Un autre regard discutable sur les célibataires

À propos de « J’existe ! » (Résumé)

1) Résumé du livre

Même s’il se présente sous la forme d’un « essai » et non d’un « traité », le livre d’Olivier Bonnewijn [1] (OB) défend une thèse qui est le titre même du dernier chapitre : « Un état de vie à part entière ». La préfacière, Claire Lesegretain, ne s’y trompe pas qui affirme sans ambages : « il est formidablement libérant de lire sous la plume d’un prêtre et théologien que le célibat peut être un ‘état de vie à part entière’, au même titre que le mariage ou la consécration » (p. 10). Pour montrer cette proposition neuve, OB propose une démarche inductive : non point partir de ce que sont les deux vocations au mariage et à la vie consacrée, mais s’« approcher à frais nouveaux du mystère des célibataires en lui-même » (p. 16). Il égrène lui-même les six perspectives qu’il adopte : « existentielle », « anthropologique », etc. (p. 15). Je les répartirai en fonction de leur objet pour mieux faire saillir le propos et la sous-thèse avancée.

Le chapitre 1 présente le regard actuel sur « la galaxie des célibataires » (p. 19) : regard plutôt négatif avant « la révolution évangélique » (p. 32) qui, enfin, valorise le célibat. Afin d’honorer cette positivité, OB propose de le qualifier d’« ouvert » – contre les caractérisations trop dévalorisantes : « célibat d’attente », « célibat subi », « célibat non choisi » (p. 21). Le chapitre 2 traite de la caractéristique la plus patente du célibataire : la solitude. Alors qu’elle est souvent vécue par le solo négativement comme absence, donc comme souffrance, OB en montre l’ambivalence : humanisante, quand elle devient l’occasion d’une communion ; ou déshumanisante si elle replie sur soi. Le chapitre 3 approfondit l’identité du célibataire du point de vue chrétien pour défendre qu’il s’agit d’une « identité source ». En effet, loin d’être inaccomplie ou une privation (de mariage, de consécration ou de sacerdoce), cette identité « est purement et simplement baptismale » (p. 87), de sorte que, inversant la perspective habituelle, il propose de la placer à la source de l’identité des consacrés, des clercs et des mariés (p. 88). Développant cette intuition, OB montre que la « vocation personnelle » du célibataire n’est rien d’autre que l’amour-don (chap. 4), qu’il décline en cinq actes. En effet, nous venons de le dire, le célibataire se définit à partir de son baptême ; or, celui-ci se caractérise d’abord à partir de la réception et de l’écoute ; et c’est seulement de cet accueil premier que découle le don à l’autre et l’espérance d’une réciprocité et d’une fécondité. Cette grammaire du don se vit dans l’épaisseur de notre être de chair, qui est un être pulsionnel (chap. 5). Le but étant de les sublimer, OB propose un cheminement en cinq étapes : promesse, idéalisation, renoncements, renforcement narcissique et élévation.

Ayant ainsi peu à peu approché l’identité du célibataire, OB s’attaque enfin à la question de son statut dans le dernier chapitre (6). Nous avons vu sa thèse : le célibat ouvert est un état de vie à l’égal du mariage et de la vie consacrée. Pour l’établir, il caractérise l’état de vie à partir de cinq critères : il qualifie l’être ; il présente une « réelle stabilité » ; il est « un engagement volontaire » ; il est la « réponse à un ‘appel’ du Christ » ; il est institutionnalisé, donc reconnu et repérable socialement (p. 136-137). Si certains affirment que le célibat ouvert ne peut pas être un état de vie, notre auteur défend le contraire en lui appliquant ces cinq critères. Nous reviendrons bien entendu sur ce point qui est aussi la pointe de tout le livre.

2) Résumé de l’évaluation

L’argumentation d’OB n’est pas convaincante. Disons plus. Sa thèse selon laquelle le célibat qu’il qualifie d’ouvert serait un état de vie à part entière, donc un statut positif de vie, me semble fausse.

Reprenons très brièvement l’argumentation de fond et la critique. Selon OB, le célibataire chrétien se définit avant tout par son baptême. Qu’il soit ou non marié est accidentel. Il sera en voie d’accomplissement (sans jamais être accompli) à partir du moment où il vivra de cette grâce baptismale et de la « grammaire du don » qui s’en suit. Voilà pourquoi, pour lui, le célibat est une réalité positive et doit être qualifié d’ouvert.

Nous répondons que cette vision est abstraite et ne correspond pas à la réalité objective, subjective et théologique du célibat. Objectivement, le baptême ne caractérise pas le célibat, puisqu’il est aussi ce qui fonde le mariage et la virginité consacrée, et que le célibat se caractérise, comme célibat, par la privation objective de cet accomplissement qu’est le mariage. Bien évidemment, redisons-le, la personne du célibataire, elle, comme personne, est une réalité éminemment pleine et positive, et l’on ne peut qu’encourager à ce qu’elle soit plus prise en compte en Église, et qu’on cesse de la juger à partir de stéréotypes blessants. Mais le célibataire n’est pas le célibat qui, comme condition de vie (ce qui n’est pas du tout pareil qu’un état de vie) est une réalité privative, donc négative. Subjectivement, le célibataire vit, le plus souvent, son état comme une réelle souffrance (ce qui ne signifie pas qu’il ne puisse pas le vivre de manière paisible) et ne pas lier cette souffrance subjective à ce manque objectif (à savoir ne pas accomplir notre vocation au mariage, notre inclination naturelle à vivre une communion totale et à donner la vie), c’est rendre illisible la souffrance, et pousser à la nier ou à l’interpréter faussement. Théologiquement, parler du baptême en dehors des autres sacrements, notamment le mariage, qui se fonde dans la création, c’est couper la grâce de la nature. Comprendre le célibataire comme un état de vie à partir du baptême est une vision abstraite qui l’ampute de son appel à s’accomplir dans le mariage (ou le renoncement à celui-ci pour se donner au Christ d’un cœur sans partage qu’est la consécration).

