Comment changer efficacement d’habitude ? Les enseignements des neurosciences 1/3

1) Introduction

Un chercheur de Duke University a montré en 2006 que plus de 40 % de nos actions quotidiennes sont des actes automatiques et non pas des actes choisis [1]. Or, l’habitude est comme l’eau, dit le philosophe anglais William James : celle-ci « creuse en elle un canal, qui l’élargit et s’approfondit et, après avoir cessé de couler, quand elle coule à nouveau, elle reprend le cheminement qu’elle a tracé auparavant [2] ».

Aujourd’hui, les neurosciences et la psychologie comportementale [3] précisent la nature de l’habitude vertueuse. Plus encore, elles montrent comment il est possible d’en changer, même pour ceux que la morale d’antan nommait de manière limpide des habitudinaires et que la psychiatrie ou la psychologie appelle « addicts » ou « dépendants ».

Nous considérerons successivement l’invention (la découverte) de la théorie comportementale et neuroscientifique des habitudes (2), avant de la décrire (3-5) et d’en tirer une application pratique d’importance : en changer (6-8).

2) Histoire

L’histoire commence à San Diego, en Californie, l’automne 1993, avec un homme, Eugene Pauly. Les médecins lui ont diagnostiqué une encéphalite virale. Malheureusement, le virus a atteint le cerveau et, s’il ne met pas en danger la vie du patient, il a en revanche causé des pertes massives de la mémoire. En effet, les scanners indiquent que la presque totalité de ses lésions cérébrales se limitent à une région de cinq centimètres de diamètre au centre du crâne : le lobe temporal médian. Or, cette zone est responsable de nombreuses tâches cognitives, notamment la remémoration du passé et la régulation de certaines émotions. De fait, si Eugene se souvient de toute sa jeunesse, tous les souvenirs d’après 1960 avaient disparu. Il ne se souvenait même pas qu’il souffrait d’amnésie.

Mais, par chance, celui que l’on allait bientôt appeler E.P. rencontre un chercheur du MIT, Larry Squire, 52 ans, l’un des meilleurs spécialistes de la neuro-anatomie de la mémoire. Or, ses études montrent que, à partir du moment où un homme est capable de se souvenir de son âge, il peut développer les habitudes les plus complexes. Squire, en travaillant avec E.P. s’est rendu compte que, même si l’homme était incapable de mémoriser, il pouvait mettre en place des habitudes. Par exemple, alors qu’il ne pouvait pas dessiner un plan du quartier, il savait sortir, se repérer et revenir chez lui. En effet, il repérait tel arbre, telle boîte aux lettres, et ainsi se retrouvait face à sa porte et entrait chez lui. De plus, si le lobe temporal médian était détruit, en revanche, les ganglions de la base étaient intacts, et c’était eux qui servaient de médiateurs de l’habitude.

Ainsi, les expériences de Squire avec Eugene ont établi que le cerveau procédait à partir de routines inconscientes sans pour autant s’en souvenir. À partir de cette observation, les expériences se sont multipliées de manière exponentielle. Elles ont établit que le psychisme met en place de multiples habitudes ou procédures automatiques. Les chercheurs les appellent chunks [4] et sont l’équivalent des habitudes. Par exemple, les premières fois, garer sa voiture requiert une énorme concentration, car cet acte requiert de prendre en compte de nombreux facteurs différents. Mais le conducteur expérimenté, qui a chunké la routine, peut aller jusqu’à rêvasser tout en faisant son créneau…

3) Structure de l’habitude

Distinguons la face externe (comportementale) et interne (le besoin sous-jacent).

a) Les trois composantes comportementales

La psychologie ne prétend pas définir (donner l’essence de) l’habitude, mais seulement la décrire. En l’occurrence, à partir des travaux de Larry Squire, les chercheurs du MIT distinguent trois éléments ou composantes (parties intégrales) de l’habitude. Celle-ci

 

« constitue une bouche en trois étapes : signal, routine, récompense. La première étape est un indice, un déclic qui indique au cerveau de se mettre en mode automatique et quelle habitude enclencher. Ensuite il y a la routine, qui peut être physique, mentale ou émotionnelle. Enfin, il y a une récompense, qui aide le cerveau à se représenter si cette boucle particulière mérite qu’on la retienne [5] ».

 

En se répétant, ces trois étapes en boucle créent une habitude [6]. Développons. Une habitude est une boucle en trois parties :

1’) Le stimulus

Le stimulus ou signal est la cause déclenchant votre habitude. Tel est par exemple le cas de l’odeur parfumée d’un gâteau qui vous met l’eau à l’eau à la bouche, le klaxon assourdissant qui vous agace, la vision de votre belle mère qui vous crispe.

