De la peur mal aimée à la crainte si aimable 2/3

Pascal Ide, « De la peur mal-aimée à la crainte si aimable », Sources vives, 149 (janvier 2010), p. 5-41.

2) La peur, puissance de souffrance

a) La tentation de la projection

Les objections ne manqueront pas de pleuvoir. Le tableau qui précède est idéal : la réalité quotidienne le contredit sans cesse. Nos peurs nous jouent des tours, souvent à notre insu : combien de fois, loin de nous informer, elles nous aveuglent ; combien de fois, loin de nous mobiliser, elles nous paralysent ; combien de fois, loin d’être seulement ressenties, nous nous identifions à elles, autrement dit, elles nous submergent et nous interdisent d’éprouver durablement des affects plus agréables. « Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer [1] ». Même si Pascal dit viser l’imagination, il parle en réalité de la crainte qui fait « pâlir et suer » et nous ôte toute « sûreté ».

Les objections sont au nombre de deux, morale et psychologique. D’une part, la crainte ne peut totalement se maîtriser, surtout dans l’état postlapsaire. Au contraire de la peur animale que régule l’instinct (ou le mécanisme inné de déclenchement), la crainte humaine lui échappe. D’autre part, aujourd’hui, les psychologues constatent une multiplication des dysfonctionnements de la peur [2] et dénoncent notamment un mécanisme dont nous faisons tous les frais à un moment ou à un autre : la puissance projective de la peur. Celle-ci nous rend tellement vigilant qu’elle rend certain ce qui n’est que possible ou même très improbable (« Je vais rater mon examen »), voire invente des périls imaginaires.

Un film comique illustrera le mécanisme de cette projection d’une manière caricaturale qui en fera mieux ressortir et les ressorts et les dangers.

Dans un des Marx Brothers, Soupe au canard [3], Rufus T. Firefly (Groucho Marx) est nommé chef du gouvernement de la Freedonie. Mais le puissant pays voisin, la Sylvanie, accepte mal cette nomination. La tension monte et l’on craint la guerre. Aussi, pour l’empêcher, la Sylvanie délègue-t-elle son ambassadeur, Trentino. Pourtant, avant que celui-ci n’arrive, dans une tirade, Rufus s’auto-convainc progressivement de sa cuistrerie : « Quel noble geste. Je ne mériterais pas la confiance qui m’est accordée si je ne faisais pas tout ce qui est en mon pouvoir afin de préserver la paix de la Freedonie. J’accepte avec joie de recevoir l’ambassadeur Trentino et au nom de tout mon pays. Je suis prêt à lui tendre la main droite de la paix et de l’amitié. Je suis sûr qu’il appréciera ma poignée de main à sa juste valeur. Oui, mais si jamais il la refuse ? Ce serait vraiment le bouquet. Je lui tends la main et lui il n’accepte pas. Mon image de marque en prendrait un coup, moi, le chef d’une grande nation, snobé par un ambassadeur. Il se prend pour qui celui-là. Il croit peut-être qu’il peut me couvrir de ridicule devant mon peuple ? ça, c’est trop fort. Je lui tends la main et cet ingrat a le culot de ne pas vouloir la serrer. Je vous jure que cette espèce de babouin ne l’emportera pas au paradis ».

A ce moment, Trentino, l’ambassadeur de Silvanie, arrive, le sourire avantageux : « Alors – l’accueille Firefly, gonflé à bloc –, vous osez refuser ma poignée de main ? » Et, joignant le geste à la parole, il transforme la main tendue en soufflet. La guerre est désormais inéluctable.

Tout le discours de Rufus est sous-tendu par des sentiments : tout d’abord, la joie et l’espoir ; puis, brusquement, le ton se modifie (les psychologues parlent parfois d’un changement de tonalité affective), la crainte apparaît (« mais si jamais il la refuse ? »), qui fait le lit de la colère et, s’échauffant de plus en plus, de l’indignation. Or, tout se passe en l’absence de l’ambassadeur dont l’attitude, ouverte ou belliqueuse, est seulement supposée. Donc, la représentation que Rufus se fait de Trentino naît non pas de la réalité mais de la puissance créative de ce sentiment projectif qu’est la peur.

