Epanouissement de soi ?

Il est vivant, s.d.

Nous sommes devant une situation paradoxale. D’un côté, les valeurs de construction et d’épanouissement de soi n’ont jamais été si prisées. Nous n’avons jamais eu autant de moyens à notre disposition pour « être bien dans notre peau ».

Moyens physiques : quelle ville, quel quartier n’a pas son Gymnase Club ? Quel magazine, surtout avant l’été, ne propose-t-il pas tous les moyens pour acquérir ou retrouver une taille de guêpe en quinze jours ?

Moyens psychologiques : des tests qui fleurissent dans les magazines aux graphologies, de la psychanalyse aux thérapies comportementales, des neuroleptiques aux techniques de relaxation.

Moyens techniques et scientifiques : la biologie et la médecine ont fait plus de progrès en ces vingt dernières années que depuis leur apparition.

Moyens financiers : depuis une trentaine d’années, le budget moyen par foyer a doublé. La quasi-totalité des appartements et des pavillons a sa télévision, son lecteur, sa chaîne, sa voiture.

A ces moyens, il faut ajouter l’heureuse prise de conscience du caractère impérieux de la construction de soi. Sans estime de soi, il est impossible d’être heureux. Nous ne croyons plus à la parole de Pascal : « Le moi est haïssable ». Nous ne pouvons dire : « Je t’aime » que si nous pouvons d’abord affirmer : « Je m’aime ».

Et pourtant. L’épanouissement semble plus un horizon qu’une réalité à portée de main. Les moyens d’épanouissement coûtent cher, dans tous les sens du terme. Un exemple, dans le domaine physique : le marché des cosmétiques est le seul qui n’ait aucune baisse durant ces années de crise ; quant au temps et à l’énergie à dépenser pour ne pas avoir honte sur la plage, il vous faudra pratiquer une ascèse à faire pâlir de jalousie les Pères du désert les plus rigoureux. Atteindre le look d’une Claudia Schiffer qui a encore dû perdre quelques kilos pour son dernier défilé Chanel, fait friser l’anorexie.

Plus encore, le mot stress est sur toutes les lèvres. Certes, le chômage est déprimant, mais à considérer l’angoisse de ceux qui travaillent (un quotidien faisait sa Une en titrant : « Le stress des cadres »), on en vient à se demander si l’un est préférable à l’autre. Jamais nous n’avons autant couru après le temps.

Enfin, dans un registre plus tragique, le taux de tentatives de suicide de jeunes va en augmentant (plus de quarante mille par an) : ce fléau national tue plus que le sida.

Devant ce constat alarmant, une tentation nous saisit, celle du désespoir. Le bonheur ne serait-il pas une valeur qui ne tient pas ses promesses ? L’homme n’émerge-t-il à la conscience que pour découvrir que le véritable épanouissement est une illusion et la vie un jeu de dupes ? Au fond, l’être humain ne multiplie-t-il pas toutes ces « techniques de soi » pour ne pas s’avouer à lui-même son angoisse de la mort ?

Réponse :

Il ne s’agit pas de diaboliser le monde dans lequel nous vivons, mais de l’aimer (Jn 3,16), et de le comprendre. Comme dit le philosophe Paul Ricœur, notre époque souffre d’une hypertrophie des moyens et d’une atrophie des fins, c’est-à-dire de raisons de vivre.

Réjouissons-nous de l’importance actuelle accordée à l’estime de soi. Notre époque commence à sortir de la logique déshumanisante du devoir pour le devoir. A juste titre, elle ne veut plus de ce sacrifice de soi qui n’est qu’un déni et une fuite de soi. Une jeune femme, Hélène, se dévoue pour les malades. A côté de son travail, elle n’arrête pas de se donner aux autres. Pourtant, elle est stressée, a mal au dos. Jusqu’au jour où elle rencontre un prêtre non dénué de psychologie qui lui pose la question : « Mais n’en avez-vous pas «plein le dos» de votre vie si remplie ? » Hélène prend alors brutalement conscience qu’elle se dévouait par devoir et qu’elle en oubliait de se détendre, qu’elle ne s’en donnait pas le droit. Son corps se révoltait contre cette vie qu’elle portait comme un fardeau : tant la maladie signifie d’abord le « mal a dit »… Sa vie si remplie par son prochain était vide de son plus proche prochain : elle-même. Dès qu’Hélène se donna l’autorisation de prendre du temps pour elle, dès qu’elle freina le rythme de ses activités bénévoles, les lombalgies disparurent.

