Au terme de Bilbo, la juste guerre des Nains, des elfes et des hommes contre les gobelins (orques) menés par Bolg, aurait pu tourner court, même avec l’aide de Gandalf, même avec l’aide si précieuse des Aigles, car « ils demeuraient inférieurs en nombre ». Ils ont dû leur salut à Beorn :
« Beorn lui-même apparut – sans qu’on sache comment, ni d’où il était apparu. Il vint seul, sous forme d’ours ; et dans sa colère, il semblait avoir pris une taille gigantesque ». Dans un premier temps, écartant « les loups et les gobelins comme s’ils étaient faits de plume et de paille, il « souleva Thorin et le transporta hors du champ de bataille. Il revint bientôt, sa colère redoublée, et rien ne put lui résister, ni aucune arme lui porter atteinte. Dispersant la garde rapprochée, il renversa Bolg lui-même et l’écrasa. Sa mort jeta la consternation chez les gobelins, qui s’enfuirent dans toutes les directions. Mais chez leurs adversaires, un nouvel espoir avait chassé toute fatigue, et ils se mirent immédiatement à leur poursuite », de sorte que « les trois quarts des guerriers gobelins du Nord avaient péri ce jour-là, et les montagnes connurent la paix pendant de longues années [1] ».
Ce Beorn représente la puissance de la juste colère. Sans colère, il n’aurait pas eu la force de mobiliser toute l’énergie nécessaire pour vaincre un ennemi supérieur en nombre. Cette énergie est telle qu’elle le transforme, c’est-à-dire le fait changer de forme et lui donne, au moins en apparence, « une taille gigantesque ». Sans justice, Beorn n’aurait été que rage vengeresse et aurait conduit à amplifier la spirale de la violence, alors que « les montagnes connurent la paix pendant de longues années ». Un autre signe de cette justesse est que, en un premier temps, il a rendu hommage à Thorin ; or, le roi, ici des Nains, symbolise la figure du droit, de la justice, dans le droit ancien (un chevalier est lié non pas à un pays, mais à une personne, le suzerain, un roi). Un autre signe est le caractère contagieux de son exemple.
Nous trouvons ici une des belles incarnations de la force domestiquée et même christianisée. À l’instar de ce qu’opéra la chevalerie, l’énergie de Beorn fut mise au service de la vérité et de la justice. Dans le glossaire de son édition de la Saga du Roi Heidrek le Sage, Christopher Tolkien observe que Beorn hérite des qualités du légendaire berserker de la tradition nordique et définit ainsi ce dernier à partir de son étymologie, « vêtu (plastronné) comme un ours » :
« un homme capable d’une rage folle ou d’attaques déchaînées. Les berserks avaient la réputation de se battre sans plastron, rageant comme des loups en déployant la force d’un ours ; on peut presque les considérer comme des êtres capables de changer de forme, et d’acquérir la force et la férocité d’une bête. Au temps du paganisme, les berserks étaient fort recherchés comme guerriers, mais sous la foi chrétienne, ceux qui ‘devenaient berserk’ s’exposaient à de lourdes sanctions [2] ».
Pascal Ide
[1] Le Hobbit annoté, Douglas A. Anderson éd., dans John R. R. Tolkien, Le Hobbit ou un aller et retour, trad. Daniel Lauzon, Paris, Christian Bourgois, 2012, p. 403, Annotation en marge : note 3.
[2] The Saga of King Heidrek the Wise, Christopher Tolkien éd., London, Thomas Nelson and Sons Ltd, 1960, p. 93.