Faux souvenirs et vraie conviction

Une personne peut s’inventer à elle-même des souvenirs erronés, c’est-à-dire sans fondement dans son histoire, auxquels elle croit autant que s’ils étaient arrivés. Ce fait, plus fréquent qu’on ne croit, est largement documenté et accepté en psychologie. Pourtant, il demeure largement méconnu. Il est d’autant plus important de le prendre en compte que, à la suite des révélations autour du producteur Harvey Weinstein, « depuis que la parole s’est libérée sur le harcèlement et le viol, les centres d’accueil de victimes voient arriver de plus en plus de personnes en souffrance croyant à tort avoir été violées dans leur enfance [1] ».

a) Quelques faits

Le Prix Nobel de médecine 1987 Susumu Tonegawa aime donner ce fait divers pour montrer la précarité de la mémoire :

 

« Elle était en train de regarder la télévision quand un homme s’est introduit dans son appartement et l’a violée. Lorsqu’elle a repris connaissance, après l’agression, la victime était persuadée d’avoir reconnu son agresseur, un psychologue australien renommé. Mais celui-ci disposait d’un bon alibi : il passait en direct à la télévision au moment du crime. La femme, qui regardait alors son poste, l’a faussement associé au souvenir qu’elle avait formé lors du viol ».

 

Un autre exemple célèbre, plus ancien, est celui du psychologue Jean Piaget. Il dit qu’il se souvient, avec des détails, d’une scène de tentative d’enlèvement dont il fut la victime à l’âge de deux ans et qu’il fut alors défendu par sa nourrice. Or, celle-ci lui apprendra plus tard qu’elle inventa cette scène de toutes pièces [2].

D’autres cas sont autrement inquiétants. En 1990, Peter Freyd, mathématicien américain, est accusé d’inceste par sa fille. En effet, lors d’une psychothérapie, celle-ci disait avoir retrouvé des traces de souvenirs d’abus sexuels qu’elle avait refoulés. Or, il s’est avéré qu’il s’agissait de souvenirs reconstruits. Peter Freyd fut ainsi conduit à créer avec son épouse la Fondation du syndrome des faux souvenirs, qui sont induits par des thérapies mal menées. En 1980, un jeune homme dénommé Steve Titus fut accusé de viol à Seattle par une victime disant l’avoir formellement reconnu. Il fut emprisonné. Heureusement, un journaliste s’acharna et retrouva le coupable qui avoua enfin son crime. « Sur plus de 300 personnes disculpées depuis 1992, les trois quarts avaient été envoyées en prison sur la foi d’une mémoire défaillante de témoins oculaires [3] ».

b) État de la question

Depuis quelques années, une violente polémique outre-Atlantique oppose les tenants du Mouvement des souvenirs retrouvés (Recovery Movement) pour qui les souvenirs traumatiques qui remontent traduisent la vérité historique et sont suffisants pour accuser les agresseurs et ceux de la Fondation du syndrome des faux souvenirs (False Memory Syndrome Fondation) pour qui la mémoire produit après-coup des souvenirs inauthentiques [4].

De même, dans les années 90, deux opinions opposées se rencontrent chez les spécialistes [5]. Le fondateur du Centre du trauma de Brookline dans le Massachusetts, Bessel van der Kolk affirme que le corps ne ment pas. Le psychiatre néerlandais en déduit que l’on peut se fier à l’apparition soudaine d’un flash-back associé à une réaction de peur [6]. Tout au contraire, selon les psychiatres Robert L. Sadoff et L. L. Dubin, toute réminiscence d’un souvenir réprimé doit être confirmée par des éléments objectifs : photos, écrits, témoignages, cadeaux. Ils requièrent même des certificats médicaux, surtout si le sujet envisage des suites judiciaires [7].

