De la peur mal aimée à la crainte si aimable 1/3

Pascal Ide, « De la peur mal-aimée à la crainte si aimable », Sources vives, 149 (janvier 2010), p. 5-41.

« Est-ce que vous allez maintenant faire entrer la peur dans le paradis [1] ? »

Cette parole de l’abbé Chevance, l’un des saints prêtres mis en scène par Georges Bernanos, nous servira de guide. Notre intention est en effet de montrer que la peur – qui fait si peur – doit être sauvée, dans tous les sens du terme.

Une de nos grandes tentations est en effet de nous amputer de nos craintes. Celles-ci ne font-elles pas partie de ces sentiments négatifs qui, au minimum, dérangent et, au maximum, disloquent le psychisme ? L’adulte n’est-il pas l’homme vertueux, donc courageux, qui a affronté et surmonté ses craintes ? Enfin, l’Écriture n’enjoint-elle pas de ne pas craindre (« Ne craignez pas » : Mt 10,31) ?

Deux faits suffiront à faire douter le chrétien de la pertinence d’une telle mutilation. Non sans souffrance, mais sans déstructuration et sans nul péché, Jésus et Marie ont éprouvé cette forme extrême de la peur qu’est l’angoisse (cf. Mt 26,37 ; Lc 2,48). Non seulement le Christ ne prohibe pas la peur, mais il la commande : « vous devez craindre » ceux qui tuent l’âme (Lc 12,5).

Les trois objections ci-dessus parcourent les trois ordres distingués par Blaise Pascal (corps, esprit, charité). Ceux-ci dicteront aussi le progrès de notre exposé. À chaque pas, la peur dévoilera davantage son visage, son essence et sa beauté.

1) La peur, puissance de vie

La gazelle broute l’herbe haute de la savane. Soudain, elle lève la tête, darde son regard à droite, à gauche. Elle a senti une odeur familière : celle du lion. Point n’est besoin de le voir. Il n’y a qu’une chose à faire : fuir, fuir au plus vite et le plus vite possible. Sans la peur, la gazelle n’aurait pas été attentive au danger ; sans la peur, elle n’aurait pas détalé avec une telle vélocité et échappé à une mort certaine.

La crainte [2] est d’abord un sentiment ou une émotion [3] qui relève de la vie affective sensible. La sensibilité étant commune à l’homme et à l’animal, la peur couvre donc les deux règnes. Il faut avoir vu un cheval paralysé et suer à grosses gouttes face à un serpent pour comprendre combien cet affect n’est pas l’apanage de la seule humanité. L’homme hérite de son ascendance animale les bienfaits vitaux de la peur. Montrons-le en détail à partir des quatre aspects constitutifs de tout sentiment : physiologique, psychique, cognitif, comportemental. La peur est passion, émotion, information, motion.

a) La peur-passion

La peur se caractérise par un certain nombre de manifestations somatiques : le tremblement, la sudation, la fixité du regard, etc. Voici comment un disciple de Pavlov la décrit : « les battements du cœur deviennent généralement plus fréquents, tout le corps tremble à cause des contractions des muscles, la gorge se dessèche et se serre, et les membres, surtout les membres inférieurs, sont comme paralysés ; des perturbations du système vasomoteur se manifestent dans la pâleur qui envahit la face, les viscères se contractent et les défécations et des pertes d’urine involontaires peuvent s’ensuivre. La violence de ces réactions physiologiques prouve que la réaction de la peur doit être profondément enracinée dans les organismes [4] ».

Ces manifestations extérieures qui sont souvent repérables par l’entourage s’accompagnent de signes physiques qui, eux, ne sont perceptibles que par celui qui l’éprouve (sécheresse de la bouche, palpitations, tension musculaire, etc.), voire qui lui sont imperceptibles (augmentation de la pression sanguine, mydriase, etc.).

