Sortir des jeux de pouvoir ou expliciter l’implicite dans la communication

Les jeux de pouvoir proviennent souvent d’un manque d’explicitation [1]. Pour le montrer, je partirai d’un ouvrage du spécialiste belge de développement personnel Jean-Jacques Crèvecœur [2], formateur et conférencier en ressources humaines et communication, qui se veut simplement être une aide à la relation avec autrui, sans prétention éthique et encore moins spirituelle.

L’ouvrage indique clairement son objet à travers son titre : Relations et jeux de pouvoir, et son intention à travers son sous-titre : Comprendre, repérer et désamorcer les jeux de pouvoir relationnels. D’aucuns trouveront l’ouvrage simpliste, voire américain dans sa manière très didactique d’exposer (une idée par chapitre, etc.), sa volonté d’interpeller le lecteur régulièrement, son désir pratique, voire pragmatique d’accéder à des résultats, et son ignorance, au moins affectée, des mécanismes intérieurs, du moins dans leur complexité et leur difficile transformation, bref, un certain optimisme, voire pélagianisme volontariste. Mais il serait de mauvaise foi de ne pas voir que ces reproches sont l’envers de réelles qualités que l’on ne trouve pas toujours, loin de là, dans les livres que l’on serait tenté d’opposer à celui de notre auteur. De ce point de vue, les exemples choisis et développés dans l’ouvrage, sont particulièrement pertinents, car ils représentent une bonne sélection des grands types de dysfonctionnement, car ils mettent bien à plat les signes pathologiques et enfin car ils proposent des exemples clairs de sortie. Voilà pourquoi je me permets de reprendre ces exemples en en tirant, de manière systématique, les leçons [3].

1) Une demande anodine

Commençons par un exemple simple : l’exemple n° 7 donné par Crèvecœur.

a) Version insatisfaisante

« Hélène. – Bonjour, Yves ! Dis, j’ai appris par Marie-Anne que tu allais écouter la conférence du docteur Hamer à Lille… Tu en as de la chance, dis donc ! Moi qui rêve de l’entendre depuis si longtemps !

Yves. – C’est vrai que sa théorie sur l’origine psychologique du cancer est séduisante. En plus, c’est la première fois dans l’histoire qu’on en fait la démonstration scientifique !

Hélène. – Oui, c’est une véritable révolution copernicienne dans le domaine de la cancérologie. Et c’est tellement plus simple et pertinent. Cet homme est un génie ! Dommage qu’il donne sa conférence si loin et que je n’aie pas de voiture.

Yves. – Oh, tu sais, moi, quand je suis mordu par quelque chose, je serais prêt à tout pour réaliser mon objectif. Quitte à y aller à pied !

Hélène. – Oui, mais 250 km, ça fait un peu loin. Ah, si je pouvais trouver un moyen de m’y rendre, c’est sûr, je n’hésiterais pas.

Yves. – C’est en tout cas ce que je te souhaite. Il te reste deux jours pour trouver… Cela ne me paraît pas impossible ! Bonne chance, Hélène [4] ! »

b) Évaluation

Que pensez-vous ? De prime abord, l’attitude d’Yves manque de correction, voire est offusquante. Comment ne pas se dire : « Il a très bien compris la demande d’Hélène et il fait comme si de rien n’était ! » Le signe en est qu’Hélène est frustrée et doit se sentir incomprise.

En réalité, si on considère attentivement les choses, aucune demande explicite n’a été formulée par Hélène. Ensuite, lui faire la proposition, cela eut été interpréter son intention. Enfin, ce serait rentrer dans un jeu de prise en charge, un scénario de sauveteur.

Il demeure qu’Yves a aussi une demande implicite qu’il ne formule jamais : c’est justement qu’Hélène exprime sa demande. On sent d’ailleurs qu’il joue et cela aussi cause un désagrément. Or, en attendant la demande explicite d’Hélène, rentre dans un jeu de pouvoir. Donc, même s’il s’est débarrassé sans difficulté de la pression exercée par Hélène, son projet n’est pas réalisé.

Il faut donc que chacun explicite sa demande.

c) Version rectifiée

« Hélène. – Bonjour, Yves ! Dis, j’ai appris par Marie-Anne que tu allais écouter la conférence du docteur Hamer à Lille… Tu en as de la chance, dis donc ! Moi qui rêve de l’entendre depuis si longtemps !