L’impossibilité de faire du célibat non-choisi un état de vie qui accomplit l’être humain est établi par un propos éclairant du pape Jean-Paul II qui, malheureusement, n’a pas été repris par OB. Ce texte essentiel est extrait de son exhortation sur les tâches de la famille chrétienne, texte jouissant d’une certaine autorité :

 

« Dieu a créé l’homme à son image et à sa ressemblance (Gn 1,26) : en l’appelant à l’existence par amour, il l’a appelé en même temps à l’amour.

« ‘Dieu est amour’ (1 Jn 4,8.16) et il vit en lui-même un mystère de communion personnelle d’amour. En créant l’humanité de l’homme et de la femme à son image et en la conservant continuellement dans l’être, Dieu inscrit en elle la vocation, et donc la capacité et la responsabilité correspondantes, à l’amour et à la communion. L’amour est donc la vocation fondamentale et innée de tout être humain. […]

« La Révélation chrétienne connaît deux façons spécifiques [proprios modos] d’accomplir [implendi] la vocation à l’amour de la personne humaine, dans son intégrité : le mariage et la virginité. L’une comme l’autre, dans leur forme propre, sont une concrétisation de la vérité la plus profonde de l’homme, de son ‘être à l’image de Dieu’ [2] ».

 

Saint Jean-Paul II affirme qu’il n’y a que deux « façons spécifiques », littéralement « modalités propres » : le mariage et le célibat consacré. Il faut entendre « spécifiques » ou « propres » au sens fort de réalités objectives et institutionnelles. Par ailleurs, il s’agit de moyens d’accomplir. Or, tel est justement le sens de l’état de vie : « accomplir » notre « vocation » qui est « l’amour ». Comme le célibat ne rentre dans aucun de ces cadres, il ne peut pas être considéré comme une vocation à part entière – ce qui ne signifie surtout pas que le célibataire ne serait pas une personne à part entière ou qu’il n’est pas appelé, dès maintenant, à se donner.

On ne saurait objecter que, en parlant de « virginité », le pape polonais englobe le célibat non-choisi : il s’agit bien de la virginité consacrée. D’abord et surtout, parce qu’une étude interne au texte montre que le terme est toujours utilisé en ce sens. Les douze autres occurences du terme « virginitas » concerne le célibat consacré, en particulier le n. 16 (qui, à lui seul, en contient dix avec le titre). Le début du paragraphe montre d’ailleurs comme une équivalence entre « virginité et célibat pour le Royaume de Dieu ». En outre, le texte de saint Jean Chrysostome qui est cité est extrait de son ouvrage sur la virginité qui parle de l’état de vie consacré. Il est donc d’autant plus signifiant que, dans ce numéro 16, Jean-Paul II reprenne l’affirmation du n. 11 et ainsi la confirme : « Le mariage et la virginité sont les deux manières d’exprimer et de vivre l’unique mystère de l’Alliance de Dieu avec son peuple ». Par conséquent, seuls le mariage et le célibat consacré sont les manières « d’accomplir la vocation à l’amour ». Telle est la raison profonde pour laquelle le célibat n’est pas un état objectivement achevé, donc ne saurait être considéré comme un état de vie, et pour laquelle le célibataire le vit douloureusement.

Pascal Ide

[1] Olivier Bonnewijn, « J’existe ! ». Un autre regard sur les célibataires, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2020. Les numéros de page sont ajoutés dans le texte. Le passage cité est à la p. 17.

[2] Jean-Paul II, Familiaris consortio, n. 11. Trad. modifiée. Voici le texte :

« Hominem Deus ad suam condidit imaginem et similitudinem (20): in vitam excitans eum ex amore simul destinavit illum ad amorem.

Deus est amor (1 Io 4,8) in seque vivit ipse ex mysterio personalis amoris communionis. Ad suam imaginem creans ac perpetuo in vita conservans humanam naturam viri ac mulieris, Deus indidit ei vocationem ac propterea potestatem et officium, cum conscientia coniunctum, amoris atque communionis (Gaudium et spes, n. 12). Quocirca amor est princeps et naturalis cuiusque hominis vocatio.

Uti spiritus incarnatus, anima nempe, quae in corpore manifestatur, et corpus immortali spiritu informatum, homo ad amandum vocatur in hac una sui summa. Corpus etiam humanum amplectitur amor redditurque id particeps spiritalis amoris.

Cognoscit revelatio christiana proprios modos duos implendi hanc ad amorem vocationem personae humanae omnibus ex eius partibus: matrimonium ac virginitatem. Utrumque sub forma propria est solida quaedam declaratio veritatis altissimae de homine, veritatis scilicet, ex qua ‘est ad Dei imaginem’ ».

18.9.2020
 

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