Tous ces symptômes organiques sont commandés par deux grands systèmes physiologiques, endocrinien et neurologique. Limitons-nous au second. Nous savons aujourd’hui de manière précise en quoi consiste le fonctionnement cérébral de la peur [5]. Il met en jeu l’amygdale qui est une structure cérébrale située en profondeur dans la région antéro-inférieure du lobe temporal. Cet organe reçoit des projections principalement des régions sensorielles du thalamus et du cortex préfrontal. Il a pour fonction principale de décoder les inputs sensoriels porteurs d’émotions, en particulier ceux qui sont menaçants. Or, pour parvenir à l’amygdale, le stimulus sensoriel informant de la présence d’un danger pour l’animal atteint d’abord le thalamus. Puis, il emprunte deux voies différentes : une route courte va directement du thalamus à l’amygdale ; une route longue passe par le cortex pour accéder au même terme. Voilà pourquoi la première est appelée voie thalamo-amygdalienne et la seconde thalamo-cortico-amygdalienne. Or, seul le cortex permet l’intégration perceptuelle, c’est-à-dire la représentation complète du stimulus informant sur la réalité de la menace. Par conséquent, la première voie, sous-corticale, se contente d’une perception grossière de la situation et active l’amygdale. Inversement, le second cheminement bénéficie du traitement de l’information et donc de la connaissance portant sur la réalité de la menace. Elle conduit ainsi à une activation ou non de l’amygdale et, en cas de réponse positive (présence d’un danger imminent), à une mobilisation, par l’entremise de son noyau central, des structures efférentes (système cardiovasculaire, musculaire, etc.) des réactions émotionnelles énoncées ci-dessus.

Ces explications scientifiques, pour ne pas être dénuées de technicité, présentent un grand intérêt philosophique. Tout d’abord, elles confirment l’enracinement somatique de la peur. En effet, celle-ci relève de la sensibilité. Or, tout affect sensible présente un double aspect, à l’image de la constitution double, somatique et psychique, caractéristique de l’animal : d’une part, elle s’enracine dans le corps ; d’autre part, elle est un acte de l’âme (sensitive). Nous considérerons le deuxième aspect plus loin. En tant qu’elle est physique, la peur est une « passion » [6]. En effet, pâtir signifie être altéré. Et cette altération se vérifie particulièrement vis-à-vis des passions qui ont pour objet un mal, c’est-à-dire une réalité destructrice, ici menaçante.

Par ailleurs, même si la peur a pour objet une réalité humaine (l’angoisse de la mort) voire théologale (la crainte de Dieu), elle demeure une réalité sensible. Au nom de l’unité de la personne (« le composé pâtit ») : celle-ci est angoissée à cause du retentissement de son angoisse dans la sensibilité

Enfin, le cortex préfrontal constitue l’un des traits distinctifs du corps humain. La double voie cérébrale, brève et longue, permet donc d’expliquer, au ras de l’organisme, pourquoi l’homme, et seulement l’homme, présente un double type de réaction affective (et, ici, un double vécu de la peur) : immédiate, spontanée, pulsionnelle ; médiatisée, contrôlée, vertueuse. L’on peut déjà comprendre que, dans sa sagesse, l’organisme a mis en place un dispositif non pas d’élimination ou même d’ajournement de la crainte, mais de médiation : l’éducation de la peur consiste à passer, au plan somatique, d’une gestion (ou plutôt une absence de gestion) que l’on pourrait qualifier de sous-corticale (par la voie thalamo-amygdalienne) à une gestion corticale (par la voie thalamo-cortico-amygdalienne) [7].