Le danger (futur et seulement possible) que l’anxieux s’est imaginé finit par devenir pour lui plus réel que le réel lui-même. Voire, non contente d’imaginer ce péril, la crainte peut en arriver à le créer et se convaincre, a posteriori, qu’il lui préexistait.

b) La tentation de l’insensibilité

Ce constat d’une peur omniprésente et incontrôlable fait le lit de la tentation décrite dans l’introduction : l’abolition de la peur. Cette annihilation présente différents visages : dans le monde de la rationalité techno-scientifique et utilitaire issu des Lumières, elle se présente comme le rêve d’un risque zéro, d’une maîtrise totale de l’échec, et même de la mort ; dans les philosophies de la non-dualité développées en Orient (par exemple, le bouddhisme), elle se manifeste comme un diagnostic accusant le ressenti de causer toute souffrance doublé d’un remède visant à l’amputer ; enfin, l’Occident a connu sa propre version de l’anesthésie avec l’ataraxie stoïcienne qui, en un jeu de mots significatif, identifie le pathos (la passion) et la pathologie. Nous reviendrons en conclusion sur les visions du monde sous-tendant ces options philosophiques qui traversent les cultures et les époques.

Sans convoquer ces élaborations systématiques, de nombreuses personnes s’insensibilisent et se coupent de tout affect : par exemple, par activisme, par cérébralisme, par interdit. Sans doute ces deux derniers mécanismes interfèrent-ils dans cet aveu d’Amiel : « Il y a en moi une raideur secrète à laisser paraître mon émotion vraie, à dire ce qui peut plaire, à m’abandonner au moment présent, sotte retenue que j’ai toujours observée avec chagrin [4] ». Quel que soit le mécanisme, le coût de cette protection est très onéreux. En se privant de la peur, l’insensible devient incapables de déchiffrer les signaux psychiques et organiques de la survenue d’un danger, externe ou interne. Paul est un père de famille surbooké, gérant une équipe d’une trentaine de représentants chez Nestlé, par ailleurs fort généreux de son temps pour sa famille et son quartier (il vient d’accepter d’être adjoint au maire). Si on lui demande comment il va, il répond avec un large sourire : « Très bien. J’ai une vie professionnelle, familiale, associative remplie qui me comble. Que rêver de plus ? – Mais, avec ton rythme de vie, ne ressens-tu pas parfois trop de tensions ? – Si, j’aimerais parfois lever le pied. Mais, tu sais, je suis attentif, je fais du footing tous les samedi matin ». Hier, Paul, 39 ans, a été emmené d’urgence en service de réanimation. Il est passé de justesse à côté d’un infarctus du myocarde. Une thérapie brève, conseillée par le cardiologue, lui montrera que le stress est devenu pour lui synonyme d’action. Il se drogue, littéralement, aux catécholamines. Son footing est encore une manière de se prouver à lui-même qu’il est un gagnant. De même que le poisson ne sait pas que l’eau, son milieu, est mouillée, de même Paul ignore-t-il qu’il vit dans un état habituel de tension, donc de peur. Grâce notamment à une thérapie qui s’appelle la cohérence cardiaque [5], il est de nouveau devenu capable de ressentir ce système d’alarme qu’est la peur, et surtout une joie qui est beaucoup plus que la détente d’un stress…

Enfin, si, le plus souvent, nous nous coupons de nos peurs par des mécanismes involontaires et même inconscients, l’on ne doit pas toujours écarter la possibilité d’une responsabilité, donc d’une faute dans la naissance ou du moins dans l’entretien de cette anesthésie. La crainte nous fait éprouver notre dépendance à l’égard des événements et des autres ; elle contrarie notre toute-puissance, voire peut nous humilier.

c) La vertu acquise

L’insensibilisation identifiait implicitement la peur à un mal. Or, les objections ne parlent pas de la peur comme telle mais de sa démesure. Si le mal s’éradique, l’excès doit seulement être reconduite à sa juste mesure. Et c’est le propre de la vertu morale en général de modérer les affects et du courage en particulier de tempérer la crainte. Mais tempérer n’est pas annuler. La bravoure ne dit donc pas : « N’aie pas peur », mais « Ecoute ta peur et canalise-la » [6].