Yves. – C’est vrai que sa théorie sur l’origine psychologique du cancer est séduisante. En plus, c’est la première fois dans l’histoire qu’on en fait la démonstration scientifique !

Hélène. – Oui, c’est une véritable révolution copernicienne dans le domaine de la cancérologie. Et c’est tellement plus simple et pertinent. Cet homme est un génie ! Dommage qu’il donne sa conférence si loin et que je n’aie pas de voiture.

Yves. – Et pourquoi me dis-tu cela, Hélène ?

Hélène. – Oh, comme ça… Tu sais, si je pouvais trouver une bonne âme qui me propose de m’emmener avec elle, ce serait chouette, non ?

Yves. – Et qu’attends-tu de moi, Hélène ?

Hélène. – Allez, Yves, ne fais pas l’innocent. Tu l’as bien compris.

Yves. – Écoute, Hélène, pour que notre relation soit claire, et pour être sûre de répondre correctement à tes attentes, je souhaite que tu me dises exactement ce que tu attends de moi. Peux-tu me le dire ?

Hélène. – En réalité, ça me gêne un peu, parce que je crains que tu refuses.

Yves (un peu impatient). – Hélène, je te demande explicitement de me dire ce que tu as à me demander. Moi, de mon côté, je peux te dire que, si ça ne me convient pas, je te dirai non. Donc, vas-y !

Hélène (gênée). – Ma demande, c’est de savoir si tu accepterais de nous emmener, mon copain et moi, à cette conférence…

Yves. – Hélène, je suis vraiment désolé pour toi, mais je prends déjà trois autres personnes avec moi. Je n’ai donc plus qu’une place libre. Puis-je faire autre chose pour toi ?

Hélène. – Peut-être… connais-tu quelqu’un d’autre qui va à cette conférence, et qui accepterait de nous emmener ?

Yves. – Bien sûr ! Je crois que Marie-Anne a encore trois places dans sa voiture. Demande-le-lui.

Hélène. – Merci Yves. Tu es super ! Et bon travail d’ici là [5] ! »

d) Évaluation

Qu’a fait Yves pour clarifier la relation et aider Hélène sans jamais jouer au sauveteur ?

– D’abord, il pose des questions, il n’interprète jamais.

– Ensuite, il prend l’initiative, il explore.

– Il pose une question décisive qu’il vaut la peine d’explorer : « Qu’attends-tu de moi, Hélène ? » Il évite deux pièges opposés. Le premier aurait été d’être trop précis : « Tu attends que je t’emmène ? » En ce cas, il se serait positionné en sauveteur et il aurait transformé Hélène en victime. Le second aurait été d’être trop vague : « Qu’attends-tu ? » laisse la porte ouverte à tant de réponses possibles qu’Hélène aurait pu multiplier les stratégies d’évitement de la réponse.

– Enfin, il ne ferme pas les possibilités. Au contraire, il demande : « Puis-je faire autre chose pour toi ? »

2) Une relation conflictuelle

Je reprends à Crèvecœur son exemple n° 2, le travail de dactylographie.

a) Version conflictuelle

« Georges. – Salut, Francis ! Je peux entrer ? Je ne te dérange pas ?

Francis. – Ben… tu as de la chance. J’allais sortir. Que me vaut le plaisir de ta visite ?

Georges. – Je venais, comme convenu, rechercher le travail de dactylographie que tu t’étais engagé à réaliser lors de la dernière réunion de notre association. Tu te souviens ? Le programme de la fête du printemps que nous organisons la semaine prochaine. Je dois l’apporter à l’imprimeur avant demain midi, dernier délai…

Francis. – Je m’étais engagé, je m’étais engagé… Tu en as de bonnes, toi ! Dis plutôt qu’on m’a forcé la main !

Georges. – On t’a forcé la main ! Comment ça ? Explique-toi, je ne comprends pas…

Francis. – Oui. Toi, Monsieur le Président, quand tu as demandé : « Qui est disponible pour taper le programme de la fête ? » Tout le monde sait bien que je suis le seul à être au chômage pour l’instant. C’était clair que cette demande m’était adressée. Mais, maintenant, j’ai décidé de ne plus me laisser faire. Fini de me faire exploiter ! Soit vous me payez, soit vous allez frapper à une autre porte pour faire faire vos corvées.