2’) La routine

C’est l’action enclenchée par le stimulus. Cette action peut être physique (prendre la fuite, faire un jogging, acheter un cookie), mentale (rêvasser, se concentrer), émotionnelle (un sentiment de joie, de tristesse, d’angoisse).

3’) La récompense

C’est la finalité de votre habitude. Par exemple, le bien être après le sport, la sensation de propreté après s’être brossé les dents, l’accomplissement après la réussite d’un projet.

Plus une habitude est utilisée, plus elle est automatique, et plus elle s’enracine dans les profondeurs de votre cerveau.

b) Le moteur intérieur

Bien comprendre le mécanisme ici décrit en termes comportementaux suppose d’ouvrir la boîte noire. En effet, derrière le signal ou stimulus se trouve un besoin qui aspire à être nourri. C’est lui qui commande le stimulus. Prenons l’éclairant exemple personnel de Charles Duhigg. Il raconte quelque part dans son ouvrage qu’il avait pris l’habitude de manger un cookie au chocolat quotidiennement en début d’après-midi. Quand il a voulu s’arrêter à cause du surpoids qu’avait entraîné cette habitude, il n’y a pas réussi, malgré ses bonnes résolutions. Il n’y est arrivé que lorsqu’il a pris conscience que, derrière la récompense (le cookie), il y avait non pas le plaisir du bon gâteau, mais le désir d’entrer un bref moment en relation : tel était le besoin qui le motivait secrètement. Dès lors, il a pu remplacer la routine en prenant un temps au téléphone avec un ami.

4) Raison d’être de l’habitude

Partons d’un constat qui pourrait être alarmant : le caractère stable, (apparemment) presque immuable de l’habitude.

a) Profondeur de la routine

La recherche a montré la profondeur de l’inscription de l’habitude. De fait, la puissance de l’habitude est démontrée par les expériences chez l’animal. Par exemple, des chercheurs affiliés à l’Institut nationale de l’abus d’alcool et de l’acoolisme ont entraîné des souris à appuyer sur des leviers pour recevoir une récompense. Quand l’habitude était installée, ils ont empoisonné les aliments ou électrifié le sol, de sorte que le rongeur savait que la nourriture était dangereuse et son accès douloureux. Eh bien, quand le chercheur envoyait le signal indiquant la présence de cette nourriture qui avait été source de plaisir, le rat se précipitait, tout en vomissant après son ingestion ou en sursautant lors d’une décharge électrique [7]. L’absence de récompense peut même conduire le singe jusqu’à la dépression.

Ainsi, l’habitude se présente avec la même force qu’un besoin [8]. « Les habitudes sont si puissantes : elles créent des besoins neurologiques [9] ». Pourtant, nous avons tendance à corréler celui-ci avec les biens vitaux et naturels : par exemple, nous avons besoin de boire ou de dormir, parce que le corps ne peut se passer de tels actes. Ainsi, nous pouvons nous « fabriquer » des habitudes qui ont la force du besoin, alors que non seulement elles sont artificielles (versus naturelles), mais elles sont totalement superflues. Ainsi, dans l’exemple personnel de Duhigg, manger un cookie est devenu aussi indispensable que respirer, et ne pas satisfaire ce désir-besoin de cookie presque aussi insupportable que le syndrome de manque chez un drogué.

b) Finalité

Comment expliquer le caractère presque contraignant de l’habitude ? Celle-ci n’est pas qu’un mécanisme paresseux, comme on le lit parfois. Ou plutôt cette économie est elle-même subordonnée à la liberté. Elle permet à l’homme (et, mutatis mutandis, à l’animal) de pouvoir exercer son attention vis-à-vis d’activités qui demandent conscience et engagement. Nous pourrions reprendre à William James ce qu’il appelle les deux « effets pratiques de l’habitude » : 1. « L’habitude simplifie et perfectionne les mouvements, et diminue la fatigue » ; 2. « L’habitude diminue l’attention consciente » [10]. Il cite la réflexion toujours vraie d’un certain docteur Maudsley :

 

« Si la répétition n’augmentait pas la facilité, si la direction de chaque acte exigeait toujours de la part de la conscience la même absorbante application, il est évident que toute l’activité d’une vie pourrait se borner à une ou à deux actions et que tout progrès serait impossible. S’habiller et se déshabiller suffirait facilement à l’emploi d’une journée entière : l’attitude du corps absorberait toute l’attention et toute l’énergie ; se laver les mains et mettre un bouton coûterait ce que cela coûte à un petit enfant lors de son premier essai ; et de tels efforts ne pourraient que nous épuiser complètement. Songez à toute la peine qu’on se donne pour apprendre à un enfant à se tenir sur ses jambes, aux nombreux efforts qu’il doit faire lui-même, et comparez à cela l’aisance avec laquelle il se tient debout plus tard, inconscient d’un effort quelconque [11] ».

