« L’expérience du flow, comme tout le reste, n’est pas bonne dans l’absolu [1] ».
Est-il désirable d’être porté par une grande passion (pour son hobbie, pour son travail, pour l’autre, pour Dieu ?). Autrement dit, la passion est-elle souhaitable en vue d’une action optimale de l’être humain ? De prime abord, la réponse est évidente : oui ! (1) La tradition philosophique, elle, n’est pas unanime (2). Et de récentes études en psychologie cognitive permettent de répondre à cette question en introduisant une distinction très précieuse entre deux formes de la passion (3). Cette répartition éclaire en particulier le flow (4), tout en demandant à être évaluée du point de vue éthique (5).
1) Importance
Nous reviendrons plus loin sur la mesure de la passion. Mais disons d’emblée que sa place est importante dans la vie des personnes.
Cela vaut de ce que l’on appelle passion au sens courant du terme, à savoir l’engouement pour une activité notamment de loisir. C’est ainsi que des études menées au Canada ont montré que 75 à 84 % des personnes : sont passionnées par au moins une activité (4 et plus sur 7 en moyenne sur l’échelle de mesure de la passion) ; la pratiquent depuis 6 années ; y investissent en moyenne plus de 8 heures par semaine [2]. Ces enquêtes sont confirmées dans d’autres pays comme la Chine [3] ou la Norvège [4].
Cela se vérifie aussi de la passion au travail. En effet, la profession est un lieu fréquent de passion : sans étonnement, dans l’enseignement, où l’on rencontre 90 % de passionnés [5] ; avec plus de surprise, dans la gestion, où l’on en rencontre 78 % [6].
Non seulement la passion est importante, mais l’attention (la passion !) pour la passion l’est aussi. En fait, si la philosophie s’intéresse depuis toujours à la passion (l’érôs grec), les sciences psychologiques ne se penchent sur elle que depuis peu de temps. Mais elles lui accordent une attention croissante, par exemple à travers le concept de flow.
2) Topique
À chaque époque de l’histoire, des penseurs ont adopté une vision négative ou positive de la passion.
a) Oscillation
De nombreux philosophes ont adopté une vision négative de la passion : chez les Grecs, Platon et surtout les Stoïciens ; chez les Pères de l’Église et les médiévaux, saint Augustin ; chez les Modernes, Descartes, Pascal, les moralistes du Grand Siècle.
De même, des philosophes pas moins importants ont développé une vision positive (anthropologiquement) de la passion : chez les Anciens, Aristote et les Épicuriens ; chez les médiévaux, saint Thomas d’Aquin ; chez les Modernes, Spinoza et Hegel.
Ces deux interprétations ne sont pas sans résonance avec les deux visions plus générales de la vie affective dont nous avons vu ailleurs qu’elles oscillent aussi entre pessimisme (par exemple, avec le stoïcisme) et optimisme (par exemple, avec l’épicurisme). Comment s’en étonner ? Le terme « passion » a d’abord désigné tout acte de l’affectivité au sens large, avant de prendre un sens plus étroit qui est l’inclination forte, c’est-à-dire une restriction du sens large à la seule démesure.
b) Interprétation intégrative
Avec la psychologie scientifique, une troisième interprétation de la passion apparaît [7]. Elle présente deux caractéristiques générales. Influencée par la conception darwinienne, elle considère la passion comme une attitude adaptative. Éthiquement neutre, elle considère la passion positivement ou négativement selon sa capacité d’adaptation. C’est ainsi que Vallerand, dont nous allons parler, utilise (invente ?) le concept de « mésadaptation » pour passion inadéquate à l’environnement (social).
Précisément, les premiers essais sur la passion en demeurent à des considérations empiriques mais non expérimentales au début du xxe siècle [8]. Des travaux expérimentaux suivront sur la passion amoureuse [9].
Mais il faut attendre le début du siècle suivant pour que soit abordée de manière spécifique la passion dans un sens plus large, pour l’activité notamment professionnelle : la passion sera alors identiquement l’amour pour son travail [10]. En effet, l’on doit à Robert J. Vallerand, chercheur en comportement social et à ses collègues du département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal, d’avoir développé une conception systématique de la passion. Or, nous allons maintenant le voir, dans leur article princeps de 2003, ils proposent un modèle dualiste qui permet d’intégrer de manière précise les deux interprétations, pessimiste et optimiste.
