De l’harmonie à l’équilibre

Du déplacement du sens de l’équilibre comme entrée dans la modernité

« Ce livre génial sera parmi la poignée d’ouvrages qui a marqué l’histoire médiévale et l’histoire des mentalités en général depuis un siècle [1] ».

a) La notion

Le sens du terme équilibre provient de la balance. D’ailleurs, « équilibre » se traduit en anglais balance. On pourrait le définir ainsi : l’équilibre est le résultat de deux forces opposées qui s’égalisent.

Un ouvrage d’érudition remarquablement informé qui est aussi un ouvrage de sagesse, décrit, comme le signale le titre, l’histoire de la notion d’équilibre au terme du Moyen Âge latin (entre 1250 et 1375) et, à travers cette histoire, comme l’indique le sous-titre, l’apparition d’un nouveau modèle d’équilibre et son impact sur la pensée ultérieure, précisément sur l’entrée dans le monde moderne.

Le livre s’organise de manière rigoureuse en quatre temps qui constituent une progression du plus empirique au plus spéculatif : l’équilibre dans la pensée économique, c’est-à-dire les échanges comme processus d’égalisation (chap. 1 et 2) ; l’équilibre dans l’art médical, c’est-à-dire l’harmonie comme processus de la santé (chap. 4) ; l’équilibre dans la pensée politique, c’est-à-dire les conditions du bien commun (chap. 5 à 7) ; l’équilibre dans la philosophie de la nature, c’est-à-dire dans l’ordre du cosmos (chap. 8).

b) L’histoire

Le terme français équilibre vient du latin aequilibrium. Or, ce terme n’existe pas dans le latin classique ou médiéval. En revanche, on trouve des termes proches comme l’aequitas ou aequalitas (p. 15-16), sans qu’ils soient équivalents. De plus, au Moyen-Âge, il s’agit plus d’un sentiment que d’un concept : « le sentiment de ce qui constituait l’état désiré d’aequalitas (dans les termes de l’époque) ou d’équilibre (dans les nôtres » (p. 16).

La thèse de l’auteur est que nous voyons apparaître à la fin du Moyen Âge un nouveau concept d’équilibre. Soyons précis : il ne s’agit pas d’opposer l’ordre au chaos, mais deux manières différentes d’organiser le monde.

1’) Un premier exemple

Ne donnons qu’un exemple, d’ordre économique et marchand, renvoyant au livre pour les autres illustrations. Considérons le prêt d’argent, avec les questions posées par l’intérêt et l’usure. Pour un Thomas d’Aquin, qui suit Aristote, le prêt est ultimement réglé par ce qui est naturel. En effet, le prêt d’argent est un prêt à la consommation comme celui d’une nourriture ; or, la nature veut l’égalité requiert que la restitution soit équivalente, c’est-à-dire que que ce prêt soit un mutuum ; donc, fondée sur l’« égalité naturelle », la relation économique est ici régie par la nature (p. 56-63).

Mais il en est tout autrement chez Pierre de Jean Olivi. Il distingue deux usages de l’argent. Dans le premier, l’argent est dit « simple (pecunia numerata) », parce qu’il suit le principe de la simple équivalence des biens dont nous venons de parler. Dans le second, il est dit « capital, car il est un investissement commercial visant un profit, c’est-à-dire un retour supérieur à la mise de fond initiale (p. 72). Or, l’argent simple est fixe et stable, parce qu’il sert seulement de monnaie de mesure, alors que le capital est variable et fécond, parce qu’il est aussi médiateur d’enrichissement et possède une valeur ajoutée. Or, cette valeur n’est pas fixée par l’échange naturel, mais par l’estimation provenant de la raison autant que de la liberté. Donc, il y a deux formes d’équilibre : pour l’argent-simple, une aequalitas numérique fondée sur la seule nature ; pour l’argent-capital, un « équilibre dynamique » (p. 78) fondé sur un système rationnel.