Toutefois, aujourd’hui, l’attention aux « souvenirs retrouvés » a largement régressé aux Etats-Unis. En revanche, selon un retard bien connu, elle est en progression en Europe, en particulier en France. Le 15 novembre 2017, France 5 a diffusé le documentaire de Flavie Flament intitulé Viol sur mineurs : mon combat contre l’oubli, l’animatrice affirme qu’elle fut violée à l’âge de 13 ans, qu’elle n’en avait gardé aucun souvenir, en raison, selon elle, d’une amnésie traumatique, et qu’elle s’en est souvenue au cours d’une psychothérapie faite à l’âge de 35 ans. Or, elle exhibait un scanner de son propre cerveau, à l’appui de ses déclarations. Par ailleurs, elle fut désignée experte par la ministre de la Famille Laurence Rossignol, elle s’est vu attribuer une mission de consensus ministériel sur un éventuel allongement du délai de prescription des viols commis sur mineurs. Pourtant, déjà en 2007, la Mivilude (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) avait mis en garde contre les faux souvenirs induits par l’interprétation de résultats de certaines méthodes psychothérapeutiques.

c) Preuve de l’existence de souvenirs traumatiques construits

1’) Preuve expérimentale

Les exemples rapportés ci-dessus abondent. Surtout, ils sont depuis longtemps avérés scientifiquement. Les preuves les plus connues – qui sont aussi les premières – sont dues à Elizabeth Loftus, professeur de psychologie à l’université de Washington et présidente de l’Association américaine de psychologie [8]. Elle travaille notamment sur la production d’images fausses par des processus simples de suggestion. « Par plusieurs centaines d’expériences sur plus de vingt mille personnes », elle a montré « que l’exposition à de fausses informations altère la mémoire [9] ».

Le but de l’expérience consiste à communiquer un souvenir un peu angoissant afin qu’il puisse marquer l’imagination et la mémoire : un égarement dans un centre commercial vers l’âge de cinq ans. E. Loftus et J. Pickrell demandent à

 

« 24 volontaires âgés de 18 à 53 ans, d’essayer de se souvenir d’événements qui nous avaient été rapportés par un de leurs parents, un membre plus âgé de la fratrie, ou un autre membre de la famille proche. Nous avions préparé pour chaque participant un cahier contenant quatre histoires longues d’un paragraphe : trois histoires rapportaient des faits réellement produits, et la quatrième était une invention. Plus précisément, nous avions construit l’événement fictif à partir d’informations sur une sortie en courses plausible, fournies par un membre de la famille qui garantissait en outre que le sujet volontaire ne s’était pas perdu vers l’âge de cinq ans au cours de cette sortie. L’histoire d’égarement dans le centre commercial mentionnait notamment que le sujet s’était perdu longtemps, qu’il avait pleuré, qu’une veille dame était intervenue pour le réconforter et, finalement, que la famille l’avait retrouvé.

« Après avoir lu chaque histoire, les sujets écrivaient ce dont ils se souvenaient de l’événement décrit. Puis, au cours de deux entrevues ultérieures, nous avons expliqué aux participants que nous cherchions à analyser le nombre de détails dont ils se souvenaient, et à comparer leur mémoire à celle des membres de leur famille. Les résumés de chaque histoire ne leur étaient pas relus in extenso, mais nous donnions certaines parties afin de les aider à se souvenir ».

 

Les résultats sont les suivants :

 

« Les sujets se rappelèrent d’environ 49 des 72 événements vrais (68 %) immédiatement après la première lecture du cahier, ainsi qu’au cours des deux entrevues suivantes. Après la lecture initiale des histoires, 7 des 24 sujets (29 %) se ‘souvinrent’, soit partiellement, soit complètement, de l’événement inventé et, dans les deux entrevues suivantes, six participants continuèrent de ‘se rappeler’ cet événement fictif ».

 

Les chercheurs observèrent une autre différence entre souvenirs vrais et faux :

 

« Les sujets utilisaient un nombre de mots supérieurs pour décrire leurs vrais souvenirs, et ils jugeaient ces derniers plus nets. Toutefois, sans disposer d’éléments de comparaison, un témoin qui aurait observé les sujets décrivant un événement n’aurait pu faire la différence [10] ».

2’) Confirmation comportementale

D’autres équipes de recherche ont confirmé et précisé ces troublantes études sur la communication des faux souvenirs. Des expériences montrent que si l’on n’a souvent aucun souvenir d’un événement passé inventé lors d’un premier entretien, en revanche, pendant un second entretien, il peut se produire un « souvenir », dans 20 % des cas.