3) Détermination
Avant de nous intéresser à ce concept passionnant de dualité, voyons d’abord comment Vallerand et son équipe définissent la passion et la mesure.
a) La passion en général
Vallerand définit la passion comme « une forte inclination vers une activité (ou un objet, une idéologie, une personne) que l’on aime, que l’on trouve importante et porteuse de sens, dans laquelle on investit de grandes quantités de temps et d’effort, et par laquelle on se définit » [11].
Cet énoncé recouvre en fait la définition proprement dite de la passion, ses différentes espèces et ses conséquences. D’abord, nous retrouvons le sens évoqué ci-dessus. Passion est entendue non pas au sens philosophique de mouvement affectif (émotion, inclination) général, mais au sens restreint de mouvement affectif (émotion, inclination) puissante ou forte (ce qui ne veut pas dire démesurée). Autrement dit, elle ne recouvre pas toute la gamme des émotions, mais seulement son degré supérieur d’intensité.
Ladite définition de la passion précise ensuite ses différents « objets » (au sens épistémologique versus sujet). En l’occurrence, ils sont coextensifs à tout ce que l’homme peut viser. La passion peut se porter soit vers une chose (ce que Vallerand appelle « objet », alors compris au sens physique d’entités infra-humaines), soit vers une réalité humaine : ou immanente (une action ou une pensée [12]) ou transitive (une personne autre que soi).
Enfin, la passion induit différentes conséquences qui sont autant de signes. Certains concernent l’action : en sa fin (elle donne du sens) et en ses moyens (elle consomme du temps et de l’énergie). D’autres concernent l’être même (la passion finit par « définir » la personne). Nous sommes alors tout près de ce que le psychologue Mihály Csíkszentmihályi appelle flow et plus encore de ce que le théologien Hans Urs von Balthasar appelle mission [13].
b) La mesure de la passion
Pour pouvoir étudier scientifiquement la passion, il est nécessaire de la mesurer. Il faut donc, non sans paradoxe, reconduire quodammodo cette qualité qu’est la passion à une quantité [14]. Vallerand a élaboré une Échelle de passion mesurant les critères de la passion en vue de distinguer les passionnés des non-passionnés. En l’occurrence, ils distingue cinq critères :
- l’amour pour l’activité ;
- l’importance de l’activité ;
- l’investissement de l’activité en temps et en énergie ;
- l’inclusion de l’activité dans l’identité ;
- la perception de l’activité comme étant une « passion ».
Puis, notre auteur a quantifié en distinguant 7 degrés d’intensité. Les non passionnés correspondent aux échelons 1 à 3, les passionnés aux échelons 4 à 7.
Enfin, il a développé une échelle de la passion. Et comme il souhaite distinguer les deux formes de passion dont nous allons parler, il l’a subdivisée en deux sous-échelles. Chacune distingue six items. Par exemple, pour la passion harmonieuse : « Cette activité est en harmonie avec les autres activités dans ma vie ») et pour la passion obsessive : « J’ai un sentiment presque obsessif envers cette activité ».
Cette échelle psychométrique a été validée et les résultats en ont montré l’excellence [15] : l’extension à de multiples contextes comme celui du travail ; la cohérence interne (alphas de Cronbach de .75 et plus) ; la stabilité test-retest (corrélations pour des périodes de 4 à 6 semaines de .80 et plus) [16] ; l’universalité, c’est-à-dire l’invariance ou l’équivalence de l’échelle selon le sexe, la langue (anglais et français) et le type d’activités impliqués.
c) Les deux formes de passion
Nous sommes dorénavant à même d’aborder la distinction établie par Vallerand entre les deux formes de passion.