Toutefois, saint Thomas, pourtant si opposé au stoïcisme, présente la vertu de force ou de courage comme une limite imposée à la crainte et définit la relation à celle-ci en termes seulement négatifs : la fortitudo est ce qui « réprime la crainte [cohibitiva timorem] [7] ». Voire, comme toute vertu morale, le courage se tient dans un juste milieu entre deux extrêmes ; or, ceux-ci sont, d’un côté, la crainte et de l’autre l’audace. La formule complète du Docteur Angélique est : « la force concerne la crainte et l’audace, en réprimant la crainte et en modérant l’audace [audaciarum moderativa] ». Par conséquent, le courage n’est pas une médiété entre l’excès et le défaut de peur (l’anesthésie, l’incapacité à ressentir sa peur dont nous venons de parler). Il semble donc que la crainte soit ici considérée négativement.

D’abord, dans son traité des passions, saint Thomas présente l’audace comme une passion et même comme le sentiment qui s’oppose à la peur. Alors que celle-ci « fuit la nuisance à venir », « l’audace affronte le péril imminent pour en être vainqueur ». Or, à un propos de saint Augustin affirmant que « l’audace est un vice [8] », le docteur médiéval répond en distinguant, comme pour la colère, deux significations de l’audace : un sens psychologique, à savoir l’émotion comme telle, et un sens éthique, à savoir la passion « s’écartant de l’ordre de la raison [9] », autrement dit le vice. On peut donc élargir cette conclusion en affirmant que la peur dont parle la vertu de courage est, à l’instar de l’audace, non pas la passion ut sic mais sa démesure qui est vicieuse.

Ensuite, dans d’autres passages, frère Thomas montre que la peur présente une véritable puissance opérative. Se demandant si la crainte empêche d’agir, il se fonde sur le mot déjà cité de S. Paul, « Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement » (Ph 2,12), pour répondre avec équilibre : « s’il s’agit d’une crainte modérée qui ne trouble pas beaucoup la raison, elle aide à bien agir, car elle donne du souci [causat quamdam sollicitudinem] et rend plus attentif dans la délibération et dans l’action. Mais si la crainte prend de telles proportions qu’elle perturbe la raison, elle empêche d’agir [10] ». Assurément, puisque la délibération est un des actes de la prudence, la crainte est ici davantage enrôlée par cette vertu cardinale que par le courage. Il demeure qu’une fonction positive lui est assignée.

Fondons-nous, enfin, sur une autre indication de saint Thomas. À la suite d’Aristote, il constate que le courage est aidé par la colère : l’énergie qu’elle procure permet d’affronter « ce qui fait souffrir [11] ». Or, nous avons vu que la peur empruntait en partie les mêmes voies neuro-hormonales que la colère : le phénomène de stress décrit par le physiologiste canadien Hans Selyes est la réponse de l’individu à n’importe quelle agression ; il se situe à cheval entre les deux affects de peur (à titre prédominant) et de colère (à titre adjuvant). Par conséquent, on pourrait compléter les affirmations classiques en affirmant que la crainte, loin d’être l’opposé de la vertu de courage, est aussi une composante, précisément sa matière. Une analogie pourrait éclairer. Les récentes études phénoménologiques de Karol Wojtyla sur la chasteté, d’ailleurs alliées à une prise en compte de l’apport des sciences humaines et des sciences biologiques, ont enfin conduit à l’envisager non pas comme un frein au plaisir et à l’élan sexuels mais comme son intégration [12]. De même et symétriquement les analyses phénoménologiques de la crainte [13], en sus des études physiologiques qui ont été évoquées, inclinent à considérer de manière nouvelle le courage non plus comme une limitation de la peur mais comme son incorporation.

Un exemple – une histoire vraie – expliquera mieux que des discours généraux la manière dont la force intègre la peur. « X vient de sauter, il tire sur la poignée de son dorsal et brusquement il se rend compte que celui-ci est en torche. Refusant de penser que la situation est irréversible, il commence à tirer énergiquement sur le harnais, dans l’espoir de lever ce qui ne doit être qu’un petit obstacle empêchant le vent de s’engouffrer à 200 à l’heure dans la voile. Sans point d’appui, dans le vide, il se heurte à des sangles rigides comme des élingues de bateau. Le mouvement qu’il parvient à communiquer aux suspentes est ridiculement faible. Il faut pourtant que ce parachute s’ouvre. Rien à faire, cette fois, pas de doute : la torche est pour lui.

