Ennéagramme 3/4

B) Réponses à quelques résistances (suite)

4) Une condamnation par le Magistère ?

Un récent document du Conseil pontifical de la culture et du Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux sur le Nouvel Age fait allusion à l’ennéagramme au terme d’un paragraphe consacré à la proximité entre New Age et gnose. Voici le texte : « Un exemple nous est donné par l’ennéagramme – un instrument pour l’analyse du caractère selon neuf catégories – qui, lorsqu’on l’utilise comme instrument de croissance spirituelle, introduit une ambiguïté dans la doctrine et la pratique de la foi chrétienne [1] ». Un certain nombre de personnes, lisant rapidement le texte, l’ont interprété comme une mise en garde, voire comme une critique, à l’égard de l’ennéagramme.

a) Le texte

Je ne voudrais pas me lancer dans une herméneutique détaillée du document.

Le contexte dicte l’intention du texte : l’évaluation négative du péril représenté par la pensée gnostique présente dans le New Age. Il permet donc de comprendre pourquoi l’approche est négative et ne comporte pas de considération accueillante. Doit-on aller plus loin et affirmer que cette absence d’exposé positif est aussi une disqualification ? Considérons le texte lui-même. La réponse à la question posée est clairement négative.

D’abord, deux indices textuels : 1. l’ennéagramme est défini (« un instrument pour l’analyse du caractère selon neuf catégories ») avant d’être critiqué ; 2. la proposition « lorsqu’on l’utilise » a clairement une destinée grammaticalement restrictive.

Ensuite, le contenu sémantique. 1. La définition de l’ennéagramme ne comporte rien qui fasse allusion ni à la foi chrétienne ni à la gnose ; or, la critique porte sur ces aspects ; il n’est donc pas étonnant que le texte ne se prononce pas favorablement, car telle n’est pas son intention. 2. La proposition restrictive pose une distinction très salutaire (c’est le cas de le dire !). En effet, intentionnellement, le texte répète le terme « instrument » : l’ennéagramme peut être utilisé soit comme « instrument pour l’analyse du caractère », soit comme « instrument de croissance spirituelle » ; or, seul le second usage est condamné : car il « introduit une ambiguïté dans la doctrine et la pratique de la foi chrétienne », donc est condamnable. Ce point mériterait un long développement qu’il n’y a pas lieu de faire ici. L’idée est la suivante : la croissance spirituelle est la réalisation du salut en nous ; or, la rédemption est l’œuvre de Dieu ; mais un instrument comme l’ennéagramme fait appel aux seules forces humaines (ici de connaissance de soi) ; donc, l’ennéagramme utilisé à des fins spirituelles s’oppose à la vérité du salut.

De plus, rappelons une règle de bon sens : ne pas parler en termes louangeurs n’est pas condamner ; ne pas dire du bien, ce n’est pas dire du mal : sinon, tout silence rimerait avec médisance. Il en est de même dans l’usage de l’interdit en morale : ne pas condamner n’a jamais été promouvoir. Plus encore, c’est laisser à la liberté le choix du bien à accomplir ; de même, ici, c’est laisser libre champ à l’intelligence.

Enfin, le Saint-Siège n’interdit pas ce qu’il ne condamne pas, afin de respecter les domaines de compétence : s’il ne dit rien sur l’outil qu’est l’ennéagramme, c’est qu’il relève du domaine empirique et rationnel et que le Magistère n’a pas la compétence pour en juger (comme pour la plupart des doctrines philosophiques ou scientifiques). Certains se trouveraient rassurés que l’Église s’engage sur tous ces points, mais il faut en mesurer le prix : l’autonomie de la raison et la possibilité même de la recherche.

b) L’intention

Ayant parlé de ce document avec le Secrétaire du Conseil pontifical pour la Culture, celui-ci m’a formellement affirmé que le Document, serein, dans sa forme et dans son contenu, ne visait ni une personne, ni un groupe, ni une technique quelle qu’elle soit. Cette réponse suffisait. Mais j’ai voulu avoir confirmation de l’application de cette règle générale au cas particulier de l’ennéagramme. La réponse est que celui-ci n’est nullement condamné comme méthode ; il ne l’est que s’il est présenté comme un moyen de salut [2]. Précisant encore davantage, je demandais pourquoi l’avoir alors nommé comme exemple, à l’exclusion d’autres méthodes, la réponse fut que ce choix s’explique par le contexte culturel américain : en effet, le rédacteur expert vient des Etats-Unis où la pratique de l’ennéagramme est largement plus répandue qu’en Europe.

La pratique du Saint-Siège le confirme. Je pense à l’exemple d’un professeur d’une Faculté de théologie à qui la Congrégation pour la Doctrine de la foi a demandé de rectifier sa position parce qu’il « proposait l’ennéagramme comme moyen afin que l’homme puisse atteindre sa plénitude aussi du point de vue spirituel ». Citant le document du Conseil pontifical de la culture et du Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux, Jésus-Christ, le porteur d’eau vive (1.4), ce Dicastère précisait : « L’ennéagramme, s’il est utilisé comme moyen de croissance spirituelle, introduit une ambiguïté dans la doctrine et dans la vie des chrétiens ». Il n’est donc en rien illégitime de l’employer, mais comme un outil de connaissance de soi et de développement personnel.