Pascal Ide

[1] Cf. Bas Verplanken & Wendy Wood, « Interventions to Break and Create Consumer Habits », Journal of Public Policy and Marketing, 25 (2006) n° 1, p. 90-103 ; David T. Neal, Wendy Wood & Jeffrey M. Quinn, « Habits – A Repeat Performance », Current Directions in Psychological Science, 15 (2006) n° 4, p. 198-202.

[2] William James, Principes de psychologie, 1908, trad. E. Baubin [et non pas Baudin] et G. Bertier, coll. « Bibliothèque de philosophie expérimentale » n° VIII, Paris, Marcel Rivière, 1909. Je ne l’ai pas retrouvé dans l’œuvre traduite (sans doute parce que la traduction a été faite sur le texte de Duhigg). Cité par Charles Duhigg, Le pouvoir des habitudes, p. 373.

[3] Un exposé pédagogique et informé de l’état de la question est fourni par le journaliste (prix Pulitzer en 2013) Charles Duhigg : Le pouvoir des habitudes. Changer un rien pour tout changer, trad. Johan-Frédérik Hel-Guedj, coll. « Clé des Champs », Paris, Flammarion, 2012. Une bonne explication est offerte par la vidéo suivante, consultée en février 2019 : https://www.youtube.com/watch?v=0FnY5AhlZ2Y

[4] Cf. Ann M. Graybiel, « The Basal Ganglia and Chunking of Action Repertoires », Neurobiology of Learning and Memory, 70 (1998) n° 1-2, p. 119-136.

[5] Charles Duhigg, Le pouvoir des habitudes, p. 46. Souligné par moi.

[6] Cf. A. David Smith & J. Paul Bolam, « The Neural Network of the Basal Ganglia as Revealed by the Study of Synaptic Connections of Identified Neurones », Trends in Neurosciences, 13 (1990) n° 7, p. 259-265 ; John G. McHaffle, Terrence R. Stanford, Barry E. Stein, Véronique Coizet & Peter Redgrave, « Subcortical Loops Through the Basal Ganglia », Trends in Neurosciences, 28 (2005) n° 8, p. 401-407 ; Ann M. Graybiel, « Neurotransmitters and Neuromodulators in the Basal Ganglia », Trends in Neurosciences, 13 (1990) n° 7, p. 244-254 ; Jérôme Yelnik, « Functional Anatomy of the Basal Ganglia », Movement Disorders, 17 (2002) Supp. n° 3, p. 15-21.

[7] Cf. Monica R. F. Hilario, Emily Clouse, Henry H. Yin & Rui M. Costa, « Endocannabinoid Signaling Is Critical for Habit Formation », Frontiers in Integrative Neuroscience, 1 (2007), p. 6 ; Monica R. F. Hilario & Rui M. Costa, « High on Habits », Frontiers in Neuroscience, 2 (2008) n° 2, p. 208-217 ; Anthony Dickinson, « Appetitive-Aversive Interactions : Superconditioning of Fear by an Appetitive CS », Quarterly journal of Experimental Psychology, 29 (1977) n° 1, p. 71-83 ; Jennifer Lamarre & Peter C. Holland, « Transfer of Inhibition After Serial and Simultaneous Feature Negative Discrimination Training », Learning and Motivation, 15 (1984) n° 3, p. 219-243 ; Peter C. Holland, « Differential Effects of Reinforcement of an Inhibitory Feature After Serial and Simultaneous Feature Negative Discrimination Training », Journal of Experimental Psychology : Animal Behavior Processes, 10 (1984) n° 4, p. 461-475.

[8] Harold E. Doweiko, Concepts of Chemical Dependency, Belmont (California), Brooks Cole, 2008, p. 362-382.

[9] Charles Duhigg, Le pouvoir des habitudes, p. 84.

[10] William James, Principes de psychologie, p. 178 et 179.

[11] Henry Maudsley, The Physiology of Mind, London, Macmillan & Co., 1876, p. 155. Cité par Charles Duhigg, Le pouvoir des habitudes, p. 178.

2.6.2019
 

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