D’ailleurs, par la suite, la véritable explosion des échanges marchands au xiiie siècle va conduire à la mise en place d’une logique de vente. Or, le « juste prix » est d’abord fixé en fonction de critères objectifs et donc justes nés de la valeur naturelle des biens : leur rareté, le besoin, l’évaluation commune (p. 99). Mais, très vite, dès la fin du siècle, d’autres critères d’estimation interviennent : notamment l’incertitude du marché et la multitude des vendeurs de biens semblables. On assiste alors à un déplacement volontariste où le barème se déplace de la valeur commune et naturelle de la chose vers la liberté du vendeur. Donc, à l’aequalitas fondée sur une règle supérieure qui, ultimement, est reconductible à la loi naturelle, se substitue la logique horizontale de l’exercice de l’activité marchande (p. 111).

2’) Généralisation

Avant, le cadre de pensée est « vertical ». En effet, informé par Aristote, il est fondé sur le principe dont la causalité ordonnatrice s’exerce de manière graduée et descendante. Autrement dit, ce modèle se fonde sur « des absolus a priori et des principes premiers incontestés » (p. 169).

Après, c’est-à-dire à partir de la fin du xiiie siècle, le nouveau cadre est « horizontal ». En effet, informé par la notion nouvelle d’équilibre, l’organisation est régie par « la seule interaction dynamique de ses différents éléments fonctionnels » (p. 166).

L’auteur peut donc résumer ainsi la mutation opérée :

 

« Nous quittons un monde verticalement intégré de certitudes fixes et de significations fixes et intemporelles, ordonné par un récit gouvernant hiérarchique dont Dieu est l’auteur, pour un monde entièrement fluide, […] horizontal […] ; ici, les valeurs sont relationnelles […], les liens et les entrecroisements sont éphémères et apparemment accidentels » (p. 252).

 

Nous sommes donc en présence de deux modèles d’équilibre qui, vus du dehors, peuvent paraître semblables, ne serait-ce que parce qu’ils visent tous deux la même fin qui est l’ordre, mais qui, du dedans, diffèrent du tout au tout. D’ailleurs, dans son chapitre sur la philosophie de la nature, l’auteur les différencie en parlant, pour le premier (qui est antico-médiéval), d’harmonie, et pour le second (qui est le second), d’équilibre (p. 383-385). Dans le première modèle, les réalités s’organisent et interagissent à partir d’un premier principe (en l’occurrence, Dieu) qui leur octroie une véritable autonomie causale ; la conséquence en est que la règle est la concorde proportionnée, et la déformation une privation d’intégrité qui demande à être restaurée. Dans le second modèle, l’équilibre jaillit de la singularité des individus tous différents et donc de la multiplicité de relations dissemblables en leurs causes et en leurs effets ; la conséquence en est que l’irrégularité, les dissimilitudes sont au contraire la règle et voulues par Dieu.

3’) Un nouvel exemple

Illustrons cette différence à partir de la physique. L’ancienne physique, héritée d’Aristote, est fondée sur un ordonnancement stable qui est fondé en Dieu et qui refuse toute disproportion comme contraire à la ratio divine (p. 384). Mais il n’en est plus de même avec la « nouvelle physique » au xive siècle : Thomas Bradwardine (+ 1349) décrit le mouvement à partir de trois variables, la vitesse, la force et la résistance ; or, chacune influe sur les autres ; mais sont en équilibre des réalités qui interagissent ; donc, le maître d’Oxford décrit une nature en « équilibre dynamique » (p. 356-357). Puis l’universitaire parisien Nicole Oresme, encore lui, mathématise ces différentes proportions, confirmant et perfectionnant ce nouveau modèle. Un signe de la différence est que l’ancienne physique refuse toute différence, toute nouveauté, toute imperfection, comme contraires à Dieu, alors que la nouvelle les intègre comme voulues par Dieu pour la perfection de la création (p. 386).