« L’adrénaline, cette merveilleuse hormone de la survie, qui est secrétée lors des grands stress et qui instantanément sélectionne les fonctions vitales de celles qui ne le sont pas, commence à faire son effet. Il se met à penser très vite. En même temps, un ‘autre’ effectue les gestes vitaux. Il faut faire vite […]. Il va falloir se résoudre à actionner le ventral. X n’a pas de couteau, ne peut se débarrasser de cette mortelle torche dans son dos. De toute façon, maintenant il n’y a plus le temps. Il baisse avec peine la main droite vers le ventral, tant le vent relatif ascendant est fort. Il arrache littéralement la seconde poignée. Sa hantise est de voir le ventral s’enrouler autour de la gaine du dorsal, l’entraînant alors vers une mort certaine. Libérés de leurs aiguilles, les rabats du parachute se sont bien effacés sous la robuste traction de leur sandow. La voile devrait sortir rapidement sous la pression du vent. Au lieu de cela, la position de X fait que le vent plaque la voile autour de son cou.

« Cette fois, il se sent fichu. Les deux parachutes coincés, il n’a plus aucune chance… L’avantage de cette mort sur les autres, c’est qu’elle est instantanée, donc indolore. L’inconvénient, c’est qu’elle ne fait pas un beau cadavre, et qu’il n’a pas le droit d’imposer ce drame à ses pauvres parents (il a vingt ans). Pour eux, il faut que ce foutu ventral s’ouvre. Des clichés morbides affluent dans sa tête. Il s’imagine charpie sanguinolente, éclatée dans un arbre ou sur du goudron. Mais, à aucun moment, il n’est paralysé par la peur. L’instinct de survie lui fait accomplir les gestes qu’il faut pour tenter de sortir la voile du sac. Il voit maintenant le sol monter. Cette impression visuelle signifie qu’il n’en a plus que pour quelques secondes. Il continue de tirer sur tous les morceaux de toile que ses doigts peuvent agripper. Le sol arrive, les arbres s’écartent sur le fond vert d’un herbage. Dans trois secondes, il sera pulvérisé. Cette fois, il ferme les yeux, n’attendant plus rien.

« Soudain, un grand choc. Sur la poitrine, et l’impression de remonter d’où il vient. Il ouvre les yeux. Il devrait être mort. Non ! Le ventral s’est ouvert in extremis, les deux haubans se torsadant déjà, réduisant la voile. Il est à la hauteur du sommet des hêtres, à 30 mètres de haut, oscillant au bout de son parachute. Il y a deux secondes encore, il fonçait vers la mort à 75 mètres par seconde. Il réalise bien que c’est un miracle. Il a envie de hurler de soulagement, mais réalise qu’il fonce droit sur le toit d’une ferme hérissée de cheminées et d’antennes de télévision. Impossible de se diriger avec le ventral, dont les deux haubans s’entortillent et ne forment déjà plus qu’un cordon ombilical ingouvernable. Ce serait vraiment trop bête de se tuer maintenant sur cette ferme. Il se statufie dans la position d’atterrissage tant de fois répétée à l’armée et attend le choc final. Il passe à un mètre des gouttières. Le dorsal qui pend s’est déjà accroché sur le faîte du toit. Il prend contact très brutalement avec le sol empierré, qui sert de perron à la ferme. Groggy, il réalise qu’il n’est pas mort, qu’il est sur le fameux plancher des vaches, qu’il ne ressent pas de douleurs intolérables. Il se relève, hébété, les mains tétanisées sous les deux poignées de ses parachutes, incapable de parler au paysan qui l’assiste. Il en est quitte pour une légère jaunisse le lendemain, due aux décharges d’adrénaline.

