Une authentique amitié entre jeunes enfants. Lili et Marcel

Entre le jeune Marcel Pagnol, huit ans, et le jeune Lili des Bellons, neuf ans, l’on trouve toutes les caractéristiques de l’amitié [1] : la bienveillance, la réciprocité, la convivialité [2] – auxquelles nous ajoutons la communauté de fin (ici, le braconnage et la chasse [3] sur fond d’aventures).  Plus encore, l’on y rencontre les traits de la belle et grande amitié. Celle-ci reprend les notes précédentes en les radicalisant. Par exemple, les deux amis passent le plus clair de leur temps ensemble à courir la garrigue, à poser des pièges, à jouer aux Indiens. Mais elle possède aussi des attributs distinctifs : le quasi-coup de foudre (il suffira de quelques échanges pour qu’ils deviennent inséparables), l’immense affection (Marcel l’appelle toujours « mon cher Lili »), les multiples affinités qui font fi de différences pourtant pas minces (Marcel est un rat des villes et Lili un rat des champs), l’admiration réciproque [4] jusqu’à l’imitation [5], la rupture – « Avec l’amitié de Lili, une nouvelle vie commença pour moi [6] » –, l’exclusivité et la préférence à l’égard de tous les autres (même de Paul le petit frère si proche, qui est le compagnon-complice des quatre cent coups, même de sa mère si protégée, même de son père si admiré), l’intense bonheur de sa présence [7], la tristesse insupportable de la séparation [8], l’attente impatiente des vacances et l’espoir indéracinable des retrouvailles [9], la saturation du temps et de l’espace (il n’y en a que pour son ami avec qui il bavarde « pendant des heures [10] » et sans lequel il ne voudrait rien faire [11]), les confidences et, plus encore, les secrets échangés [12] (dont le grand secret par excellence, la grotte de Passe-Temps qui passe sous le Taoumé [13]), les symboles [14]. L’on y reconnaît enfin les vertus multiples qui racinent l’amitié tout en y fleurissant : la fidélité, la probité, la confiance, le respect [15], la pudeur [16], etc.

Toutefois, n’allons pas idéaliser ce qui demeure tout de même une amitié entre enfants, en rappelant que, l’été suivant, lorsqu’il découvre ce qu’il appelle joliment « le visage enfantin de l’Amour [17] » chez Isabelle Cassignol, la fière petite fille du château des Bellons, Marcel raréfiera ses rencontres avec Lili et en viendra même à lui mentir [18]. Plus tard, toutefois, l’infidèle reconnaîtra sa trahison – « J’adorais Isabelle, et je n’avais même plus le moindre remords d’avoir abandonné Lili, car j’avais oublié son existence [19] » – et en tirera même une leçon générale intentionnellement anonymisée : « C’est ainsi qu’elles séparent les meilleurs amis [20] ».

Surtout, cette amitié partage les différentes caractéristiques du don. Elle en épouse la dynamique quaternaire. En : très vite, en confiant très vite à Marcel tous ses secrets, ainsi que nous le disions, Lili atteste qu’il se donne sans retard et sans restriction. Loin de se mettre en position haute, Marcel, le petit garçon de la ville qui, aux yeux de son ami, sait tout, se place d’emblée en position d’apprendre avec admiration. Leur amitié vit également de la méta-loi qu’est l’excès, sous la double forme du pardon – ainsi, lorsque Marcel, désilusionné, quitte l’Isabelle idéalisée et revient vers Lili, son ami ne lui en tient aucune rancœur [21] – et de la compassion – toujours dans le cadre de cette relation, lorsque Lili voit Marcel pleurer à « grosses larmes » de « désespoir » « comme un enfant perdu » au départ de celle qu’il aime, au lieu de se moquer, de se venger ou d’être indifférent, Lili « s’avança, et mit son bras autour de mon cou, sur mes épaules [22] ».