Il est d’ailleurs intéressant que certains ont vu la différence entre les deux modèles et ont cherché à les intégrer. Par exemple, Nicole Oresme parle d’« irrationalité rationnelle », de « discorde concordante », de « non-uniformité régulière », de « disparité uniforme » (p. 388).

c) Le sens

Pour Kaye, la cause principale de ce changement est d’ordre pratique : la mutation radicale qui se produit dans la deuxième moitié du xiiie siècle et le début du xive siècle, du point de vue démographique, économique et politique – dont l’évolution fut stoppée par les crises sociales, politiques et médicales (la grande peste), dont les répercussions sur la population furent considérables (un tiers de morts).

Mais il note aussi une autre cause, théorique : « Cette ‘libération’ a coïncidé dans cette période avec l’évolution du nominalisme philosophique et du mouvement vers une ontologie minimaliste, associé à Guillaume d’Ockham » (p. 23). Là où l’historien observe une coïncidence, ne faudrait-il pas affirmer qu’il s’agit d’un ressort, et d’un ressort d’importance ? Non sans des médiations humaines : la pensée du franciscain anglais a pénétré en profondeur l’Université et, de là, les différentes couches de la population. En effet, la philosophie d’Ockham est un empirisme nominaliste qui efface l’universel et inverse la relation entre contemplation et action. Après lui, l’ordo ne se reçoit plus d’en haut du donateur (et de sa médiation naturelle), mais s’invente d’en bas, par des échanges qui fonctionnent ou non.

d) Quelques relectures

1’) Un terme analogue

Le concept d’équilibre est l’un des rares qui traverse les différents ordres, en tout cas, s’applique autant à la nature qu’à la culture, à la matière qu’à l’esprit. De fait, il est fréquemment employé dans des domaines fort différents, qui vont de la physique (l’équilibre entre deux corps) jusqu’à la politique (l’équilibre entre les pays), voire transversaux (l’équilibre entre le physique et le psychique). Voire, on peut l’étendre sans difficulté au troisième ordre, par exemple, en parlant d’un équilibre entre nature et grâce.

2’) Le reflet de l’entrée dans la modernité

Cette relecture savante et éclairante du changement de paradigme peut se comprendre comme une prémisse préparant l’entrée dans la modernité. D’abord, le futur aequilibrium intègre l’apport de ce prémoderne qu’est Ockham. Ensuite, la modernité se caractérise par le primat du sujet et de la liberté autant que par la rupture avec l’hétéronomie, naturelle ou divine ; or, autant le sentiment d’aequalitas souligne l’initiative de Dieu, au risque de minimiser celle de l’homme, autant le concept nouveau d’équilibre valorise la seconde au point d’oublier la première.

3’) À la lumière de l’être comme amour

La dynamique du don permet à la fois de mieux comprendre l’opposition des deux modèles et de proposer une intégration. En effet, l’harmonie ou l’équilibre au sens antico-médiéval, dans sa verticalité, valorise d’abord la donation, c’est-à-dire l’ordre reçu d’un principe, mais sous-évalue la fécondité de la cause seconde qui est cause dans la seconde (don 1 sans dons 2 et 3). En revanche, l’équilibre au sens moderne, dans son horizontalité, ne loue les liens fluides et créatifs qu’en s’arrachant à l’ordo reçu d’en haut (dons 2 et 3 sans don 1).

Pascal Ide

[1] Alain Boureau, « Préface », A History of Balance, 2014 : Histoire de l’équilibre (1250-1375). L’apparition d’un nouveau modèle d’équilibre et son impact sur la pensée, coll. « Histoire », trad. Christophe Jaquet, Paris, Les Belles Lettres, 2017, p. 9. Je me suis aidé de la longue recension de Benoît-Dominique de La Soujeole, Revue thomiste, 118 (2018), p. 483-494.

8.1.2019
 

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