1’) Énoncé
Dans son modèle dualiste de la passion, le chercheur québecois distingue deux formes de passion qu’il qualifie d’harmonieuse et d’obsessive [17]. Cette intuition trouve son enracinement dans une théorie très fameuse en psychologie, la théorie de l’autodétermination (TAD) de Deci et Ryan [18]. En effet, la TAD distingue deux types de motivations : intrinsèques (comme un travail que l’on aime), qui donnent un fort sens à l’action, et extrinsèques (comme l’argent ou la récompense), qui en donnent peu [19]. Or, les premières, en étant intériorisées dans l’identité, suscitent une puissante inclination, donc une passion [20]. Mais cette intériorisation peut se produit de deux manières : autonome ou contrôlée [21]. Donc, de même, la passion peut-elle être soit harmonieuse soit obsessive.
2’) Exposé systématique
Afin de systématiser les descriptions que les différents auteurs donnent des deux formes de passion, recueillons-les en un tableau comparatif :
|
La passion harmonieuse |
Passion obsessive |
Intégration |
Intégrée au Soi |
Pas intégrée au Soi. S’accompagne de pressions intra- ou interpersonnelles [22] |
Adaptation |
Bien adaptée Pratiquée avec souplesse |
Mal adaptée Pratiquée avec rigidité |
Relation avec le flow |
Présent [23] |
Absent |
Vécu affectif positif |
Joie sans mélange, durable, variée (vivante), protectrice des affects négatifs, motivante |
Plaisir mélangé, bref, monotone, défensif, peu énergétisant |
Vécu affectif négatif |
Sans culpabilité Paix en cas de frustration |
Avec culpabilité Rumination en cas de frustration |
Présence à l’action |
Plénière jusqu’au flow |
Moindre investissement [24] |
Réussite de l’action |
Croissance de la performance |
Diminution de la performance [25] |
Liberté |
La passion est contrôlée |
Incontrôlable. Les passionnés sont « esclaves de la passion qui les contrôle [26] » |
Addiction |
Absente |
Présente : dépendance |
Conscience |
Pleine conscience, concentration [27] |
Peu de conscience ou d’aborption cognitive [28] |
Unité |
Harmonieuse |
Partielle, donc fragmentée |
Souplesse |
Flexibilité (capacité à mettre de côté l’activité pour s’immerger dans une autre) [29] |
Rigidité |
Conséquences pour autrui |
Bonnes, sans conflit par exemple travail-famille |
Aliénantes, allant jusqu’au conflit travail-famille [30] |
Conséquences pour le sujet |
Positives : motivation, satisfaction, bonne estime de soi |
Négatives : épuisement professionnel, frustration, estime de soi fragile |
3’) Exposé narratif
Transcrivons ces données quasi-cliniques en une brève description narrative qui parlera plus à certains :
« À la fin de sa journée de travail, un cadre passionné pour son travail est confronté au choix de continuer la programmation de la semaine de travail de ses employés ou d’aller rejoindre sa famille pour l’heure du souper. S’il est passionné obsessifs envers son travail, il se peut qu’il soit incapable de résister à la tentation de poursuivre sa programmation, tout en sachant que cela risque de causer des problèmes familiaux. Il se peut alors qu’il se sente coupable et anxieux, le tout provoquant de la difficulté à se concentrer sur son travail. De plus, même s’il réussissait à s’empêcher de continuer sa rédation, il serait probablement victime de ses propres ruminations et tourments d’avoir passé à côté d’une opportunité de faire progresser sa programmation.
« Cependant, si sa passion est harmonieuse envers son travail, il saurait choisir de cesser son travail, tout en prenant des notes précieuses sur ses idées de sorte à pouvoir reprendre le travail dès le lendemain matin là où il était rendu. Ainsi, il pourrait fermer la porte de son bureau sans sentiment de culpabilité et commencer à entrevoir les plaisirs de la soirée familiale qui l’attend [31] ».
4’) Quelques précisions
Détaillons davantage certains traits.
a’) Les émotions
Sous la rubrique « Vécu affectif positif », la synopse a donné une série de traits émotionnels qui gagnent à être individués pour être valorisés. Fruit d’une phénoménologie précise et précieuse, ils offrent autant de signes intérieurs révélateurs de la présence d’une passion harmonieuse ou obsessive. C’est ainsi qu’une méta-analyse a montré que la passion harmonieuse engendre des sentiments durables : avant et après l’engagement [32]. Plus encore, Houlfort et ses collègues ont établi que la passion harmonieuse au travail prédisait une retraite réussie, et cela six ans plus tard ; les conséquences étaient opposées pour la passion obsessive [33]. De plus, elle cause un bien-être psychologique, c’est-à-dire une joie et une paix. Enfin, il semble bien qu’elle est source d’une protection contre le vécu d’émotions négatives ou désagréables comme l’angoisse [34] – je dis « semble » car cet effet protecteur ne se retrouve pas dans toutes les études [35].