Si Joseph Pagnol pense que « les enfants ne connaissent guère de vraie amitié. Ils n’ont que des ‘copains’ ou des complices », son fils – qui n’ose contredire l’autorité de son père – sait, en ressentant une « émotion nouvelle » le soir de Noël, qu’il vit tout autre chose qu’une simple camaraderie : une belle et grande amitié, à qui il rend le long et superbe hommage de ses souvenirs d’enfance [23] – relus cet été avec émotion, après avoir vu l’honnête film de Christophe Barratier, Le temps des secrets [24].

Pascal Ide

[1] Nous citons Marcel Pagnol, Le Château de ma Mère. Souvenirs d’Enfance II, Paris, Pastorelly, 1958 et Le Temps des Secrets. Souvenirs d’Enfance III, Paris, Pastorelly, 1960. Lili n’apparaît pas dans le premier volume : La Gloire de mon Père. Souvenirs d’Enfance I, Paris, Pastorelly, 1957.

[2] C’est ainsi qu’Aristote notifie l’amitié au début du livre VIII de l’Éthique à Nicomaque.

[3] « Nos conversations revenaient toujours à la chasse » (Le Château de ma Mère, p. 41).

[4] Dès la première rencontre, Marcel dit de Lili qu’il avait « une dextérité que j’admirais » (Ibid., p. 16). Plus tard, il écrit : « Lili savait tout » (Ibid., p. 37), c’est-à-dire tout de la campagne. Et, quand il apprend à Lili des mots nouveaux, Marcel commente : « Mon but n’était pas d’augmenter son vocabulaire, mais son admiration » (Ibid., p. 41). De son côté, Lili « me considérait comme un savant » (Ibid., p. 40). Et lors de l’expédition à la grotte de Passe-Temps, Lili ne cesse de répéter : « Tu es formidable ! » (Ibid., p. 114 s).

[5] « Observa[nt] tous mes gestes », Lili « s’efforça d’imiter le gentleman qu’il croyait que j’étais » (Ibid., p. 173).

[6] Ibid., p. 31.

[7] « Je n’avais jamais été si heureux de ma vie » (Ibid., p. 42).

[8] « Fallait-il se résigner à quitter – pour une éternité – mon cher Lili ? » (Ibid., p. 90). Et tous les deux pleurent lors de la séparation (cf. Ibid., p. 141).

[9] « Il était descendu des Bellons, mon petit frère des collines… Il était là depuis des heures, et il y serait resté jusqu’à l’épaisseur de la nuit » (Ibid., p. 42).

[10] Ibid., p. 37.

[11] Marcel en préfère même le travail au champ avec Lili que le braconage sans lui : « Moi, tout seul, ça ne m’amuse pas. J’aime mieux venir travailler avec toi » (Marcel Pagnol, Le Temps des Secrets, p. 20).

[12] Le Château de ma Mère, p. 39. Aussi Marcel ne révèle-t-il pas un secret de Lili sur les pièges à Isabelle « de Montmajour » (Marcel Pagnol, Le Temps des Secrets, p. 109).

[13] Ibid., p. 58.

[14] « Ma main, dans ma poche, serrait un piège qui n’avait plus sa valeur meurtrière, mais qui devenait un objet sacré, une relique, une promesse » (Ibid., p. 143).

[15] Ainsi, vis-à-vis de la relation entre Marcel et Isabelle (cf. Le Temps des Secrets, p. 222).

[16] Par exemple, Ibid., p. 171. « Sans me regarder, Lili me dit à voix basse : – Je me languissais de te voir. – Moi aussi » (Le Temps des Secrets, p. 19).

[17] Ibid., p. 91.

[18] Ibid., p. 143 s.

[19] Ibid., p. 208.

[20] Ibid., p. 189.

[21] Cf. la brève et belle scène dans Ibid., p. 243-245.

[22] Ibid., p. 251.

[23] Le Château de ma Mère, p. 178.

[24] Le Temps des secrets, chronique française écrite et réalisée par Christophe Barratier, 2022.  Adapté du roman éponyme de Marcel Pagnol. Avec Léo Campion, Guillaume de Tonquédec, Mélanie Doutey, François-Xavier Demaison, Baptiste Negrel et Lucie Loste Berset.

9.9.2022
 

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