Puissance de la gratitude : notes complémentaires aux chapitres 1 à 5 (première partie)

Chapitre 1 : Conseils de lecture

Outre les multiples articles (presque tous anglophones) qui sont cités en notes :

– Robert Emmons, Merci ! Quand la gratitude change nos vies, trad. Sylvie Carteron, Paris, Belfond, réédité en Pocket Evolution n° 14019, 2008, chap. 2 (effets psychiques), 3 (effets corporels) et 4 (effets spirituels).

– Robert A. Emmons & Charles M. Shelton, « Gratitude and the Science of Positive Psychology », Charles R. Snyder & Shane J. Lopez, Handbook of Positive Psychology, Oxford, Oxford University Press, 2000, chap. 33, p. 459-471.

– Michael McCullough & Robert A. Emmons, « Couting blessings versus burdens. An experimental investigation of gratitude and subjective well-being in daily life », Journal of Personality and Social Psychology, 84 (2003), p. 377-389. C’est une des études clés.

– Robert Roberts, « The blessings of gratitude. A conceptualanalysis », Michael E. McCullough & Robert A. Emmons (éds.), The Psychology of Gratitude, New York, Oxford University Press, 2004, p. 58-78.

– Rébecca Shankland, Les pouvoirs de la gratitude, coll. « Les carnets de vie », Paris, Odile Jacob, 2016, chap. 4-5.

Chapitre 2 : Gratitude et dynamique du don

Ainsi la gratitude recouvre la totalité des trois moments du don – réception, appropriation, donation – dont elle est le cœur pulsatile.

D’abord, elle ne s’identifie pas au seul acte de retour, comme l’affirment les Anciens et les médiévaux – et, à sa manière, Marcel Mauss, dont le trépied est tout entier centré sur l’énigme du rendre. Elle ne s’égale pas non plus au seul recevoir que, par une juste réaction, Ricœur oppose à Mauss : « C’est sur la gratitude que repose le bon recevoir qui est l’âme de ce partage entre la bonne et la mauvaise réciprocité [1] ». Elle ne se confond pas, enfin, avec le seul deuxième moment, l’appropriation ou l’émotion qui touche et transforme, ainsi qu’y insistent les études de psychologie sociale. Mais la gratitude vit de ce passage constant, de ce flux d’amour par lequel nous allons de l’émerveillement d’être aimé à la générosité risquée d’aimer, en passant par la bénédiction de s’estimer.

De même, une anthropologie de la gratitude (par conséquent du cœur et du don) valorise la mémoire, comme enracinement dans le don originaire, c’est-à-dire comme capacité de transformer le commencement en origine, comme présentification du don, c’est-à-dire comme actualisation du passé. Elle valorise aussi l’imagination comme capacité d’inviter l’avenir dans le présent en l’attendant avec une ferme confiance et en se représentant le don à accomplir. Enfin, elle convoque la troisième extase du temps par l’attention, qui n’est pas une faculté et ne requiert pas une faculté particulière.

Chapitre 2 : Conseils de lecture

– Je renvoie à la version longue de ce chapitre qui se trouve sur le site, ainsi qu’aux ouvrages de philosophie cités dans la bibliographie finale.

– Pascal Ide, « La gratitude, âme du don », Feu et lumière, 306 (juin 2011), p. 21-23.

Chapitre 3 : Conseils de lecture

– Paul F. Camenish, « Gift and gratitude in ethics », Journal of Religious Ethics, 9 (1981) n° 1, p. 1-34.

– Barbara L. Fredrickson, « Gratitude. Likeother positive emotions, broadens and builds », Michael E. McCullough& Robert A. Emmons (éds.), The Psychology of Gratitude, New York, Oxford University Press, 2004, p. 145-166.

– Adam Grant, Donnant donnant. Quand générosité et entreprise font bon ménage, trad. Danielle Charron, coll. « Village mondial », Montreuil, Pearson, 2013, chap. 2-4.

– Bernhard Häring, « La reconnaissance », Pour une vie réussie. Les vertus au quotidien, trad. Bernard Courteille, Paris, Éd. de l’Atelier, 1998, p. 50-52. Sur la vertu de gratitude, à la lumière de l’amour.