b’) L’action
La passion harmonieuse augmente l’expérience de flow et donc réduit les symptômes d’épuisement professionnel. Inversement, deux études menées auprès d’infirmières de France et du Québec ont observé que la passion obsessive prédispose au burn-out, notamment à cause des conflits entre le travail et les autres sphères de la vie comme la famille [36].
En outre, la passion hamonieuse continue à protéger lors des activités de récupération [37], notamment lorsque ces activités sont elles aussi réalisées avec une passion hamonieuse [38].
Enfin, la passion harmonieuse favorise l’engagement, accroît l’amélioration et augmente les niveaux de performance, alors que la passion obsessive les diminue. Cette observation se vérifie pour des secteurs aussi différents que les études [39], le travail [40], le sport [41] ou les arts [42].
c’) Les relations interpersonnelles
La passion harmonieuse prédit des relations interpersonnelles de qualité (et la passion obsessive le contraire). En effet, celles-ci passent par des émotions positives (agréables). Or, nous avons vu qu’un travail passionnant est positivement corrélée à de telles émotions et négativement aux émotions négatives (désagréables) : cela vaut pour les relations entre étudiants [43] ou les relations entre superviseurs et subordonnés [44] ; cela vaut aussi en contexte organisationnel [45].
Inversement, la passion obsessive conduit notamment à des conflits entre la relation à l’activité passionnante et les autres relations : « Par exemple, un étudiant en doctorat ayant une passion obsessive pour ses études pourrait refuser une invitation à sortir avec ses amis afin de continuer à étudier. Il pourrait alors être déçu d’avoir refusé cette invitation et aura donc de la difficulté à se concentrer sur ses travaux scolaires, ce qui limiterait l’affect positif et le flow qu’il pourrait vivre durant sa période d’étude [46] ».
4) Application au flow
En exergue, nous citions la parole très lucide, et malheureusement trop ignorée du psychologue hongrois Mihály Csíkszentmihályi qui a inventé le concept aujourd’hui fameux de flow [47]. Nous pourrions le confirmer et la compléter par cette autre parole : « Comme toute source d’énergie, du feu à la fission nucléaire, il [le flow] peut tout aussi bien servir des finalités positives que destructives [48] ». Certes, le flow est vécu subjectivement comme positif. Néanmoins, les « conséquences » peuvent, objectivement, être « positives, comme négatives […] pour la société [49] ».
a) Preuve générale
Nous avons vu que la passion présentait bien des points communs avec le flow : il s’agit de sentiments puissants apparaissant lors d’activités, en résonance avec elles, inclinant à les poursuivre et à les reproduire. Or, différentes preuves expérimentales attestent ainsi que la force du flow présente un côté lumineux, mais aussi un côté obscur.
L’une des toutes premières études scientifiques fut menée sur les comportements des bosozokus, gangs de motards japonais. Peu importe ici le détail historique de leur apparition (en 1950, en révolte contre la grande rigidité de la société nippone) et des comportements (les jeunes s’affrontent dans des uniformes, le tokko-Fuku, selon des rituels précis, comme des pilotes kamikaze, au sabre ou à coups de battes de base-ball, semant la terreur sur leur passage). Ce qui compte est que les membres des bosozokus vivent ces expériences avec flow, alors qu’elles sont hyperviolentes et destructrices [50]. D’autres recherches japonaises ont généralisé, montrant que des soldats ont vécu la guerre comme une expérience positive de flow [51].