b) La peur-émotion

La peur s’incarne dans des manifestations physiques. Aussi et plus encore, elle s’éprouve. Certes, l’un ne va jamais sans l’autre. Les réalités sont toutefois bien distinctes. Les premiers types de signe renvoient au corps et les seconds à une réalité qui est d’un autre ordre et que, pendant des siècles, l’on a appelé l’âme, ainsi que le signifie l’étymologie du terme « psychique ». La différence plus phénoménologique et plus biblique de l’intérieur (le cœur) et de l’extérieur (le visage, les mains) parle peut-être davantage : la peur se ressent comme un état intime. De plus, les mots l’attestent. On dit de la peur que, à l’instar de tout affect, elle s’éprouve, elle se ressent. Et ces mots renvoient à ce dedans irréductible au corporel. En outre, autant il est possible de décrire les manifestations organiques, autant il est impossible de définir ce ressenti de la peur : on ne l’approche que par métaphores (« J’ai l’impression de perdre mon identité, de ne plus avoir de contour ») ou métonymies (« Je me sens tiré vers le bas, je n’ai plus d’énergie »). En effet, le sentiment est une expérience première comme la sensation d’une couleur : qui pourrait décrire ce qu’est le bleu turquoise ? Seul peut comprendre un sentiment celui qui l’a déjà éprouvé. Voilà pourquoi les personnes dépressives, en proie à des terreurs extrêmes, se sentent souvent si peu rejointes. Enfin, autant l’expression physique de la crainte est standardisée, universelle, autant son vécu psychologique est unique, variable, lié à l’histoire et à la topographie intérieure de chacun.

Quoi qu’il en soit de cette diversité, la peur, sous son aspect psychique comme sous son aspect physique, est une réalité passive. Aussi peut-on la désigner comme émotion, le préfixe ex signifiant son origine extérieure, donc subie. Plus encore, la peur est désagréable à ressentir, sans doute à cause de la menace qu’elle annonce, sans doute aussi à cause de la sensation physique qui l’accompagne, mais aussi et d’abord en soi, en son vécu intime. Sa tonalité affective n’est pas plaisante. Voire, son ressenti est souvent jugé et l’émotion exclue : « A ton âge, tu ne devrais plus avoir peur d’aller chez le dentiste ».

L’approche physiologique, si fine soit-elle, ne dit donc pas tout, elle doit être doublée d’une approche psychologique. La peur porte avec elle sa signature. Celui qui se connaît sait repérer en lui, avant toute manifestation organique, les signes intérieurs de la peur et agir en conséquence. Nous verrons aussi dans l’exemple du parachutiste l’importance du juste ressenti.

c) La peur-information

La peur n’est pas seulement une émotion ; elle est aussi porteuse d’information. Il n’est pas rare que les exposés scientifiques (sciences humaines et sciences dures) sur l’affectivité distinguent insuffisamment ces deux aspects. C’est ainsi que la présentation des circuits cérébraux de l’émotion traite parfois des stimulus sensoriels alors qu’il s’agit de vécus affectifs. Il est vrai aussi que le terme « sensibilité » désigne à la fois le sentiment qui est d’ordre affectif et la sensation qui est d’ordre cognitif. Quoi qu’il en soit de cette perméabilité, voire de cette ambivalence lexicale, une juste anthropologie de l’émotion requiert de distinguer ce double aspect, cognitif et affectif. Plus encore, le premier précède le second. Les scolastiques affirmaient que l’affectivité suit la connaissance. En effet, comme tout sentiment, elle est suscitée par un objet ; or, avant d’être éprouvé comme bienfaisant ou désagréable, celui-ci doit être connu, si rudimentaire soit cette connaissance. Comment l’enfant craindra-t-il la piqûre de l’abeille si on ne lui a pas expliqué ? Il est donc légitime et heureux de parler d’intelligence émotionnelle [8]. Chaque sentiment est porteur d’une information spécifique sur notre état intérieur voire sur notre environnement. Par exemple, la colère révèle la présence d’une agression actuelle (réelle ou interprétée) contre l’identité ou le respect de soi [9]. Entrer dans une connaissance adéquate de soi demande de décoder ses sentiments et leur pouvoir révélateur.

La peur n’échappe pas à la règle : en termes psychologiques, ce sentiment est porteur d’un signal ; en termes philosophiques, il est spécifié ou déterminé par un objet. L’expérience montre que la crainte avertit d’un danger. Mais il peut être intéressant d’affiner la réponse en nous demandant : qu’est-ce qu’un péril ? Pour définir cet objet, nous nous aiderons de la classification des passions proposée par saint Thomas d’Aquin dans sa Somme de théologie. Il procède pas à pas [10].