Pourquoi ? Selon l’auteur, la méthode de suggestion fait appel à l’imagination : elle demande au sujet de se représenter des scènes, parfois même de les raconter. Or, « le fait d’imaginer un événement le rend plus familier, et la familiarité serait alors faussement associée aux souvenirs d’enfance [11] ». Des études menées à l’Université de Washington par Lynn Goff et Henry Roediger montrent que « plus une personne passe de temps à imaginer une action non réalisée, plus elle juge ultérieurement que cette action a bien eu lieu [12] ».

Par exemple, des étudiants ont prétendu qu’ils n’aimaient pas les asperges dans leur enfance ; puis on a persuadé d’autres étudiants qu’au contraire, ils les adoraient ; on a alors montré qu’ils avaient une attirance particulière pour ce végétal. Ainsi, il est possible d’implanter des souvenirs positifs d’aliments sains [13].

Plus problématique. Miriam Lommen, psychologue au département de psychologie expérimentale de l’université d’Oxford, au Royaume-Uni, a interrogé un groupe de 245 soldats néerlandais qui revenaient d’Afghanistan, deux mois après leur retour, leur demandant s’ils avaient vécu une attaque de missiles, en ajoutant des détails sensoriels, comme le bruit de projection de gravillons ou des odeurs. Aucun soldat n’avait un tel souvenir (attaque et détails sensoriels). Sept mois plus tard, elle réitéra sa question. Grande fut sa surprise de constater que plus d’un quart des soldats ont répondu positivement ! Or, ceux qui ont acquiescé étaient, du point de vue objectif, ceux qui avaient été le plus traumatisés, c’est-à-dire ceux qui avaient vécu le plus d’événements stressants lors de leur mission » et, du point de vue subjectif, ceux qui avaient les plus faibles scores aux aptitudes cognitives, ceux qui étaient plus sensibles à l’excitation [14].

Miriam Lommen commente : « Bien entendu, ce genre d’études peut se révéler dangereux », car il peut engendrer « des souvenirs dont les gens pourraient souffrir par la suite ». Son intérêt est toutefois d’attester que les mémoires sont aisément manipulables.

3’) Confirmation neurologique

Nous sommes désormais en possession de la première étude expérimentale sur animaux montrant la possibilité d’induire chez eux de faux souvenirs [15]. Une souris est placée dans une cage A dont elle mémorise les caractéristiques, couleur, odeur, forme, etc. Ces données sont engrammées dans le gyrus denté de l’hippocampe. Si la souris se souvient, ces neurones s’activeront. De plus, on insère une fibre optique dans le crâne de l’animal, de sorte qu’il soit possible d’exciter son cerveau par optogénétique. Dans un deuxième temps, la même souris est enfermée dans une cage B qui présente d’autres caractéristiques, couleur, odeur, forme, etc., elles-mêmes mémorisées dans une autre zone du gyrus denté. Puis, alors qu’elle est toujours en B, on procède aux deux actions suivantes : on envoie à la souris des chocs électriques dont le souvenir est donc associé à cette (détestable !) cage B ; les neurones de la zone où est conservé le souvenir de la cage A sont aussi stimulés par la fibre optique, de telle manière que le souvenir soit aussi mémorisé. En un troisième temps, l’expérimentateur replace la souris dans la cage A dont on sait qu’elle n’est associée à aucune expérience de danger. Qu’observe-t-on ? Spontanément, la souris se fige dans une attitude de peur.

Comment interpréter ce résultat ? L’hypothèse de réponse la plus probable semble être la suivante : la souris associe l’innocente cage A à un souvenir traumatisant, alors que celui-ci a été vécu ailleurs. Autrement dit, un faux-souvenir traumatique fut induit chez elle. Enfin, la même expérience montre que les faux souvenirs sont commandés par un mécanisme physiologique semblable à celui des vrais : les structures qui sont en aval de l’hippocampe sont activées. Le sujet ne paraît pas avoir de critères pour pouvoir opérer un discernement entre le vrai et le faux.

Bien sûr, ces résultats expérimentaux valent pour des souvenirs simples ; ils doivent être élargis à des situations plus complexes, pour pouvoir être, tels quels, appliqués à l’homme.