L’expression « dark side of flow », inspirée de la saga Star Wars, est apparue pour la première fois dans une enquête portant sur quinze des meilleurs big wave surfers du monde [52]. Elle signalait toute l’ambivalence du vécu : d’un côté, l’on trouvait les améliorations de l’humeur, de l’estime de soi et de la performance ; de l’autre, l’on rencontrait l’addiction, le désengagement familial, les prises de risque jusqu’à la mort, vécues pour retrouver les sensations euphoriques liées à la pratique de ce sport extrême – ce qui est si bien illustré dans le film mythique de Kathryn Bigelow, Point Break (1991). On rencontre les mêmes risques psychosociaux dans les praticiens addicts de jeux vidéo dont la motivation est dictée par le flow qu’ils ressentent [53].
b) Une application dans le contexte éducatif
Une preuve significative et particulièrement intéressante concerne l’apprentissage, précisément la comparaison entre les étudiants (qui passent les examens) et les candidats libres (qui suivent par exemple un MOOC). Elle donne lieu à une observation paradoxale [54]. De prime abord, le flow est proportionnel à la maîtrise de l’activité ; or, l’étudiant possède une plus grande compétence que les candidat libre. Pourtant, il n’est pas rare d’observer que ce dernier atteint des niveaux de flow supérieurs au premier. Autrement dit, il vit une superbe expérience optimale d’apprentissage. Comment expliquer cette apparente contradiction ?
D’abord, l’auditeur libre n’est pas confronté à son ignorance par son examen, alors que l’étudiant l’est. Il peut donc demeurer dans l’illusion d’avoir compris. Par ailleurs, l’étudiant est contraint par le programme à ne rien négliger du parcours académique, alors que le candidat libre peut se contenter de survoler le contenu. Le premier ressemble à un employé qui doit faire l’inventaire et le second à un client qui se contente de jeter un coup d’œil aux articles qui seuls l’intéressent. De plus, contrairement au candidat libre, surtout s’il suit des cours en ligne, l’étudiant vit dans un milieu académique. Or, l’enseigné découvre au contact des enseignants et des autres étudiants à l’occasion de travaux en groupes, ses limites, ses incompréhensions, etc. Donc, de nouveau, l’étudiant ne peut longtemps ignorer qu’il ignore.
Ces observations ont conduit à proposer un schéma évaluant l’évolution de la confiance qu’a l’apprenant en ses capacités et de l’expertise dans le domaine. À partir de ces deux paramètres, il distingue différentes étapes correspondant à plusieurs types de personnes ou plutôt de personnages (rôles) [55] :
Étapes |
Nom |
Conviction intime |
La confiance en ses capacités |
L’expertise dans le domaine |
Initiale |
Le candidat ou l’auditeur libre |
« J’ai tout compris. C’est vraiment simple ! » |
Haute |
Nulle |
Intermédiaire |
L’étudiant ou l’apprenant en formation |
« C’est plus délicat que je ne pensais » « Je ne vais jamais y arriver » « Cela commence à prendre sens » |
Encore élevée
Toujours plus basse
Toujours plus haute |
Basse
Moyenne
Toujours plus haute |
Finale |
Le professeur ou l’expert |
« Crois-moi, c’est compliqué, mais c’est sensé » |
Encore plus haute, sans jamais être à 100 % |
Maximale |
Avis aux adeptes des MOOC et autres podcasts…
5) Évaluation éthique
Les études psychologiques sont neutres. Aussi parlent-elles de passion harmonieuse ou obsessive. Mais la passion n’est pas séparée de la personne et donc de sa libre responsabilité. De ce point de vue, elle requiert une évaluation éthique. Dès lors, loin d’être neutre, elle est bonne ou déshumanisante selon qu’elle est adéquate ou non au bien de l’homme. Or, triple est ce bien : le bien divin, le bien de l’autre et le bien propre – comme triple sont les objets de l’amour : Dieu, le prochain et soi-même. C’est ainsi que l’on trouvera un triple désordre dans la passion qualifiée d’obsessive : 1. l’idolatrie, par laquelle l’objet de la passion est portée à l’absolu ; 2. la violence, par laquelle le temps, l’énergie, l’attention, le temps consacré à la passion sont soustraits à ceux, notamment les proches, qui devraient légitimement en être l’objet ; 3. l’addiction, par laquelle le passionné perd sa liberté, c’est-à-dire la maîtrise responsable de son action passionnante.