Georges (commençant à s’inquiéter). – Mais, Francis, le travail, tu l’as fait ou tu ne l’as pas fait ?

Francis. – Écoute, Georges, tu as encore jusqu’à demain midi pour trouver une solution. Le brouillon et la maquette sont dans cette chemise. Si tu acceptes les honneurs, tu dois aussi assumer les ennuis.

Maintenant, tu m’excuseras, mais je dois m’en aller…

Georges. – Mais… Francis, tu ne vas pas nous laisser tomber, quand même ! Et tout ce que nous avons vécu ensemble, alors, ça ne compte plus ?

Francis. – On en discutera plus tard, si tu veux. Moi, je dois partir. Au revoir, Georges [6]. »

b) Évaluation

D’abord, il est clair que la relation est tendue, non paisible. A la fin, Georges est frustré et en colère. Francis est peut-être joyeux, mais il a perdu la relation et la confiance.

En effet, la relation est devenue de domination : le subordonné hiérarchique a pris le pouvoir sur son supérieur.

Troisième leçon. En fait, si l’on veut comprendre ce qui se joue, il faut déchiffrer deux niveaux de relation : le message explicite et le message implicite. Le premier est le message exprimé ; le second est celui qui sous-tend toute la relation mais n’est jamais expressément formulé. Il est parfois conscient, le plus souvent à demi-formulé. Ici, le message explicite de Francis est : « Fini de me faire exploiter ! Soit vous me payez, soit vous allez frapper à une autre porte pour faire faire vos corvées. » Son message implicite est le suivant : « Tu vas payer tout ce que tu m’as fait subir… » Et la conséquence est le projet implicite suivant de Francis : mettre Georges devant le fait accompli pour lui faire payer, par vengeance, la souffrance accumulée ; mais aussi pour obtenir ce qu’il veut [7].

A qui s’aviserait de trouver l’attitude de Francis abusive et fausse, il convient aussi de souligner que Georges emploie lui aussi le double langage. Le message explicite : « Et tout ce que nous avons vécu ensemble, alors, ça ne compte plus ? » est doublé d’un message implicite : « Tu n’as pas le droit de faire cela à des amis. » Et le projet, aussi implicite, est de jouer sur les sentiments d’amitié de Francis pour le faire changer de position ; or, il s’agit ici de relation de justice, ce qui n’est pas du même ordre.

Par conséquent, si l’on veut sortir du conflit, retrouver la paix et surtout la vérité, il s’agit de rendre explicite ce qui n’est qu’implicite. « De loin, le critère extérieur le plus important pour repérer les jeux de pouvoir » est le suivant : « y a-t-il un projet implicite ou une attente implicite de la part d’un des deux, ou des deux partenaires [8]? » Pour cela, nous allons le voir, Francis va nommer sa colère, cela avec l’aide de Georges. Enfin, une fois clarifié le conflit, il s’agira de trouver une solution.

c) Version rectifiée

Compte tenu de ces règles, la conversation pourra devenir celle-ci [9] :

« Georges. – Je venais, comme convenu, rechercher le travail de dactylographie que tu t’étais engagé à réaliser lors de la dernière réunion de notre association.

Francis. – Je m’étais engagé, je m’étais engagé… Tu en as de bonnes, toi ! Dis plutôt qu’on m’a forcé la main !

Georges. – Tu as l’air fâché, Francis…

Francis. – Bien sûr que je suis fâché, et contre toi en plus. Car c’est toi, Monsieur le Président, qui m’as forcé la main en demandant innocemment : « Qui est disponible pour taper le programme de la fête ? »

Georges (ferme). – Francis, je te sens très en colère…

Francis. – Bien sûr, j’en ai marre de me faire exploiter !

Georges. – Tu as le sentiment de te faire exploiter ?

Francis (en colère). – Oui, parfaitement ! Et me faire exploiter, ce n’est rien encore. Mais si, au moins, on pouvait reconnaître ce que je fais, ce serait déjà très bien. Parce qu’aux fêtes officielles, il n’y en a que pour Georges. Et tu crois que Georges pense à ses copains, à ce moment-là ? Tu parles !

Georges. – En fait, Francis, ce que tu me reproches, c’est de ne pas reconnaître ton travail devant les autres ?