Mais l’épanouissement de soi s’identifie-t-il au bonheur ? Voilà où le projet de notre époque n’est pas dénué d’ambiguïté.

D’abord, l’épanouissement de soi est conçu sur un mode seulement hédoniste, jouissif. Posons-nous une question d’histoire immédiate. Nous le savons, en 1989, la chute du mur de Berlin. Il est tombé et nous nous en sommes réjouis. Mais a-t-on vraiment tiré la leçon ? Que s’est-il vraiment passé ? La réponse donnée par tous est : le marxisme n’a pas tenu ses promesses, au plan politique comme au plan économique. Mais il faut aller plus loin. Une autre chose a échoué : c’est le matérialisme marxiste. Or, celui-ci ne nie pas purement et simplement l’esprit. Il affirme qu’au commencement est la matière et le jeu aléatoire des forces matérielles. Et ce jeu hasardeux fait surgir des superstructures d’ordre non-matériel, ce que l’on appelle l’esprit. En conséquence, les manifestations de l’esprit ne sont pas niées, mais sont entièrement comprises, réduites et gouvernées par des lois de la matière et du hasard. Telle est l’essence du marxisme : comprendre scientifiquement les lois de l’esprit. Changer les conditions matérielles, c’est changer l’esprit.

Or, cette prétention scientifique s’est effondrée avec le mur. La conséquence rigoureuse qu’il faut en tirer est donc l’incapacité du matérialisme à rendre compte de ce qui en l’homme est humain. Amnésiques, notre société, nous-mêmes adoptons le même modèle matérialiste. Sachons tirer les leçons de notre histoire. Le matérialisme a montré qu’il ne savait faire qu’une chose : le malheur de l’homme.

Seules des valeurs spirituelles peuvent répondre à notre désir d’épanouissement. Mais de quelles valeurs s’agit-il ? Du don de soi. En effet, le bonheur est un juste équilibre entre deux extrêmes : l’amour de l’autre poussé jusqu’au déni de soi, ce que montrait l’exemple d’Hélène, et l’amour de soi poussé jusqu’au refus de l’autre, ce qui est le risque du Nouvel Age. L’homme est un être ouvert et ouvert à l’autre.

Une parabole du poète bengali Tagore le dira mieux que de longs discours : « J’étais allé mendier de porte en porte sur le chemin du village, lorsque parut Votre carrosse d’or […]. Le carrosse s’arrêta près de moi. Votre regard m’a rencontré et Vous êtes descendu avec un sourire. Le bonheur de ma vie était enfin venu. Alors Vous avez levé soudain la main droite et Vous avez dit : «Qu’as-tu à me donner ?»

« Ah ! c’était une plaisanterie de roi, tenir votre secourable main droite ouverte devant un mendiant. Confus et indécis, je pris lentement dans ma besace un petit, un tout petit grain de blé, et Vous le donnai.

« Mais quelle ne fut pas ma surprise quand à la fin de la journée je vidai ma besace sur le sol et trouvai un petit, tout petit grain d’or dans ce misérable tas. Je pleurai amèrement et souhaitai avoir eu le courage de Vous donner tout ce que j’avais [1] . »

Le véritable épanouissement conjugue donc l’estime de soi et le don à l’autre. Encore faut-il que des modèles le montrent en l’incarnant. Partons d’un fait [2]. Il y a quelques temps, Aurélie (13 ans) et Valentine (12 ans) se sont tiré une balle dans la tête pour rejoindre leur idole Kurt Cobain. Le chanteur rock américain, du groupe Nirvana, s’était lui-même suicidé en 1994. Dénoncer la « culture » rock me semble vain. La vraie question est : pourquoi l’adolescent surinvestit tant ce style de musique ? Pourquoi aime-t-il son idole avec une telle passion ?