« Étudiant en médecine, il analysera quelques années plus tard le pourquoi de ses réactions étonnamment adaptées à la situation, dégagées de toute panique, même si la peur le tenaillait. Il avait contre lui une expérience, handicap qu’il compensera cependant par une bonne dose de sang-froid, acquise au travers de l’exercice d’autres disciplines dangereuses [14] ».

Cette histoire est riche d’enseignements. Limitons-nous à ce qui concerne la peur.

Tout d’abord, les quatre aspects constitutifs de tout affect sont bien présents. L’organisme est à ce point mobilisé que le parachutiste fera un léger ictère réactif. Pendant sa chute, le sportif ne cesse d’être tenaillé par la crainte. Celle-ci lui signale le danger extrême qu’il court et lui donne de l’affronter.

Ensuite, la peur apparaît comme une ressource très précieuse, ainsi qu’un parcours, autrement organisé, des quatre aspects le manifeste. D’une part, elle alarme le parachutiste que le plus grand des dangers le menace : la mort. D’autre part, elle mobilise ses énergies et le conduit à poser les gestes adéquats, physiques mais aussi intérieurs (« Il se met à penser très vite »), qui lui sauveront l’existence. Or, cette double mission d’information et de motion opère par la médiation du ressenti affectif et des fonctions organiques, notamment l’adrénaline.

Enfin, la peur est une richesse parce qu’elle est vertueuse. Maniguet propose différentes interprétations de l’événement : la puissance de sélection de « l’adrénaline » ; « l’instinct de survie » ; « le sang-froid ». Toutes donnent pleinement la place à l’émotion. Mais la dernière s’approche le plus de la vérité. Plusieurs signes accréditent la présence du courage : 1. Comme toute vertu, celui-ci s’acquiert par répétition consciente de petits actes, autrement dit l’exercice, ici l’affrontement à des dangers progressifs (le « sang-froid acquis au travers de l’exercice d’autres disciplines dangereuses ») et la mise en place des gestes ajustés (« la position d’atterrissage tant de fois répétée à l’armée »). 2. Comme toute vertu, elle est disposition à agir promptement et de manière ajustée (« ses réactions [sont] étonnamment adaptées à la situation »). 3. Comme toute vertu morale, la force est intégration et non pas désintégration de l’affect, ici la crainte : « ses réactions » sont « dégagées de toute panique, même si la peur le tenaillait ». 4. Comme toute vertu morale, la bravoure se tient donc dans un juste milieu, ici entre l’insensibilité (l’anesthésie) et la panique (« à aucun moment, il n’est paralysé par la peur »). De même, le courage n’empêche pas l’imagination (par exemple celle de se voir mort, en charpie), mais il la cadre et utilise même cette image pour se motiver encore davantage. Et, selon le principe de hiérarchie de l’aspect matériel (organique) et de l’aspect formel (psychique), si l’adrénaline « sélectionne les fonctions vitales de celles qui ne le sont pas », cela tient à l’entraînement vertueux. 5. Enfin, la vertu ne se comprend pas seulement à partir de sa source (l’entraînement) ou de la disposition stable et joyeuse, mais de sa finalité : la tension vers une fin qui se présente comme un bien. Autrement dit, et nous le comprendrons mieux plus loin, la peur s’enracine dans l’amour et celui-ci s’incarne dans le courage. De fait, l’amour de ses parents fut déterminant dans l’attitude du jeune homme.

Cet exemple montre donc combien le courageux n’est pas celui qui est dénué de peur, mais celui qui la ressent, sans toutefois jamais s’identifier à elle. Assurément, on l’a dit, le ressenti émotionnel de la crainte est déplaisant et même, quand celle-ci devient angoisse, difficilement supportable. Pour autant, il faut refuser de qualifier ces sentiments de négatifs. Cette épithète emporte une connotation morale, en tout cas excluante, qui n’en honore pas toute la richesse. L’homme brave doit éprouver l’anxiété, l’accueillir en quelque sorte, l’héberger comme son amie, et ainsi lui permettre de porter son double fruit, cognitif et moteur : la crainte fait connaître et fait agir. Dans le film de guerre de Ridley Scott La chute du faucon noir (2002), l’un des membres de l’arme d’élite s’entend dire avant une attaque : « Tout le monde ressent la même chose que toi, Thomas. C’est votre comportement dans le feu de l’action qui fait la différence ». De même qu’un avocat qui fait taire sa colère manquera de flamme, voire sera moins convaincant dans sa plaidoirie et se privera d’une heureuse ressource, de même le soldat – et tout homme – qui se coupe du ressenti, certes désagréable, de la peur le paiera en déficit de perception du danger et d’énergie. La devise du chevalier Bayard n’est donc qu’à moitié vraie : s’il doit être sans reproche, le vrai brave ne doit surtout pas être sans peur.