5) Des dangers de manipulation ?

L’application pratique de l’ennéagramme montre d’indéniables dérapages. J’en ai fait, pour ma part, une fois l’expérience. L’on songe aussi à l’usage intempestif fait dans certaines communautés, en entreprises. Plus généralement, toute typologie n’est-elle pas enfermante ?

a) Le caractère enfermant de la typologie ?

Assurément, l’ennéagramme peut servir d’instrument de manipulation de la liberté d’autrui et de réduction de la réalité à une représentation. Mais ce risque se rencontre avec toute méthode psychologique et caractérologique. Nous ne reprendrons pas la distinction entre un outil et son usage. Nous donnerons plus bas des règles déontologiques permettant le bon usage de l’outil.

Il est intéressant et révélateur qu’Helen Palmer se refusait à constituer des équipes à partir des types. L’essentiel, disait-elle, c’est que la personne soit mature, adulte, avec et dans son type.

George Durner, celui qui a introduit la formation à l’ennéagramme dans les maisons de l’Arche, répond souvent : « Pourtant, nous avons bien une taille, un sexe, etc. Et cela ne nous dérange pas de les avoir, de le dire. Alors pourquoi pour le type ? » J’ajoute : nous avons une couleur d’yeux, un caractère, un milieu social, etc.

Par ailleurs, le vice est un hommage rendu à la vertu : les craintes engendrées par l’usage manipulateur de l’ennéagramme atteste sa puissance d’interprétation. Pour continuer à filer la métaphore du moyen de transport, il faut plus de vertu (prudence, justice, sobriété, etc.) pour conduire une voiture qu’une bicyclette. La crainte nous fait oublier que l’endroit de la puissance dont l’envers est la manipulation réductrice, c’est la capacité qu’a la méthode de rendre compte de la réalité.

Enfin, le risque est présent dans toute idée, donc dans toute mise en œuvre de l’intelligence : il s’est toujours trouvé des esprits pour souligner que l’abstraction perdait la richesse de la singularité individuelle (parler de l’homme en général, c’est déconsidérer la généreuse diversité des personnes). Seulement ces esprits chagrins oublient que l’abstraction permet l’accès à l’universel et à l’intelligible, sans pour autant nier ce qu’elle doit en exclure, à savoir cette singularité ineffable.

b) Incontournables typologies

La distinction est-elle enfermante ? Mais qui n’en utilise pas le plus souvent spontanément, voire à son insu ? Mieux vaut qu’elle soit explicitée et validée, ce qui est le cas de l’ennéagramme.

Même les personnes les plus libres n’ont pas hésité à faire appel à des classifications voisines. Je pense ici au poète Karol Wojtyla – un exemple parmi beaucoup. On se souvient que l’ennéagramme se fonde sur trois centres : cœur, tête et ventre. En termes anthropologiques : sensibilité, intelligence et volonté. Or, au sein d’une série de poèmes intitulés « Je commence à discerner certains profils particuliers », le futur pape polonais a distingué trois profils : 12. « L’Homme de l’émotion » ; 13. « L’Homme de l’intellect » ; 14. « L’Homme volontaire ». Comment ne pas y reconnaître les trois centres ? Wojtyla consacre un bref poème à chaque profil dont il pointe la spécificité et qu’il invite non pas à se nier, mais à pousser jusqu’au bout sa logique et ainsi à s’ouvrir. Ces textes sont plus riches que tout commentaire [3].

  1. « L’Homme de l’émotion » : « Non, lorsque l’amour t’inonde, tu ne te lasses pas : c’est une tache d’enthousiasme, agréable, toute en surface. Si elle sèche – sens-tu le vide ? Entre cœur et cœur, il y a toujours un espace. Il te faut y entrer lentement, jusqu’à ce que l’œil voie la couleur, que l’ouïe saisisse le rythme. Aime donc, va jusqu’au fond, découvre ta volonté, et c’en sera fini des fuites du cœur, du dur contrôle de la pensée ».
  2. « L’Homme de l’intellect » : « Ta vie frustrée d’enchantements, de variété sans goût de l’aventure, sans espace, sans rien de spontané. Quelles crampes donnent tes formules, tes notions, tes jugements avides de tout condenser, vides de ce qu’ils condensent. Surtout ne brise pas mes défenses, heureux qui en a ; toutes les routes de l’homme vont dans le sens de la pensée ».
  3. « L’Homme volontaire » : « Moment de volonté incolore mais lourd comme un coup de piston, ou tranchant comme une cravache, moment qui cependant ne s’impose en vérité à personne, à moi seulement. Il ne mûrit pas du sentiment comme un fruit la pensée ne le fait pas naître. Ce n’est qu’un raccourci. Quand il vient, je dois l’endurer, ce que je fais d’ordinaire. Nulle place alors pour le cœur ni la pensée, seul l’instant qui explose en moi, comme la croix ».

c) Un effet Barnum ?