  1. Un sentiment naît de la rencontre soit d’un bien, soit d’un mal, ces deux termes devant s’entendre au sens très général et non moral de ce qui plaît, satisfait ou de ce qui est désagréable. La psychologie parle de besoin et de frustration. Or, le bien attire alors que le mal repousse. Comme la peur pousse à fuir, elle est donc suscitée par ce qui nous semble mauvais, autrement dit par un besoin frustré. On objectera que certains biens sont source de crainte : Dieu qui est le Bien par excellence, peut éveiller « crainte et tremblement » (Ph 2,12). En fait, cette émotion naît de ce que nous le considérons alors sous un autre aspect que la bonté, par exemple, sa grandeur qui, démesurée, peut se transformer en menace. L’on comprend dès lors que la pastorale de la peur dénoncée par Jean Delumeau non sans exagération, dépend du regard porté sur Dieu.
  2. Le mal qui suscite l’émotion peut être soit présent soit futur. Lorsqu’il est actuel, la personne éprouve de la tristesse ou de la colère. En revanche, s’il est encore à venir, il engendre la peur. Je crains que mon ami meure mais, une fois qu’il est décédé, je m’attriste ou je me révolte. Voilà pourquoi, d’un côté, la crainte accable moins que la tristesse : le drame futur peut encore être évité. En ce sens, saint Thomas a raison d’affirmer que la tristesse nous affecte davantage que la crainte [11]. D’un autre côté, si le mal à venir apparaît comme l’unique possible, il en vient à boucher tout avenir et interdit à la tristesse présente de se convertir en espoir. À cause de son lien avec le désespoir, l’angoisse devient alors le sentiment le plus destructeur. Il n’y a pire punition que celle infligée par l’instituteur Topaze : « Je vous condamne à l’indécision ». Voilà pourquoi Kierkegaard et Heidegger ont accordé une telle place à l’angoisse et les Pères du désert ont fait de l’acédie, lit de la désespérance, le dernier péché capital, celui auquel toutes les manœuvres du démon veulent conduire sa proie [12].
  3. Enfin, le mal à venir peut être soit facile, soit difficile à éviter. Dans le premier cas, il ne suscite que la fuite – faute de mots et faute de mieux, nous désignons ici le sentiment par sa conséquence qu’est, nous le verrons, le comportement [13]. En revanche, la crainte nous envahit lorsque la réalité nuisible qui s’approche ne peut être éloigné d’un simple revers de main. Cet obstacle d’une certaine importance et donc difficile à surmonter mobilise en nous des ressources plus amples que le simple évitement. La peur est donc le sentiment qui surgit en nous à l’approche d’un mal ardu à écarter. La patiente démarche de saint Thomas aboutit ainsi à une claire définition du péril ou du danger : c’est un mal futur malaisé à repousser. Cette définition permet de comprendre pour quelle raison le plus puissant remède contre la crainte réside dans l’espoir (relayée par la vertu théologale d’espérance). En effet, ce sentiment naît symétriquement d’un bien futur difficile à atteindre. On objectera que la peur suscite la fuite et donc que les deux affects ne sont peut-être pas distincts ou du moins diffèrent seulement selon le degré. Tout au contraire, cette distinction, plus profonde que les précédentes, se fonde dans l’altérité des deux puissances affectives, concupiscible et irascible. Classiquement, la différence se prend de la facilité et de l’arduité de l’objet à atteindre ou éviter. En termes actuels, l’on dira que l’irascible intègre en son sein un moment de négativité, c’est-à-dire au plan existentiel ou subjectif, un renoncement. Celui qui craint éprouve la destruction possible causée par le danger en même temps que le possible débordement de ses capacités à le vaincre – toutes choses que la seule manœuvre d’évitement ignore. Voilà pourquoi la victoire sur ses peurs est source d’une joie sans commune mesure avec le plaisir né de la possession d’un bien simplement désiré.

d) La peur-motion

L’affect n’est pas seulement émotion (née d’une information), il est motion. Ce qui est passivement ressenti se convertit en action. Autrement dit, le sentiment libère en nous une énergie ou une force. Par exemple, l’amour incline vers l’aimé, la colère pousse à la lutte. En effet, le mouvement centripète (ou instatique) de la connaissance s’achève par la sortie centrifuge (ou extatique) de l’affect vers la réalité.