– Josef Pieper, De l’amour, chap. 6, § 8. Sur la gratitude comme acte d’amour.

– Raymond Saint-Jean, art. « Gratitude », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, tome 6, fascicule 41, 1966, col. 776-781.

Chapitre 4 : Conseils de lecture

– William Cavanaugh, Être consommé. Une critique chrétienne du consumérisme, trad. Daniel Hamiche, Denis Sureau, Paris, Éd. de L’Homme Nouveau, 2007. Description.

Gilles Lipovetsky, Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2006. Très fine analyse.

Édward N. Luttwak, Le turbo-capitalisme, Paris, Odile Jacob, 1999.

Robert Rochefort, Le bon consommateur et le mauvais citoyen, Paris, Odile Jacob, 2007 ; La société des consommateurs, Paris, Odile Jacob, 2011.

Chapitre 5 : Eckhart Tolle ou l’idolâtrie du moment présent

1) Expérience

La doctrine d’Eckhart Tolle est, peut-être plus qu’il ne le dit, le fruit d’une école de pensée. Mais, incontestablement, elle est d’abord le fruit d’une expérience qu’il résume au début de son ouvrage [2].

« Jusqu’à l’âge de trente ans, j’ai vécu dans un état de presque continuel d’anxiété ponctué de périodes de dépression suicidaire ». Il ne donne pas plus de détail. En revanche, il décrit très précisément, l’épisode qui va révolutionner sa vie.

 

« Une nuit, peu après mon vingt-neuvième anniversaire, je me réveillai aux petites heures avec une sensation de terreur absolue. Il m’était souvent arrivé de sortir du sommeil en ayant une telle sensation, mais cette fois-ci c’était plus intense que cela ne l’avait jamais été. Le silence nocturne, les contours estompés des meubles dans la pièce obscure, le bruit lointain d’un train, tout me semblait si étrange, si hostile et si totalement insignifiant que cela créa en moi un profond dégoût du monde. Mais ce qui me répugnait le plus dans tout cela, c’était ma propre existence. À quoi bon continuer à vivre avec un tel fardeau de misère ? Pourquoi poursuivre cette lutte ? En moi, je sentais qu’un profond désir d’annihilation, de ne plus exister, prenait largement le pas sur la pulsion instinctive de survivre.

« ‘Je ne peux plus vivre avec moi-même’. Cette pensée me revenait sans cesse à l’esprit. Puis, soudain, je réalisai à quel point elle était bizarre. ‘Suis-je un ou deux ? Si je ne réussis pas à vivre avec moi-même, c’est qu’il doit y avoir deux moi : le ‘je’ et le moi’ avec qui le ‘je’ ne peut pas vivre’. ‘Peut-être qu’un seul des deux est réel’, pensai-je.

« Cette prise de conscience étrange me frappa tellement que mon esprit cessa de fonctionner. J’étais totalement conscient, mais il n’y avait plus aucune pensée dans ma tête. Puis, je me sentis aspiré par ce qui me sembla être un vortex d’énergie. Au début, le mouvement était lent, puis il s’accéléra.

« Une peur intense me saisit et mon corps se mit à trembler. J’entendis les mots ‘ne résiste à rien’, comme s’ils étaient prononcés dans ma poitrine. Je me sentis aspiré par le vide. J’avais l’impression que ce vide était en moi plutôt qu’à l’extérieur. Soudain, toute peur s’évanouit et je me laissai tomber dans ce vide. Je n’ai aucun souvenir de ce qui se passa par la suite.

« Puis les pépiements d’un oiseau devant la fenêtre me réveillèrent. Je n’avais jamais entendu un tel son auparavant. Derrière mes paupières encore closes, ce son prit la forme d’un précieux diamant. Oui, si un diamant pouvait émettre un son, c’est ce à quoi il ressemblerait. J’ouvris les yeux. Les premières lueurs de l’aube fusaient à travers les rideaux. Sans l’intermédiaire d’aucune pensée, je sentis, je sus, que la lumière est infiniment plus que ce que nous réalisons. Cette douce luminosité filtrée par les rideaux était l’amour lui-même. Les larmes me montèrent aux yeux. Je me levai et me mis à marcher dans la pièce. Je la reconnus et, pourtant, je sus que je ne l’avais jamais vraiment vue auparavant. Tout était frais et comme neuf, un peu comme si tout venait d’être mis au monde. Je ramassai quelques objets, un crayon, une bouteille vide, et m’émerveillai devant la beauté et la vitalité de tout ce qui se trouvait autour de moi » (p. 19-20).