L’on peut introduire des souvenirs du premier jour de la vie. Une étude a montré que l’on pouvait instiller par hypnose ou par l’intermédiaire d’une procédure de suggestion l’existence d’un mobile au-dessus du berceau dans la maternité. 46 % des personnes hypnotisées et 56 % du groupe guidé se sont « souvenues » du mobile. E. Loftus ajoute, ce qui est exagéré et en tout cas non démontré : « les souvenirs de la première année de la vie sont peu probables [16] ».

4’) Un mécanisme neuropsychologique : la dissociation traumatique

La compréhension des mécanismes en jeu permet d’affiner l’interprétation des souvenirs. Lorsque l’événement traumatique est très puissant, il engendre des émotions si grandes que l’intégrité intérieure ou la santé psychique est menacée. Le psychisme possède un mécanisme de protection : le clivage, aussi appelé dissociation traumatique. Autrement dit, l’image de l’événement et le souvenir sont enfouis dans l’inconscient et deviennent inaccessibles. Toutefois, à la faveur d’un événement déclencheur présentant une similitude, le souvenir traumatique peut ressurgir.

Les neurosciences ont validé ce processus et en ont expliqué les mécanismes neuronaux. Distinguons deux cas.

Soit le sujet est confronté à une situation stressante non traumatique. Les amygdales cérébrales stimulent la sécrétion de deux hormones : l’adrénaline, qui provoque une réaction d’alarme ; le cortisol, qui cause une adaptation à la situation de danger, l’invitant soit à affronter, soit à fuir. En même temps, l’hippocampe informe les cortex préfrontal et cingulaire, ce qui permet la prise de conscience de la situation et l’adoption d’un comportement volontaire adapté ; la conséquence en est que, une fois la situation stressante passée, la réaction émotionnelle n’a plus raison d’être.

Soit la victime subit un événement traumatique. Les amygdales sont alors hyperstimulées. Or, une réaction neurobiologique intense coupe la connexion entre cerveau amygdalien et cortex préfrontal. Mais, autant le premier gère la vie émotionnelle, autant le second fait intervenir la raison, la conscience et la liberté. Donc, la personne en stress suraigu demeure enfermée dans son émotion et n’accède pas à la conscience. Autrement dit, elle entre en dissociation traumatique et la conscience ne peut avoir accès au traumatisme. Redisons-le : ce processus de désafférence est un mécanisme de protection qui permet d’abord au psychisme de survivre, au lieu d’« exploser » ; puis, au souvenir qui est enfoui (comme un déchet radioactif) de ne pas revenir intoxiquer, voire détruire la personne traumatisée.

d) Application. Critères

1’) Deux erreurs opposées

Ces différents faits, validés expérimentalement, invitent à récuser une première erreur : tout souvenir d’un événement traumatique est nécessairement vrai. La conséquence en est que tout témoignage relatif à un abus ou une violence passée qui reviennent à la mémoire ne peut pas être considéré purement et simplement comme certain. Autrement dit, la sincérité du plaignant et l’authenticité de son témoignage ne sont pas automatiquement synonymes de vérité. Autrement dit encore, certaines plaintes peuvent se révéler abusives.

Pour autant, il ne s’agit pas de passer d’un extrême à l’autre et de désormais entrer dans le déni. Certains souvenirs, notamment en matière de violences sexuelles, correspondent à des traumatismes réels. Voilà pourquoi il est nécessaire de continuer à œuvrer pour libérer la parole des survivants.

L’imagination et la mémoire sont donc fiables, mais blessées. Elizabeth Loftus elle-même affirme que ces expériences attestent une « inflation de l’imagination » [17].

2’) La juste attitude

Il s’agit donc autant de veiller à ne pas « fabriquer » des faux coupables et des fausses victimes accablées par un sentiment d’injustice que d’identifier toute victime à un affabulateur, autrement dit à un Victimaire.

Face à ces deux erreurs extrêmes, la seule issue est d’opérer un discernement et donc de proposer des critères en vue de distinguer la vérité du fantasme.

Du côté du patient, quelle que soit la véracité de ces allégations, une prise en charge thérapeutique est nécessaire.

Du côté du thérapeute, il s’agit d’écarter les thérapeutes imprudents. Il est nécessaire que ceux-ci bénéficient d’une formation en psychotraumatologie validée par des comités pédagogiques. Les psychothérapeutes doivent veiller à se fonder sur la recherche et non pas sur des opinions, fussent-elles assourdissantes, pour éviter la catastrophe qui semble se profiler.