Francis. – Exactement. Je fais tout ça gratuitement, en plus, et je ne reçois même pas un merci !

Georges. – Et c’est pour cela que tu n’as pas fait le travail, cette fois-ci ?

Francis. – Comme cela, j’espérais que tu comprennes…

Georges. – Je voudrais te dire ce que je ressens, Francis. D’abord, je suis confus vis-à-vis de toi. C’est vrai que je ne t’ai jamais donné de signes de reconnaissance. Et je le regrette…

Francis. – ça me touche que tu me dises cela…

Georges. – En même temps, je suis mal à l’aise et fâché contre toi, parce que, malgré tout, tu t’étais engagé à faire ce travail et j’ai le sentiment d’être coincé.

(S’ensuit une discussion sur les modalités de réalisation du travail de sorte que chacun soit respecté dans ses besoins.) » Et j’ajouterai l’objectivité du droit et de la parole.

Il s’agit de trouver une troisième voie.

3) Une demande d’aide gratuite

Un nouvel exemple va explorer une question importante pour les chrétiens qui est celle de l’aide bénévole et l’attitude à tenir dans un tel cas. C’est l’histoire n° 5 sur la garde des enfants.

a) Version insatisfaisante

« Christian (sonne à la porte de sa voisine, à 18 heures). – Bonsoir, Béatrice, tu vas bien ? Dis donc, tu as l’air en pleine forme ! Tu es rayonnante ! Ça fait vraiment plaisir à voir !

Béatrice (rougissante). – Heu… oui, c’est vrai que je ne vais pas trop mal, en ce moment… (silence.) Oh, Christian, excuse-moi, tu veux entrer ?

Christian. – À vrai dire, je n’ai pas beaucoup de temps. Ou alors juste cinq minutes, pour te faire plaisir…

Béatrice. – Allez, entre, ne te fais pas prier… Et, à part ça, quelles nouvelles ? Comment vont ta femme et tes enfants ?

Christian. – Ah, mais c’est un grand jour, aujourd’hui. Figure-toi que, ce soir, j’emmène Nicole au théâtre. Tu sais, depuis le temps que je le lui promettais ! Elle commençait à désespérer. Ces derniers temps, j’étais plutôt devenu « Monsieur courant d’air »…

Béatrice. – Je suis sûre que ta femme doit être ravie de pouvoir sortir avec toi, ce soir !

Christian. – À part que, espèce d’imbécile que je suis, j’ai tout prévu, sauf une chose. J’ai été tellement occupé que j’ai complètement oublié de prévoir la garde des enfants.

Béatrice. – Ah bon, et alors ?

Christian. – Et alors ? Si je rentre chez moi maintenant, et que j’annonce à Nicole que notre soirée tombe à l’eau, je vais me faire tuer ! Tu connais les colères de ma femme !

Béatrice. – Oh oui ! Et qu’est-ce que tu vas faire ?

Christian. – Je n’en sais rien. Je ne veux quand même pas laisser les enfants seuls. S’il leur arrivait quelque chose, je m’en voudrais toute ma vie.

Béatrice. – Écoute, si ça peut te dépanner, je connais une jeune fille très bien pour le baby-sitting. Tu veux que je l’appelle.

Christian. – Non, ça ne me paraît pas être une bonne solution. Tu connais les enfants… Ils ne se sentent en sécurité qu’avec quelqu’un qu’ils connaissent bien… Qu’est-ce qu’on pourrait faire ? Tu ne vois rien d’autre ?

Béatrice (en soupirant). – Dans ce cas, amène-les-moi, si ça peut te dépanner.

Christian. – Si tu me le proposes si gentiment, je ne peux pas refuser. Tu es vraiment sympa, Béatrice ! Il faudra qu’un de ces jours, on t’invite à dîner à maison, hein, qu’en penses-tu [10] ? »

b) Évaluation

D’abord, on le sait maintenant, la relation est emplie de non-dits. Donnons quelques exemples de ces messages implicites en les ajoutant en italiques [11] :

Les premières remarques de Christian n’ont pas d’autre intention que de séduire Béatrice qui se laisse faire, flattée.

« Béatrice. – Écoute, si ça peut te dépanner, je connais une jeune fille très bien pour le baby-sitting. Tu veux que je l’appelle.