 

En cette expérience décisive, on peut distinguer quatre étapes : 1. le « dégoût du monde » et de sa « propre existence » ; 2. la dissociation du « je » et du « moi » ; 3. l’arrêt de la pensée (ce qu’il appellera bientôt le mental), dans un vide qui abolit toute peur ; 4. l’émerveillement devant le chant d’oiseau, c’est-à-dire « le miracle de la vie sur terre », comme dit la suite de son expérience. On pourrait préciser : chaque étape se caractérise, de manière cognitive et affective, par une relation aux choses (au monde) et par une relation à soi.

Quoi qu’il en soit, Eckhart Tolle sort de cette expérience métamorphosé : « Pendant les cinq mois qui suivirent, je vécus sans interruption dans une grande béatitude et une paix profonde. Par ??? après, cela diminua d’intensité ou telle fut mon impression peut-être parce que cet état-là m’était devenu naturel » (p. 21). Ne comprenant pas ce qui lui était arrivé, il voulut mettre des mots sur son expérience. « Ce ne fut que plusieurs années plus tard, après avoir lu des textes sur la spiritualité et passé du temps avec des maîtres spirituels, que je compris qu’il m’était arrivé, à moi, tout ce que le monde cherchait ». Dans la description qui suit, on trouve les deux faces de son expérience : négative ou destructrice, positive ou constructive.

  1. Le négatif : « Je compris que l’intense oppression occasionnée par la souffrance cette nuit-là devait avoir forcé ma conscience à se désengager de son identification au moi malheureux et plein de peur profonde, qui en fin de compte n’était qu’une fiction ».
  2. Le positif : « Tout ce qui restait, c’était ma véritable nature, l’éternel je suis, la conscience dans son état vierge avant l’identification à la forme. Plus tard, j’appris également à retourner en moi, dans ce royaume intemporel et immortel que j’avais au début perçu comme un vide, tout en restant pleinement conscient. […] Je passai presque deux ans assis sur les bancs de parcs dans un état de joie la plus intense qui soit » (p. 21).

Le livre qu’Eckhart Tolle a écrit est d’abord un témoignage : il souhaite transmettre l’expérience qu’il a vécue. Toutefois il l’a systématisée. Souhaitant délivrer l’humanité de son mal, comme lui-même en fut libéré, sa démarche est pratique, voire médicale : diagnostic, puis remède.

2) Doctrine

  1. a) Diagnostic : le mal du mental

Adoptant un plan curatif, on pourrait distinguer trois profondeurs dans le diagnostic, allant du diagnostic positif ou descriptif des signes, au diagnostic étiologique des causes toujours plus profondes.

1’) Les signes

Pour Eckhart Tolle, l’homme d’aujourd’hui vit dans la souffrance. « Les humains sont en proie à la souffrance depuis toujours » (p. 47).

2’) Premier niveau de causalité : les pensées

La cause de cette souffrance omniprésente se résume, pour Eckhart Tolle, en un mot « le mental ». En fait, il faut affiner en distinguant deux aspects, subjectif et objectif (la conception du monde).

  1. « L’incapacité à s’arrêter de penser est une épouvantable affliction » (p. 31). En effet, « environ quatre-vingts à quatre-vingt-dix pour cent de la pensée chez l’humain est non seulement répétitif et inutile, mais aussi en grande partie nuisible en raison de sa nature souvent négative et dysfonctionnelle » (p. 38).

En fait, ce qu’Eckhart Tolle appelle « pensées » ou « mental » regroupe trois réalités : deux qu’il ne distingue pas, à savoir les images et les idées ou concepts, et les émotions. Toutes sont source de souffrance. « Une émotion est la réaction de votre corps à votre mental » (p. 41).