Les psychothérapeutes et les interrogatoires de suspects et de témoins doivent aussi prendre garde de ne pas faire appel à la suggestion. Voilà pourquoi le Royal College of Psychiatry a interdit les thérapies fondées sur la suggestion en cas de révélations tardives de violences sexuelles. De même, les thérapeutes doivent faire attention en demandant d’exercer l’imagination, de se représenter des événements passés et des événements de la petite enfance dans les psychothérapies. C’est ainsi que le thérapeute Wendy Maltz, auteur d’un livre sur les abus sexuels de l’enfance, conseille de dire aux patients : « Prenez le temps d’imaginer que l’on a abusé de vous sexuellement, sans vous soucier d’être précis… » [18]. On comprend maintenant qu’un tel procédé n’est pas sans incidence : il est très possible d’inventer des accusations.

Les observations qui précèdent valent aussi pour les parcours de guérison qui peuvent induire de faux souvenirs : abus sexuels, fausses-couches spontanées des parents (donc, frères et sœurs inventés), jumeaux intra-utérins qui auraient été expulsés, etc.

Du côté juridique, une conséquence en est l’évaluation critique qui doit être faite des témoins convoqués dans un tribunal, afin d’éviter les persuasions provoquées ou les autopersuasions. Nous avons vu ci-dessus que les psychiatres Robert L. Sadoff et L. L. Dubin demandaient que des preuves matérielles viennent valider la réminiscence d’un souvenir traumatique, de sorte que les éléments légaux accompagnent nécessairement les arguments psychologiques.

3’) Illustration

Si l’on applique ces critères, certains souvenirs sont fiables, alors que d’autres méritent d’être questionnés. Le psychiatre Gérard Lopez, président-fondateur de l’Institut de victimologie de Paris, en offre un exemple :

 

« Certain(e)s patient(e)s peuvent réellement vivre la résurgence d’un souvenir traumatique jusque-là « dissocié » : c’est le cas de Madeleine, infirmière panseuse, qui présente des troubles somatiques sévères à chaque fois qu’elle entame une nouvelle relation amoureuse. Elle vient de se mettre en ménage avec un homme bienveillant. Dans les mois qui suivent, elle présente un cancer du col de l’utérus et une parodontolyse aiguë (destruction de l’os de la mâchoire où s’enracinent les dents). Après deux interventions chirurgicales, elle entame une nouvelle psychothérapie. Quelques mois plus tard, sa thérapeute lui propose un séminaire de ‘développement personnel’. Le soir du premier jour, pendant une séance de relaxation avant le dîner, elle est prise de mouvements du bassin à connotation sexuelle qui inquiètent les stagiaires. Le lendemain, avant de prendre sa voiture pour rentrer chez elle, lors d’une nouvelle séance de relaxation, elle s’entend dire à claire et intelligible voix : ‘Ton père te viole ! Ton père te viole !’ Les stagiaires, stupéfiés, lui parlent de ses comportements sexualisés de la veille. Elle ne prendra pas cette phrase au sérieux avant que ses deux sœurs plus âgées lui aient dit qu’elles pensaient l’une et l’autre avoir été les seules victimes de leur père, ce dont elles se souvenaient parfaitement mais qu’elles avaient gardé secret [19] ».

 

Commentaire :

 

« Dans le cas de Madeleine, il s’agit véritablement d’une levée d’amnésie dissociative, suite à un état de relaxation qui a permis au souvenir traumatique de franchir le barrage du système émotionnel pour atteindre le cortex et devenir conscient, mais sans aucune suggestion de la part de sa thérapeute et surtout avec une validation par les dires de ses sœurs. Unies, elles obtiendront la condamnation pénale de leur père [20] ».

 

En revanche, d’autres cas sont autrement plus problématiques. Le même docteur Gérard Lopez donne l’exemple de Marine qui requiert beaucoup plus de prudence :

 

« À 40 ans, elle consulte un ostéopathe, également président d’une association de victimes. Celui-ci lui affirme, au cours d’une manipulation osseuse, qu’elle a été victime d’une agression sexuelle. Devant ses dénégations virulentes, il est catégorique. Elle a désormais la conviction inébranlable qu’elle a été violée par son père dans son enfance. Toute la famille est liguée contre lui. La résurgence est accompagnée d’une forte suggestion de la part d’un thérapeute, et sans confirmation par un élément de l’entourage [21] ».