Nous pouvons donc noter que l’épithète psychologique « obsessive » ne qualifie que la troisième caractéristique, le bien même de la personne (et encore, considérée quant à sa seule liberté), ce qui ne saurait étonner, car la psychologie est d’abord centrée sur le sujet.
Nous retrouvons ainsi l’enseignement traditionnel selon lequel une passion est psychologiquement bonne et éthiquement neutre. Plus précisément, elle est neutre en son essence (qui est abstraite), mais éthiquement qualifiée (positivement ou négativement) en son exercice (qui, lui, est concret). Or, ici, il s’agit d’une forte inclination. Donc, ce qui est évalué est la passion en son excès. Or, la passion est règlée par la vertu de tempérance. Donc, ce que la psychologie appelle passion obsessive est la passion intempérante ou démesurée.
6) Conclusion
Longtemps, j’ai adopté une interprétation très positive de la passion (du flow), notamment (quel étonnement !) de la passion dans le travail intellectuel, au nom de ce que celui-ci est au service de la vérité, donc décentre de soi pour contempler la lumière et la communiquer. Les études de Vallerand m’ont ouvert les yeux sur la neutralité de cette passion qui pouvait secrètement nourrir un certain narcissisme : non pas parce qu’elle serait secrètement pratiquée en vue du « gaudium de veritate » (faisant partie des motivations extrinsèques, cette joie affaiblirait très vite l’énergie de la quête du vrai et la rendrait impure), mais parce qu’elle peut ajourner le temps dû à autrui et se transformer secrètement en idole, donc ôter à Dieu l’adoration véritable. Et l’illusion est d’autant plus prégnante que, contrairement à l’activité ludique (le hobbie) qui vise la détente et donc le sujet détendu, le travail intellectuel est décentré vers l’objet. Il n’empêche que cet objet n’est autrui ni le Tout-Autre, et donc, en ce sens, ne relève pas de l’amour-don qui seul nous tourne vers la personne aimée.
Même si « rien de grand ne se fait sans passion [56] », cette grandeur elle-même demeure infra-éthique tant qu’elle n’est point mesurée par la seule grandeur qui fait grandir l’homme : l’amour.
Pascal Ide
[1] Mihály Csíkszentmihályi, Flow. The Psychology of Optimal Experience, New York, Harper and Row, 1990. Cité par Jean Heutte, « Le pouvoir de croire que l’on a compris : perspective dualistique de l’expérience optimale d’apprentissage tout au long de la vie », Charles Martin-Krumm et Cyril Tarquinio (éds.), Grand manuel de la psychologie positive. Fondements, théories et champs d’intervention, coll. « Univers psy », Malakoff, Dunod, 2021, p. 379-400, ici p. 382.
[2] Cf. Philippe, F. L., Robert J. Vallerand et Lavigne, G. L. « Passion does make a difference in people’s lives: A look at well-being in passionate and non-passionate individuals”, Applied Psychology: Health and Well-Being, 1 (2009) n° 1, p. 3-22 ; Robert J. Vallerand, Blanchard, C. M., Mageau, G. A., Koestner, R., Ratelle, C. F., Léonard, M., . . . Marsolais, J. « Les passions de l’âme : On obsessive and harmonious passion », Journal of Personality and Social Psychology, 85 (2003) n° 4, 756-767.
[3] Cf. Liu, D., Chen, X.-P. et Yao, X. “From autonomy to creativity: A multilevel investigation of the mediating role of harmonious passion”, Journal of Applied Psychology, 96 (2011) n° 2, p. 294-309.
[4] Cf. Frode Stenseng, “The two faces of leisure activity engagement: Harmonious and obsessive passion in relation to intrapersonal conflict and life domain outcomes”, Leisure Sciences, 30 (2008) n° 5, p. 465-481.
[5] Cf., Noémie Carbonneau, Robert J. Vallerand, Claude Fernet & Frédéric Guay, “The role of passion for teaching in intrapersonal and interpersonal outcomes”, Journal of Educational Psychology, 100 (2008) n° 4, p. 977-987.
[6] Cf. Robert J. Vallerand & Houlfort, “Passion at work : Toward a new conceptualization”, S.W. Gililand, D.D. Steiner & D.P. Skarlicki (éds.), Emerging perspective on values in organizations, Greenwich, CT : Information Age Publishing, 2003, p. 175-204.