Enfin, derrière ces pensées, ces images et ces émotions, réside un centre qu’Eckhart Tolle appelle l’« ego ». « Quand vous grandissez, vous vous faites une image mentale de qui vous êtes en fonction de votre conditionnement familial et culturel. On pourrait appeler ce ‘moi fantôme’, l’ego. Il se résume à l’activité mentale et ne peut se perpétuer que par l’incessante pensée » (p. 38).

  1. À ce vécu subjectif correspond une certaine représentation du monde environnant. Celui-ci se caractérise, pour Eckhart Tolle, par la multiplication des formes. Et cette représentation mentale de la multiplicité fait vivre dans l’illusion, donc dans la souffrance.

3’) Deuxième niveau de causalité : la désertion du présent

Derrière ce premier niveau causal que l’on pourrait qualifier d’ontologique, Eckhart Tolle affirme un autre niveau sur lequel va porter presque exclusivement son attention et que l’on pourrait qualifier de chrono-logique, pour peu que l’on donne toute sa profondeur au temps. Là encore, son diagnostic est d’une grande simplicité : l’homme du mental, donc de la souffrance, est un homme qui vit soit dans le passé, soit dans le futur, donc a déserté le présent. Cette temporalité particulière, Eckhart Tolle la nomme de deux manières : « temps-horloge » et « temps psychologique », la première désignant la face objective et la seconde la face subjective (vécue).

De manière très radicale mais rigoureuse, Eckhart Tolle en déduit une déconstruction totale du temps et du devenir.

  1. b) Remède : l’illumination

On pourrait présenter la démarche curative en miroir du premier volet : à chaque mal répond un remède approprié. Le scénario négatif est ainsi parcouru à l’envers.

1’) Vive le moment présent

La racine de tout changement profond et durable réside dans la transformation de notre relation au temps. Nous avons, en effet, vu que là se concentre la racine de tous les maux.

En creux, il s’agit de se libérer de la tyrannie du passé et de l’avenir. Cette affirmation se traduit pratiquement par différentes études : cesser de regretter (le passé) ; cesser d’attendre (l’avenir). « Être libéré du temps, c’est psychologiquement ne plus avoir besoin du passé pour assumer votre identité ni de l’avenir pour vivre votre plénitude » (p. 88). Par exemple, vis-à-vis du futur : « Ne vous préoccupez pas des résultats de vos actions, accordez simplement votre attention à l’action elle-même » (p. 84).

Et puisque le temps dit la durée, l’extension, autrement dit, le passé et l’avenir, il s’agit donc d’abolir le temps lui-même et le devenir. Les propos d’Eckhart Tolle sont sans concession. Il s’agit d’être « libéré du besoin psychologique de ‘devenir’ » (p. 85) ; « Passé et futur sont tous deux des illusions […]. Le temps n’est pas précieux du tout puisqu’il est une illusion ». L’argumentation est aussi simple que le propos est radical : « Le présent » est « la chose la plus précieuse qui soit », « parce qu’elle est l’unique chose qui soit. Parce que c’est tout ce qui existe » (p. 65). Or, dans le présent, tout est supportable. Tolle invite à en faire l’expérience par la question brutale : « Vos conditions de vie sont peut-être très problématiques, ce qui est le cas de la plupart des gens, mais essayez de voir si vous avez un problème en ce moment même. Pas demain ni dans dix minutes, mais maintenant. Avez-vous un problème maintenant ? » (p. 79). Il le montre aussi par une expérience de pensée : « Si, par miracle, tous vos problèmes ou tout ce que vous percevez comme étant la cause de vos souffrances ou de vos malheurs étaient miraculeusement effacés aujourd’hui, sans que vous soyez devenu plus présent et plus conscient, vous vous retrouveriez tôt ou tard avec un ensemble semblable de problèmes ou de souffrances, comme si une ombre vous suivait où que vous alliez » (p. 77). En plein, il s’agit donc de vivre dans le moment présent et seulement en lui.

2’) Sortir des pensées

Le changement de la conception ou plutôt du vécu du temps qui vient d’être décrit conduit nécessairement à un changement de notre être. Là encore, avec son grand sens pédagogique et une exceptionnelle capacité de simplification, Eckhart Tolle explique que le chemin consiste en trois passages : du mental à l’illumination ; de l’ego au moi ; du monde à l’Être.