Pascal Ide

C’est dans des exemples comme ceux-ci que les critères ci-dessus doivent être appliqués.

[1] Gérard Lopez, « Alerte aux ‘victimes’ imaginaires », Cerveau & Psycho, 99 (mai 2018), p. 58-62, ici p. 58.

[2] Ces deux faits sont rapportés dans Anne Debroise, « Les faux souvenirs ressemblent aux vrais », La Recherche, 483 (janvier 2014), p. 36-40.

[3] Anne Debroise, « Les faux souvenirs ressemblent aux vrais », p. 40.

[4] Cf. Graham Gorman, « The recovered memory controversy. A new perspective », European Journal of Clinical Hypnosis, 8 (2008) n° 1, p. 22-31.

[5] À ce sujet, l’encart du psychiatre Michel Topaloff (Anne Debroise, « Les faux souvenirs ressemblent aux vrais », p. 39) est ambigu : certes, la psychanalyse a rappelé à juste titre que le trauma est lié au fantasme ; mais on ne saurait nier qu’elle a aussi favorisé un déni de la réalité des abus sexuels dans l’enfance, comme en témoignent les travaux d’Alice Miller.

[6] Cf. Bassel A. van der Kolk, « The body keeps the score. Memory and the evolving psychobiology of post-traumatic stress », Havard Review of Psychiatry, 1 (1994) n° 5, p. 253-265.

[7] Cf. Robert L. Sadoff & L.  L. Dubin, « The use of hypnosis as a pretrial discovery tool in civil and criminal lawsuits », Cyril H.  Wecht (éd.), Legal Medicine, Salem (New Hampshire), Butterworth Legal Publishers, 1990.

[8] Cf. Elizabeth F. Loftus et Katherine Ketcham, Le syndrome des faux souvenirs, trad. Yves Champollion, Paris, Exergue, 1997. Cf. aussi Id., « The reality of repressed memories », American Psychologist, 48 (1993) n° 5, p. 518-537 ; Eyewitness Testimony, Cambridge & London, Harvard University Press, 1981 et 1996.

[9] Elizabeth F. Loftus, « Les faux souvenirs », Pour la science, 242 (décembre 1997), p. 34-40, ici p. 34.

[10] Ibid., p. 35 et 36.

[11] Ibid., p. 37.

[12] Ibid., p. 37-38.

[13] Cf. Cara Laney, Erin K. Morris, Daniel M. Bernstein, Briana M. Wakefield & Elizabeth F. Loftus, « Asparagus, a Love Story. Healthier eating could be just a false memory away », Experimental Psychology, 55 (2008) n° 5, p. 291-300.

[14] Cf. Miriam J. Lommen, Iris M. Engelhard & Marcel A. van den Hout, « Susceptibility to long-term misinformation effect outside of the laboratory », European Journal of Psychotraumatology, 4 (2013) n° 19896, p. 347-355.

[15] Cf. Steve Ramirez, Xu Liu, Pei-Ann Lin, Junghyup Suh, Michele Pignatelli, Roger L. Redondo, Tomás J. Ryan & Susumu Tonegawa, « Creating a False Memory in the Hippocampus », Science, 341 (26 juillet 2013) n° 6144, p. 387-391.

[16] Elizabeth F. Loftus, « Les faux souvenirs », p. 40, commentaire n. 5.

[17] Cf. Maryanne Garry, Charles G. Manning, Elizabeth F. Loftus & Steven J. Sherman, « Imagination Inflation : Imagining a Childhood Event Inflates Confidence That It Occurred », Psychonomic Bulletin and Review, 3 (1996) n° 2, p. 208-214.

[18] Cité par Elizabeth F. Loftus, « Les faux souvenirs », p. 37.

[19] Gérard Lopez, « Alerte aux ‘victimes’ imaginaires », p. 62.

[20] Ibid.

[21] Ibid.

15.6.2018
 

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