Le terme idole n’est pas neutre. Si des jeunes s’attachent à ce point à un chanteur, c’est qu’il concrétise leurs interrogations et semble donner comme une réponse. Et s’ils s’attachent jusqu’à en mourir, c’est que notre monde est en grave déficit de modèles porteurs de vie. Les valeurs ne suffisent pas à attirer. Isolées, elles sont froides. Incarnées par un témoin, elles réchauffent le cœur. Le propre d’un modèle, c’est qu’il suscite de l’émotion, de la passion, il donne envie qu’on le suive, qu’on l’imite. Le succès d’un Guy Gilbert ne s’explique pas autrement : il vit ce qu’il dit. L’Eglise l’a bien compris qui a toujours insisté sur les Saints : l’Evangile, c’est la partition notée ; le Saint, c’est la partition jouée. Nous avons un besoin crucial de Saints pour l’an 2000. Voilà pourquoi Jean-Paul II a tant canonisé.

Enfin, que peut signifier l’épanouissement, être « bien dans sa peau », lorsqu’on se sent blessé, traumatisé par la vie ? Le bonheur serait-il réservé à une élite ? Pire encore, que faire lorsqu’on se sent coupable, lorsqu’on est l’artisan de son propre malheur ou de celui d’autrui ?

Il n’y a pas de construction de soi sans une réconciliation avec soi-même. Le modèle dont nous parlons ne doit pas seulement nous indiquer un chemin. Pour que nous mettions nos pas dans les pas de Dieu, encore faut-il qu’il nous en donne la force. Qu’il nous sauve de nos fautes et qu’il nous guérisse, peu à peu, de nos blessures. Ce Sauveur a un nom : Jésus, ce qui, en hébreu, signifie : Dieu sauve. Le véritable épanouissement ouvre à Dieu.

Notre histoire ressemble étrangement à celle que raconte la parabole de l’enfant prodigue (Lc 15,121-32). Ayant quitté brutalement son père, ce fils a cru trouver le bonheur dans la recherche d’une vie exclusive de plaisir, loin des autres. Mais une famine survient et la vanité de son bonheur lui apparaît. C’est alors que se produit le passage le plus important de la parabole, souvent inaperçu : le fils « revient en lui-même » (v. 17). Et, rentrant en lui, il découvre plus que lui : il se souvient de son père, ce père dont il ne soupçonne pas l’amour et la puissance de pardon. Il ne le découvrira qu’en se mettant en marche et en revenant à la maison paternelle qui n’a cessé d’être son chez soi.

Comme l’enfant prodigue, l’homme de notre époque recherche le bonheur dans la seule jouissance matérielle, l’épanouissement hédoniste de soi. Il a oublié qui l’a créé. Pourtant, l’image de Dieu demeure en lui. Comme l’enfant prodigue, il est invité à revenir en lui-même, à prendre le temps de faire silence et de poser les vraies questions. Mais le bonheur ne se trouve pas dans la seule intériorité, la seule recherche de soi, comme le proposent les différentes techniques de soi qui prolifèrent dans la nébuleuse New Age. Comme l’enfant prodigue, enfin, il lui faut se remettre en marche, découvrir qu’il a été créé et sauvé par plus grand que lui, retourner dans la maison d’un Dieu dont le nom est Père.

Pascal Ide

[1] Rabidranath Tagore, « L’offrande lyrique », Chants sacrés.

[2] Gérard Leclerc, « Aurélie et Valentine », Editorial de France catholique n° 1598, 23 mai 1997, p. 3.

 

21.3.2019
 

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