C’est ainsi que le sentiment de crainte suscite un dynamisme spécifique : la fuite. En effet, nous avons vu que le mal futur est anxiogène. Or, autant il est souvent préférable d’affronter la difficulté présente – ce qui est l’attitude propre engendrée par la colère –, autant il convient de conjurer et donc d’éviter un mal qui est encore à venir. La physiologie à la fois confirme et fonde organiquement la corrélation entre la crainte et la fuite : l’affect de peur libère des hormones de stress qui mobilisent nos forces pour fuir le mal prochain. Certes, celles-ci peuvent aussi être employées à l’agression, donc être enrôlées par la colère. Mais, bien que très étroites, les corrélations somato-psychiques ne sont souvent pas bijectives et, pour des raisons d’économie organique, un seul neuro-médiateur est à la source (non-univoque) de plusieurs phénomènes psychiques.

Quoi qu’il en soit de ces médiations, la peur constitue une énergie particulièrement utile. Un ami me rapportait qu’il avait été poursuivi dans la rue par un chien et qu’il avait réussi à lui échapper en grimpant dans un arbre. Quelques jours plus tard, passant au même endroit, il avait trouvé les branches de l’arbre particulièrement élevées et s’était demandé comment il avait pu les atteindre et réaliser si vite son escalade. La peur affective s’était transformée en une fuite effective… et efficace. Les sportifs le savent qui, par ce que l’on appelle la « gestion mentale », apprennent à mobiliser, à côté de leurs capacités physiques, leurs ressources émotionnelles, afin de mieux triompher.

e) Conclusion

Résumons ces premières analyses et voyons comment elles étayent notre thèse sur la valeur de la peur. Nous avons vu que celle-ci se présente à la fois comme un état physiologique (mains moites, etc.), un ressenti (l’affect même de peur), une information (la menace) et un comportement (la fuite). Seuls les deux premiers aspects constituent en propre le sentiment de crainte : altération somatique et vécu psychique. Voire, quoique étroitement corrélés comme le matériel et le formel, ils sont aussi hiérarchisés : l’état organique suit le ressenti psychologique que l’on qualifie, à juste titre, d’affectif. Ce complexe somato-psychique est encadré, en amont, par l’information, c’est-à-dire par la connaissance qui l’a suscité et, en aval, par le comportement qu’il déclenche. De la contemplation à l’action par le biais de l’affection.

Or, tous ces aspects constituent autant de richesses très précieuses. Au centre réside l’expérience de la peur comme état émotionnel spécifique et donc reconnaissable, accompagné de manifestations physiques elles aussi repérables ; en tant qu’information, elle avive notre vigilance et nous alarme sur les menaces futures, donc potentiellement présentes ; en tant que comportement, elle mobilise notre énergie et sélectionne nos actions en vue de fuir efficacement le péril.

L’artiste ou le sportif de haut niveau savent qu’en perdant le trac ou la peur, ils abandonnent non seulement le sens du danger mais l’énergie pour l’affronter. « Sur mer un homme sans anxiété est en danger », remarque le navigateur solitaire Olivier de Kersauzon. Il explique : cette anxiété « ne me quitte jamais sur la mer, qui fait que je suis toujours en éveil, en fait toujours heureux et excité quand je navigue, qui permet de comprendre, d’anticiper et de réussir à traverser un monde hostile ». Enfin, il élargit à toute la vie : « Je pense qu’il en est de même sur terre. Cette anxiété là, paradoxalement, elle est belle. C’est elle qui ouvre la porte de notre conscience, qui nous fait lever le matin, prendre soin de nous-mêmes et des autres, elle est vigilance et moteur. Bref, il nous faut admettre, plus encore en pas la perdre, la chérir même, donc en prendre soin. Elle est génératrice d’efforts, donc de résultats et de bonheur [14] ». Tout est dit : la peur comme émotion et comme passion [15], comme information et comme motion.

[1] Georges Bernanos, La joie, II, iv, Œuvres romanesques, suivies de Dialogue des carmélites, notes par Michel Estève, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1961, p. 675.