  1. Laffargue a parlé d’un effet Forer pour expliquer le succès de l’ennéagramme. L’effet Forer, du nom de son inventeur (aussi appelé « effet Barnum » par le psychologue Paul Meehl en référence à l’homme de cirque Phineas Taylor Barnum, réputé maître en manipulation psychologique) est une illusion psychologique. En effet, il est proposé à un sujet une vague description de la personnalité, plus encore d’une description qui vaut pour n’importe qui. Or, le sujet se l’applique spécifiquement à lui-même, en affirmant qu’il correspond de manière très exacte à lui, qu’il le décrit dans sa différence d’avec les autres. Il y a donc confusion entre l’universel et le singulier.

Précisément, les études montrent que l’illusion psychologique se fonde sur différents traits, notamment trois :

– La présence dans l’analyse de traits majoritairement positifs. Le sujet accepte facilement les discours qui nous valorisent. Ainsi, il ressort des différentes études que les traits de caractère qui nous avantagent sont plus facilement acceptés comme une description précise de notre personnalité que les traits désavantageux.

– Le fait que l’analyse s’applique personnellement et uniquement à la personne. Les sujets pensent que les propositions leur correspondent d’autant plus si le profil de personnalité commence par « Pour toi ».

– Le caractère vague de la description. Lorsque les analyses de personnalité proposent une description vague de traits et de leur contraire, l’esprit humain comble la description en y projetant ses propres images et en ne retenant que ce qui l’arrange.

Or, aucun de ces traits ne s’appliquent à l’analyse proposée par l’ennéagramme :

– L’ennéagramme se présente souvent comme une analyse peu valorisante. Il n’est pas du tout rare que la personne, en le lisant, résiste tant elle sent ses compulsions, ses défenses dévoilées. D’ailleurs, certains types de personnalité sont allergiques aux descriptions trop flatteuses.

– La déontologie de l’ennéagramme se refuse à toute interpellation du genre « Vous êtes ceci ». De plus, l’instrument se présente comme une typologie générale (puisqu’il répartit les types en neuf catégories embrassant donc des millions de personnes) et non pas singularisée.

– L’ennéagramme est une analyse précise et nullement vague. Elle descend dans le détail. D’ailleurs, les types sont présentés par comparaison avec les autres. Enfin, l’analyse n’hésite pas à employer des négations, des exclusions précises (par exemple, le type 7 n’est pas en connexion avec son affectivité), ce qui n’est en rien généralisable.

Par conséquent, l’effet Forer ou Barnum ne peut en rien expliquer l’adhésion en profondeur à l’ennéagramme.

6) Un manque de confiance en Dieu ?

Seul le Christ sauve, diront certains. Faire de l’ennéagramme un outil de transformation de soi confond la nature et la grâce.

Assurément, il est nécessaire de distinguer psychologique et spirituel, ainsi qu’on l’a rappelé ci-dessus. Le salut n’est pas la santé, le péché n’est pas la maladie, la grâce n’est pas l’expérience intérieure, la conversion n’est pas la conscience de soi, etc.

Mais il faut ajouter deux précisions.

Tout d’abord, distinction n’est pas séparation. Nous l’avons aussi dit plus haut : ce qui doit être distingué au plan des essences, est uni dans l’existence.

Ensuite, il y a une légitimité du plan psychologique. Qui est celui de la création : le païen ne se réduit pas à l’anti-chrétien ou au gnostique. Or, au plan humain, il existe de véritables et profonds changements, des prises de conscience admirables. Un chrétien ne peut pas l’ignorer, pas plus qu’il ne peut les confondre avec l’action de la grâce, ni voir celle-ci partout à l’œuvre, au risque de la confondre avec la nature.

Pascal Ide

[1] Conseil pontifical de la culture et Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux, Jésus-Christ le porteur d’eau vive. Une réflexion chrétienne sur le Nouvel Age, Cité du Vatican, Libreria Editrice Vaticana, 2003, 1.4., p. 12.

[2] De ce point de vue, il est malheureux que, dans son ouvrage sur l’ennéagramme (d’autant plus qu’il fut publié après la parution du document du Saint-Siège cité dans la note précédente), Ephraïm ait écrit : « Là où est ta blessure, là est ta rédemption ». La blessure relève du domaine psychologique dont s’occupe l’ennéagramme et la rédemption du domaine surnaturel vis-à-vis duquel il n’a pas de parole autorisée.

[3] Karol Wojtyla, « Je commence à discerner certains profils particuliers » : 12. « L’Homme de l’émotion » ; 13. « L’Homme de l’intellect » ; 14. « L’Homme volontaire », in Poèmes. Théâtre : La boutique de l’Orfèvre et Frère de Notre Dieu. Écrits sur le théâtre, Paris, Le Cerf, Cana, 1998, p. 90-92. La traduction des Poèmes est de Pierre Emmanuel et Constantin Jelenski avec la collaboration d’Anna Turowicz.

4.10.2017
 

Les commentaires sont fermés.