Bon, d’accord. C’est vrai que ça me fait plaisir de te materner, mais il y a tout de même des limites à la prise en charge ! Tu ne m’attireras pas aussi facilement dans ton piège.

Christian. – Non, ça ne me paraît pas être une bonne solution. Tu connais les enfants… Ils ne se sentent en sécurité qu’avec quelqu’un qu’ils connaissent bien… Qu’est-ce qu’on pourrait faire ? Tu ne vois rien d’autre ?

Ah non ! Je n’ai pas envie de débourser un franc pour faire garder mes enfants. En plus, c’est avec toi que je veux jouer… Tu sais, maintenant que tu as accepté de me prendre en charge, il faudra assumer jusqu’au bout.

Béatrice (en soupirant). – Dans ce cas, amène-les-moi, si ça peut te dépanner.

Bon, ça va, tu as gagné. Comme ça, si, un jour, j’ai besoin de toi, tu ne pourras pas refuser, car, désormais, tu as une dette envers moi.

Christian. – Si tu me le proposes si gentiment, je ne peux pas refuser. Tu es vraiment sympa, Béatrice ! Il faudra qu’un de ces jours, on t’invite à dîner à maison, hein, qu’en penses-tu ? »

Moi ? Je ne t’ai rien demandé, donc je n’ai aucune dette vis-à-vis de toi. On est bien d’accord sur ce point, hein ? Tu le fais uniquement parce que tu es sympa.

Ensuite, en entrant dans le jeu de pouvoir de Christian, Béatrice le renforce. Résister n’est donc pas la seule manière de favoriser une relation de pouvoir.

Il va falloir bien expliciter les besoins et les demandes : pour Christian, être aidé ; pour Béatrice, donner une bonne image d’elle-même.

c) Version partiellement rectifiée

Prenant en compte ce qui a été dit, imaginons maintenant le dialogue suivant :

« Christian. – Béatrice, j’ai une demande te formuler. Est-ce que tu veux bien garder mes enfants, ce soir ? Sache que cela ne me pose pas de problème si tu me réponds non, car je pourrai toujours me débrouiller autrement.

Béatrice. – Ben… j’avais prévu de faire autre chose, ce soir, à la maison. Mais, pour te faire plaisir, je vais les prendre. Ce n’est quand même pas si dramatique que cela…

Christian. – Oui, mais tu es sûre que cela ne te dérange pas ?

Béatrice. – Non, non, ça ira. Je m’arrangerai [12]… »

Évaluation

En premier lieu, au plan affectif. Autant, on sent Christian stable – en effet, il a clarifié sa position et sa demande, il est prêt à essuyer un refus –, autant on éprouve le malaise de Béatrice.

De fait, la réponse de Béatrice est floue, implicite. En effet, elle s’apprête à changer ses plans pour Christian, mais elle demeure frustrée, donc elle n’a pas véritablement décidé. Par conséquent, c’est elle qui, maintenant, met en place un jeu de pouvoir. Si Christian accepte, il sera emprisonné et en dette.

La leçon est donc qu’il ne suffit pas d’être clair sur soi ; encore faut-il « tenir compte de la perception de l’autre [13]. »

Y a-t-il possibilité d’arriver à bien communiquer ? Oui, ne désespérons pas !

d) Version rectifiée

« Christian (sonne à la porte de sa voisine, à 18 heures). – Bonsoir, Béatrice, je te dérange ?

Béatrice. – Non, je t’en prie. Je n’ai pas encore commencé la préparation du dîner.

Christian. – Béatrice, je passais te voir pare que j’ai quelque chose à te demander…

Béatrice. – Oui, Christian, je t’écoute.

Christian. – Cette demande, je la fais à toi. Et sache que je suis prêt à entendre un « oui » ou un « non ». Si ta réponse est négative, j’ai d’autres solutions…

Béatrice. – Bon, d’accord.

Christian. – Je voulais te demander si tu avais la possibilité de garder mes enfants ce soir, et si tu en avais envie.

Béatrice. – Écoute, ça ne m’arrange pas tellement, mais, pour te faire plaisir, je veux bien les prendre…

Christian. – Dois-je comprendre par là que tu n’en as pas envie ?

Béatrice. – À vrai dire, pas vraiment. Parce que c’est aujourd’hui que mon fiancé rentre de mission de l’étranger.

