.

7’) Ne pas porter de jugement sur l’autre et sa parole

« J’aimerais vous proposer, comme hypothèse, à considérer l’idée que la plus grande barrière qui s’oppose à la communication mutuelle interpersonnelle est notre tendance, toute naturelle, à juger, à évaluer, à approuver ou désapprouver les dires de l’autre personne ou de l’autre groupe [12] ». En effet, ce faisant, je ne suis plus ouvert à l’autre en son intégralité ; je le réduis en fonction de mes craintes, de mes désirs, de mes projections.

Cette absence de jugement, contrairement à ce qu’on pourrait croire, doit toucher autant les jugements positifs que les jugements négatifs : les deux sont aussi menaçant, « puisque dire à quelqu’un qu’il agit bien suppose que vous avez aussi le droit de lui dire qu’il agit mal [13] ».

8’) Être à l’écoute de l’autre et de la vérité

On sait combien notre présentation de la vérité peut écraser l’autre. Mais il n’est pas plus juste d’être à ce point à l’écoute de l’autre que la proposition de la vérité est constamment différée, ajournée, de sorte que la rencontre évacue cet horizon pourtant essentiel. D’où la question : comment conjuguer de façon juste la rencontre et la vérité, l’accueil de l’autre et le souci du vrai ?

Derrière ce qui semble être une opposition un peu trop dialectique entre vérité et personne, entre signifié et signifiant, Rogers donne une précieuse indication :

 

« Plus je crois en mes valeurs et moins je dois en faire un usage brutal, magique, péremptoire, rigide, obsessionnel. Plus, au contraire, elles doivent être ce qui jalonne ma vie et non pas ce qui arme mes arguments. Une valeur est une réalité plus profonde qu’une argumentation [14] ».

 

Bref, que la vérité devienne valeur. Systématisons. Souvent, on se pose la question de la réconciliation entre rencontre et vérité en termes seulement objectifs ; en fait, cette réconciliation doit d’abord s’opérer dans le sujet : il me faut d’abord intégrer l’amour de la vérité à donner dans l’amour de la personne. Plus je dissocie en moi ces deux aspects, plus je me transforme en professeur, en tribun ou en donneur de leçons. Inversement, moins mon cœur est séparé de ma tête et plus je réconcilie l’autre avec ces deux dimensions. Il demeure toutefois qu’il existe une hiérarchie implicitement soulignée par Rogers : l’attention doit toujours se porter en priorité vers la personne et seulement après sur l’information.

Pascal Ide

[1] Carl Rogers, Le développement de la personne, p. 204.

[2] Carl Rogers, Liberté pour apprendre, p. 234.

[3] André de Peretti, Pensée et vérité de Carl Rogers, p. 50.

[4] Ibid., p. 50.

[5] Ibid., p. 17.

[6] Carl Rogers, Les groupes de rencontre, p. 41.

[7] André de Peretti, Pensée et vérité de Carl Rogers, p. 190.

[8] Carl Rogers, Les groupes de rencontre, p. 47.

[9] André de Peretti, Pensée et vérité de Carl Rogers, p. 190 ?

[10] Ibid., p. 19.

[11] Cité par Carl Rogers, Le développement de la personne, p. 131.

[12] Carl Rogers, Liberté pour apprendre, p. 230.

[13] Ibid., p. 42.

[14] André de Peretti, Pensée et vérité de Carl Rogers, p. 186.

24.1.2019
 

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