d) La vertu retrouvée

La puissance projective de la peur ne nous invite-t-elle pas, toutefois, à nous méfier d’elle davantage qu’à l’écouter ? Certes, seule une minorité de la population entre dans le cadre des pathologies de la peur comme la névrose d’angoisse, les phobies, les troubles obsessionnels compulsifs (TOC), il demeure que la différence entre ces maladies et notre état est plus de degré que de nature. D’ailleurs, une étude faite sur un échantillon représentatif de 8 098 personnes montre que les peurs excessives (du vide, de l’avion, d’être enfermé, des animaux, etc.) concernent un adulte sur deux, précisément 49,5 % d’entre eux [15].

Je retiendrai deux enseignements des sciences psychologiques en relation avec notre perspective (la peur comme richesse). D’une part, ces maladies montrent combien la peur est profondément délétère et invalidante non pas en elle-même mais lorsqu’elle est durablement et excessivement démesurée. Par exemple, les TOC (qui touchent pas moins de 2 % de la population) conduisent à des évitements et à la mise en place de rituels conjuratoires tous deux fort coûteux en temps, en énergie, en adaptation au réel, en ouverture relationnelle, etc.

D’autre part, certains traitements efficaces, loin de nier purement et simplement la projection, l’affrontent. Entrer dans nos peurs et ce qu’elles disent du réel est la seule manière d’en sortir. Tel est le cas des thérapies comportementalistes et cognitivistes (TCC) qui présentent des résultats remarquables vis-à-vis des phobies ou des TOC. Prenons le cas de l’anxiété. L’anxieux perçoit, souvent à son insu, son monde quotidien comme rempli de menaces. Cette représentation entraîne deux conséquences majeures : en absence de problème, une hyper-vigilance au danger ; en présence de problème, une amplification et une généralisation, c’est-à-dire une focalisation sans recul. Or, un psychiatre spécialiste des TCC propose quatre remèdes pour déconditionner cette anxiété [16] :

  1. « Réfléchir au lieu de ruminer ». On entend l’objection : l’anxieux réfléchit trop ; le remède ne serait-il pas plutôt qu’il ne réfléchisse plus ? Mais une telle proposition est à la fois irréaliste (le souci revient toujours) et inefficace (le souci de l’anxieux est fondé sur le réel, ce n’est pas du délire). Le remède consiste donc à aider à mieux réfléchir, c’est-à-dire à évaluer le monde avec justesse, au lieu de ruminer sans fin.
  2. « Ne pas transformer les doutes en certitudes ». En effet, le propre de la projection anxieuse est de confondre un futur possible (et toujours inquiétant) avec le réel. Exemple : « Je dois aller tracter ; donc, je vais rencontrer un collègue ; donc, il va en parler à mon patron ». Le remède consiste à : a) envisager toutes les hypothèses et non seulement les pires, donc à donner aussi la parole aux issues positives ; b) ne pas choisir ; c) enfin, à les considérer comme possibles, donc futures, non comme actuelles, donc comme présentes.
  3. « Ne pas amplifier la réalité ». En effet, l’anxieux ne se contente pas de trier le réel, il voit une catastrophe derrière chaque incident : « Il m’a vu tracter ; il va me pousser à la faute ; ainsi il pourra me licencier ; je ne retrouverai jamais de travail ; je serai à la rue et mes enfants devront mendier dans le métro ». Le remède consiste à : a) reconnaître ce mécanisme et voir son irréalisme ; b) consentir au réel.
  4. « Accepter l’incertitude ». En effet, la personne rongée par l’anxiété vit d’une fausse croyance : tant que la situation n’est pas totalement cadrée, verrouillée, sécurisée, il faut être sur ses gardes et envisager le pire. Le remède consiste donc : a) là encore dans la prise de conscience de ce processus ; b) et à accroître la tolérance à l’incertitude, lui montrer qu’on peut vivre sans avoir d’assurances à chaque pas.