[7] Cf. Robert J. Vallerand, (2005)
[8] Cf. Théodule Ribot, Essai sur les passions, Paris, Félix Alcan, 1907 ; André Joussain, Les passions humaines, Paris, Flammarion, 1928.
[9] Cf., par exemple, Nicolas Guéguen, Manipuler et séduire. Petit traité de psychologie comportementale, coll. « Clés des Champs”, Paris, Flammarion, 2022 ; Elaine Hatfield & G. William Walster, A New Look of Love, Reading (Massachussets), Addison-Wesley, 1978.
[10] Cf. Baum, J. Robert Locke, Edwin A. Citation Baum, J. R., & Locke, E. A. “The Relationship of Entrepreneurial Traits, Skill, and Motivation to Subsequent Venture Growth”, Journal of Applied Psychology, 89 (2004) n° 4, p. 587-598 ; Cardon, (2008) ; Cardon et al., (2009) ; Lam & Pertulla (2008)
[11] Cf. Robert J. Vallerand, (2003a
[12] Il aurait fallu ajouter l’activité technique ou artistique, englobant ainsi les trois grandes disciplines distinguées par Aristote (spéculatives, éthiques et poïétiques).
[13] Cf. Pascal Ide, « Introduction à la théologie balthasarienne de la personne-mission », L’évangélisation : de nouveaux défis pour notre temps. Actes du colloque de la Faculté de théologie de l’Institut catholique de Toulouse, 23 mars 2007, coll. « Théologie spirituelle » n° 4, Toulouse, 2008, p. 7-46.
[14] Là encore, comme nous ne considérons que la passion en général, nous allons changer l’ordre.
[15] Cf., par exemple, Marsh et al., (2013
[16] Cf. Rousseau et al., (2007
[17] Outre les études déjà citées, cf. Robert J. Vallerand, (2010) ; Robert J. Vallerand, (2015) ; Robert J. Vallerand et al., (2003) ; Robert J. Vallerand et al., (2014)
[18] Cf. Deci, E. L. et Ryan, R. M. “The ‘what’ and ‘why’ of goal pursuits: Human needs and the self-determination of behavior”, Psychological Inquiry, 11 (2000) n° 4, p. 227-268.
[19] Cf. Ryan & Deci, 2003)
[20] Cf. Aron et al., (1992) ; Csíkszentmihályi et al., (1993)
[21] Cf. Deci et al., (1994) ; Robert J. Vallerand, Fortier & Guay (1997) ; Sheldon, 2002
[22] Cf., par exemple, Lafrenière et al., (2011 ; Mageau et al., (2011
[23] Cf. Lavigne et al., (2012, étude 2
[24] Cf. Hodgkins & Knee, 2002
[25] Cf. Violet T. Ho, Sze‐Sze Wong & Chay Hoon Lee, “A tale of passion: Linking job passion and cognitive engagement to employee work performance”, Journal of Management Studies, 48 (2011) n° 1, p. 26-47 ; Dong Liu, Xiao-Ping Chen, Xin Yao, “From Autonomy to Creativity: A Multilevel Investigation of the Mediating Role of Harmonious Passion”, Journal of Applied Psychology, 96 (2010) n° 2, p. 294-309.
[26] Cf. Robert J. Vallerand et al., « On the role of rigid and flexible (2021a
[27] Cf. St-Louis et al., (2018)
[28] Cf. Forest et al., (2011
[29] Cf. Carpentier et al., (2012)
[30] Cf. Séquin-Lévesque et al., 2003 ; Robert J. Vallerand, Ntoumanis et al., 2008, étude 3
[31] Robert J. Vallerand & Virginie Paquette, « Le rôle de la passion dans le fonctionnement optimal et la résilience en contexte organisationnel », Charles Martin-Krumm et Cyril Tarquinio (éds.), Grand manuel de la psychologie positive, p. 517-538, ici p. 522-523.