Christian. – Alors, dans ce cas, je préfère que tu me dises « non ».

Béatrice. – Oui, mais moi, je me sens coupable de te laisser tomber.

Christian. – Béatrice, je n’ai aucun problème avec le fait que tu me dises « non ». Je préfère même cela. Notre relation en sera d’autant plus claire. Ainsi, je saurai que ton « oui » sera un vrai « oui » et que ton « non » sera un vrai « non ». Et, au moins, il n’y aura pas de ressentiment entre nous…

Béatrice. – Bon, alors, je préfère te dire non pour ce soir.

Christian. – Merci pour ta réponse. Et passe une excellente soirée [14]. »

e) Évaluation

Que penser de cet échange ? Christian a appliqué plusieurs règles fondamentales de l’échange :

1’) La parole de Christian

– Il vérifie la disponibilité de Béatrice en demandant : « Je te dérange ? »

– Il annonce immédiatement l’objet de sa visite.

– Il annonce explicitement cet objet : faire une demande. Il fera de même quand il exposera sa demande.

– Il explicite que sa demande n’est pas une exigence puisqu’il est prêt à entendre un refus : « Et sache que je suis prêt à entendre un « oui » ou un « non ». Si ta réponse est négative, j’ai d’autres solutions… » Il donne ainsi à Béatrice la possibilité de répondre d’une manière négative.

– Il remercie Béatrice pour l’entrevue, en précisant l’objet du remerciement : non pas l’acceptation, mais la qualité de l’échange. Ce faisant, il prévient la culpabilité.

2’) Préparation intérieure de Christian

– Il s’est donné un certain nombre de permissions : exprimer ce qu’il ressent, prendre 100 % de la responsabilité de la situation ; prendre 0 % de sa situation ; prendre le temps de répondre au lieu de seulement réagir.

– Il s’est rendu indifférent, il a donc abandonné son projet implicite sur l’autre. En termes spirituels, Christian s’est placé dans un état d’indifférence, ce qui est l’attitude la plus libre intérieurement et donc la moins manipulatrice.

3’) Les paroles de Béatrice

Je préciserai juste un point. Lorsque Béatrice dit : « Parce que c’est aujourd’hui que mon fiancé rentre de mission de l’étranger », elle se justifie ; or, elle n’était pas obligée d’aller jusqu’à expliciter sa motivation. Ce peut être une attitude de petite-fille qui pourrait ne pas aider Christian à bien se positionner.

f) Conclusion

À notre monde tenté par l’immédiateté, la technique, la recette et la procédure, il n’est pas inutile de rappeler que la communication, ça s’apprend – comme l’amour ! Autrement dit, elle demande de l’entraînement et est couronnée par la vertu [15].

Pascal Ide

[1] Les jeux de pouvoir se distinguent des relations de pouvoir en ce qu’ils sont en grande partie inconscients et font (malheureusement) partie de notre quotidien. En ce sens, ils ne relèvent pas des attitudes manipulatrices employées par les personnalités narcissiques.

[2] Jean-Jacques Crèvecœur, en collaboration avec Ananou Thiran, Relations et jeux de pouvoir. Comprendre, repérer et désamorcer les jeux de pouvoir relationnels, St Julien-en-Genevois (74161), Éd. Jouvence, 2000.

[3] Lorsque j’ai rédigé cette étude, à la sortie de l’ouvrage, je ne connaissais pas encore la CNV qui propose un chemin particulièrement précieux pour formuler les demandes et en expliciter les conditions.

[4] Ibid., p. 88-89 ; cf. p. 519-520.

[5] Ibid., p. 461-463.

[6] Ibid., p. 21-23. Cf. p. 514-515.

[7] Cf. p. 71.

[8] Ibid., p. 91.

[9] Ibid., p. 475-477.

[10] Ibid., p. 46-48. Cf. p. 517-519.

[11] Cf. Ibid., p. 51-54.

[12] Ibid., p. 84.

[13] Ibid., p. 85.

[14] Ibid., p. 443-445.

[15] L’histoire n° 9 touche un sujet très délicat : la relation à l’argent. Elle est longuement et remarquablement développée tout au long de l’étape n° 2, sur plus de cent pages. Pour aboutir à un étonnant retournement de situation.

26.1.2023
 

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