Ces quatre conseils, on le voit, affrontent la vision du réel sous-tendant la crainte et l’alimentant ; ils prennent donc pleinement en compte la peur-information dont nous avons aussi vu qu’elle est la source des trois autres aspects de la peur (comme de toute passion). Par conséquent, les TCC, loin de nier la crainte, l’accueillent et l’interrogent en vue de la domestiquer. Comme ce courant thérapeutique adjoint à cette approche cognitiviste une approche comportementaliste (un changement très progressif du comportement permettant de vivre avec le sentiment lui-même [17]), la méthode proposée converge donc de manière inattendue vers l’approche vertueuse classique.

Pascal Ide

[1] Blaise Pascal, Pensées, n. 104, Œuvres complètes, éd. Jacques Chevalier, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1954, p. 117.

[2] Cf., par exemple, Christophe André, Psychologie de la peur, Paris, Odile Jacob, 2004. Abondante bibliographie.

[3] Film burlesque américain de Leo McCarey (1933). La scène qui va être décrite se déroule de 50 mn. 40 sec. à 52 mn. 8 sec.

[4] Amiel, Journal intime, Genève, Georg et Cie, 1897, tome 1, p. 152.

[5] Cf. David Servan-Schreiber, Guérir. Diverses méthodes pour lutter contre le stress, l’anxiété, la dépression, sans médicament ni psychanalyse, coll. « Pocket », Paris, Robert Laffont, 2003, p. 75-94. Adresses et sites, p. 327-329.

[6] Sur le courage, multiples sont les exposés. Je me permets de renvoyer à Pascal Ide, Construire sa personnalité, Paris, Fayard, 1991, chap. 4.

[7] Cf., ST, IIa-IIæ, q. 123, a. 3. Cf. Ad. Tanquerey, Précis de théologie ascétique et mystique, n. 1076, Paris et al., Desclée et Cie, 6ème éd., 1924, p. 676.

[8] 83 Quæstion., q. 31, PL 40, 21.

[9] ST, Ia-IIæ, q. 45, a. 1.

[10] ST, Ia-IIæ, q. 44, a. 4.

[11] ST, IIa-IIæ, q. 123, a. 10.

[12] Cf. Karol Wojtyla, Amour et responsabilité, trad. Thérèse Sas revue par Marie-Andrée Bouchaud-Kalinowska, Paris, Éd. du dialogue, Stock, 1978.

[13] A côté de Kierkegaard et de Heidegger qui ne sont pas à proprement parler des phénoménologues, cf. Jean-Louis Chrétien (« Peur et altérité », La voix nue. Phénoménologie de la promesse, coll. « Philosophie », Paris, Minuit, 1990, p. 225-258 ; « Nulla tentatio omnis tentatio. Le danger de la sécurité » [1980], Le regard de l’amour, Paris, DDB, 2000, p. 65-90) et Hans Urs von Balthasar (Le chrétien et l’angoisse, trad. Claire Champollion, coll. « Présence chrétienne », Paris, DDB, 1954).

[14] Xavier Maniguet, Survivre. Comment Vaincre en Milieu Hostile ?, Paris, Albin Michel, 1988, p. 155-158.

[15] Cf. C. G. Curtis et al., « Specific Fears and Phobias », Psychological Medicine, 173 (1998), p. 212-217.

[16] Cf. Christophe André, Vivre heureux. Psychologie du bonheur, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 206-213. Je transforme le quatrième, n’en retenant qu’un aspect.

[17] Une belle illustration est offerte dans l’un des meilleurs ouvrages sur les TOC : Dr Alain Sauteraud, Je ne peux pas m’arrêter de laver, vérifier, compter. Mieux vivre avec un TOC, coll. « Guides pour s’aider soi-même », Paris, Odile Jacob, 2002, l’exemple de Jeanine, p. 284-291.

20.1.2018
 

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