[2] Je n’introduirai pas ici de nuances entre les termes « peur », « crainte », « inquiétude », « anxiété », etc. Assurément, il existe des différences, au minimum d’intensité entre la simple appréhension et l’effroi ou l’angoisse. J’ai proposé une telle distinction dans un précédent article de cette revue : « L’angoisse ou le péril de l’unité », Sources vives, n° 103, avril 2002, p. 11-31. J’y renvoie. L’exposé de cet article sera complémentaire. Cf. aussi Jacques Servais, « Inquietudine e angoscia : per un discernimento cristiano », Communo (It.). L’inquietudine, n° 212 (avril-juin 2007), p. 23-37.

[3] Je ne distinguerai pas non plus les mots « affection », « affect », « émotion », « passion », « sentiment », que je considérerai globalement comme synonymes. Pour une fine approche de leur différence (le vocable « sentiment » excepté), Cf. Paul Gilbert, Violence et compassion. Essai sur l’authenticité d’être, coll. « La nuit surveillée », Paris, Le Cerf, 2009, p. 231-233.

[4] S. Tchakothine, Le viol des foules par la propagande politique, coll. « Tel », Paris, Gallimard, 1992, p. 214.

[5] On trouvera un exposé pédagogique à plusieurs niveaux de difficultés sur le site suivant : http://www.lecerveau.mcgill.ca/flash/i/i_04/i_04_cr/i_04_cr_peu/i_04_cr_peu.htm

[6] Sur le sens de « passion » appliqué à l’acte de l’affectivité, cf. saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie (désormais cité ST), Ia-IIae, q. 22, a. 1.

[7] Il serait passionnant d’étudier la différence des chemins des impulsions cérébrales chez différents types de personne : encore non vertueuse (un enfant), débordée par ses affects, considérée comme courageuse.

[8] Le concept d’intelligence émotionnelle fut inventé par des chercheurs de l’Université de Yale et du New Hampshire. Ils estiment que l’intelligence émotionnelle assure quatre fonctions essentielles et donc comporte quatre aptitudes : 1. identifier l’état émotionnel : le sien et celui des autres ; 2. comprendre le déroulement normal de l’émotion ; 3. raisonner sur les émotions : les siennes et celles des autres ; 4. gérer les émotions : les siennes et celles des autres (J. D. Mayer, P. Salovey et A. Capuso, « Models of Emotionals Intelligence », R. J. Steinberg [éd.], Handbook of Intelligence, Cambridge, U.K., Cambridge University Press, 2000, p. 396-420). Ce concept fut relayé par l’ouvrage d’un journaliste scientifique du New York Times, Daniel Goleman, dont le succès fut mondial (L’intelligence émotionnelle, trad., Paris, Robert Laffont, 1997).

[9] Les travaux de l’éthologue Henri Laborit ont suscité une « biologie émotionnelle des comportements » qui elle-même a ouvert à une pratique thérapique qu’a systématisée Catherine Aimelet-Perissol (Cf. Comment apprivoiser son crocodile, Paris, Robert Laffont, 2002). Il demeure que la classification en trois sentiments (comportements et besoins) fondamentaux ne respecte pas toute la finesse de notre vie affective.

[10] Cf. ST, Ia-IIae, q. 23.

[11] ST, Ia-IIæ, q. 41, a. 1.

[12] Cf. Pascal Ide, avec la collaboration de Luc Adrian, Les sept péchés capitaux. Ce mal qui nous tient tête, Paris, Mame-Édifa, 2002, chap. 8.

[13] C’est ainsi que saint Thomas appelle cette passion « fuga vel abominatio » (ST, Ia-IIae, q. 23, a. 4). Sur la différence entre concupiscible et irascible, Cf. ST, Ia, q. 81, a. 2 et //).

[14] Olivier de Kersauzon, préface d’une plaquette sans titre présentant un médicament des laboratoires Upjohn, le Xanax.

[15] En effet, le navigateur parle aussi des manifestations somatiques : « le cœur qui cogne, la gorge sèche, les mains moites »

14.1.2018
 

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