[32] Cf. Curran et al., (2015
[33] Cf. Houlfort et al. (2015)
[34] Cf. Philippe et al., (2010
[35] Cf. Robert J. Vallerand et al., (2014 ; Robert J. Vallerand, (2015 ; Robert J. Vallerand & Houlfort, (2019)
[36] Cf. Robert J. Vallerand, Paquet, Phlippe & Charest, 2010 : études 1 et 2
[37] Cf. Donahue et al., (20102
[38] Cf. Lopes & Robert J. Vallerand, (2020)
[39] Cf. Robert J. Vallerand et al., (2017, étude 2
[40] Cf. Robert J. Vallerand & Houlfort, 2019
[41] Cf. Robert J. Vallerand & Miquelon, P. “Passion for sport in athletes”, D. Lavallée & S. Jowett (Eds.), Social Psychology in Sport, Champaign (Illinois), Human Kinetics, 2007, p. 249-263 ; Robert J. Vallerand, Ntoumanis, N., Philippe, F. L., Lavigne, G. L., Carbonneau, C., Bonneville, A., … Maliha, G. “On passion and sports fans: A look at football”, Journal of Sport Sciences, 26 (2008) n° 12, p. 1279-1293 ; Robert J. Vallerand, Mageau, G. A., Elliot, A. J., Dumais, A., Demers, M.-A. et Rousseau, F. L. « Passion and performance attainment in sport”, Psychology of Sport and Exercise, 9 (2008) n° 3, p. 373-392.
[42] Cf. Bonneville-Roussy et al., 2011
[43] Cf. Philippe et al., (2010, étude 4
[44] Cf. Lafrenière et al., 2008, études 1 et 2
[45] Cf. Philippe et al., (2010, étude 1
[46] Léa Bragoli-Barzan et Robert J. Vallerand « Bonheur et engagement : le rôle de la passion dans le fonctionnement optimal en société », Revue québécoise de psychologie, 382 (2017), p. 21-41, ici p. 23.
[47] Sur la nature du flow, je renvoie à l’étude sur le site pascalide.fr : « Le bonheur maximal. La théorie du flow ».
[48] Cité par Jean Heutte, Les fondements de l’éducation positive. Perspective psychosociale et systémique de l’apprentissage, Malakoff, Dunod, 2019, p. 172.
[49] Antonella Delle Fave, Fausto Massimini & Marta Bassi, Psychological selection and optimal experience across cultures: Social empowerment through personal growth, Springer Science + Business Media, 2011.
[50] Cf. Ikuya Sato, « Bosozoku: Flow in Japanese motorcycle gangs”, Mihály Csíkszentmihályi & I. S. Csikszentmihalyi (éds.), Optimal experience: Psychological studies of flow in consciousness, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 92-117.
[51] Cf. Yuval Noah Harari, “Combat flow: Military, political, and ethical dimensions of subjective well-being in war”, Review of General Psychology, 12 (2008) n° 3, p. 253-264.
[52] Cf. Sarah Partington, Elizabeth Partington & Steve Olivier, “The dark side of flow: a qualitative study of dependence in big wave surfing”, The Sport Psychologist, 23 (2009) n° , p. 170-185. En accès libre sur le site consulté le 20 novembre 2023 : https://core.ac.uk/download/pdf/4148424.pdf
[53] Cf. Ting-Jui Chou, Chih-Chen Ting, « The role of flow experience in cyber-game addiction”, Cyberpsychology, Behavior, and Social Networking, 6 (2003) n° 6, p. 663-75 ; Jean Heutte, Fabien Fenouillet et Robert J. Vallerand, « Proposition d’une méthode et d’outils pour étudier le côté obscur du flow », Congrès de la Société Française de Psychologie, Nanterre, 2016.
[54] Cf. Jean Heutte, Pierre-André Caron, Fabien Fenouillet et Robert J. Vallerand, « Étude des liens entre les caractéristiques instrumentales et les différents types de motivations des participants dans un MOOC », Revue internationale des technologies en pédagogie universitaire, 13 (2016) n° 2, p. 94-110.
[55] Cf. le très célèbre article de David Kruger & Justin Dunning, « Unskilled and unaware of it: How difficulties in recognizing one’s own incompetence lead to inflated self-assessments”, Journal of Personality and Social Psychology, 77 (1999) n° 6, p. 1121-1134.
[56] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, trad. Kostas Papaioannou, Paris, Plon, coll. « 10/18 », 1965.