La première révolution concerne nos représentations. L’on sort du mental, et de son lot de souffrance, en cessant de s’identifier à son mental et en s’observant penser ; Tolle propose aussi le « lâcher-prise » (chap. 10). L’émotion doit aussi être prise en compte, mais d’une autre manière : délestée du mental, elle dit « la vérité », non pas la vérité ultime de votre essence, mais la vérité relative de votre état d’esprit à ce moment-là » (p. 43). C’est ainsi que l’homme passe peu à peu de la pensée à l’illumination : « L’illumination est non seulement la fin de la souffrance […], mais aussi d’un épouvantable esclavage, celui de l’incessante pensée » (p. 31).

Le deuxième changement touche la racine, c’est-à-dire l’ego. Il doit disparaître pour laisser place au moi. « Lorsque vous pénétrez de plus en plus profondément dans cet état de vide mental », l’on accède à un état « d’absence d’ego » qui, loin d’être négatif, est l’expérience d’une « présence » : « c’est vous en essence ». Mais ce nouveau moi est « inconcevablement plus vaste que vous » (p. 36), c’est l’Être.

Le dernier passage concerne désormais non plus le sujet, mais le monde extérieur. Il s’agit d’accéder à l’Être : « L’Être est la vie éternelle qui existe au-delà des myriades de formes ». En fait, plus radicalement, cet Être n’est « pas seulement au-delà mais aussi au cœur de toute forme » (p. 29) : autrement dit, il efface la dualité sujet-objet. « Dans le fait d’Être, sujet et objet fusionnent » (p. 123). S’identifie-t-il à Dieu ? Pour notre auteur, le terme « Dieu » est une « représentation mentale de quelqu’un ou de quelque chose qui se trouve en dehors de » nous, donc n’est pas adéquat. Mais correctement réinterprété, Être équivaut à Dieu, si l’on entend par celui-ci notre « essence même » infinie, dont nous ne pouvons pas faire l’expérience avec le mental, mais seulement dans l’illumination (p. 30).

3’) Goûter les fruits

De même que la première étape de la descente diagnostique était l’expérience de la souffrance universelle, de même la dernière étape de la remontée médicinale est l’expérience d’une béatitude sans faille. « En cessant de penser, le sujet expérimente une paix qu’il ignorait avant : « Lorsqu’une pensée s’efface, il se produit une discontinuité dans le flux mental, un intervalle de ‘non-mental’ ». Alors, on ressent « un certain calme » (p. 35). Précisément, ce nouvel état inamissible se caractérise par trois sentiments, les trois sentiments qui sont dénués de contraire, affirme Eckhart Tolle : la paix, la joie et l’amour. « L’amour, la joie et la paix se situent au-delà des émotions, à un niveau beaucoup plus profond » (p. 45) ; ce « sont des états profonds de l’Être, ou plutôt trois aspects de cet état » qui « n’ont aucun opposé » (p. 46).

  1. c) Les fondements

Cette vision de l’homme qui se présente comme un salut-illumination ne va pas sans présupposés, même si le livre ne les explicite pas. En revanche, l’un des préfaciers les précise avec finesse [3].

1’) Le refus du matérialisme

Eckhart Tolle dénonce résolument le matérialisme : tant pratique (la vie hédoniste engendrée par la société d’hyperconsommation) que théorique (la réduction du réel à la seule matière). « La réalité première est à l’intérieur et la réalité secondaire, à l’extérieur » (p. 93). Pour autant, il n’ouvre pas à une philosophie ou une mystique dualistes, ainsi que le dira le prochain paragraphe. En effet, à la suite d’une relecture de la physique quantique, il adhère à une conception pan-énergétique et pan-vibratoire, qui dématérialise tout substrat et perméabilise toute frontière entre les êtres, par exemple entre le corps physique et la vie, c’est-à-dire l’Être. C’est ainsi qu’Eckhart Tolle parle des « fréquences vibratoires du champ énergétique qui transmet la vie au corps physique » (p. 36) et élabore le concept de « corps subtil » (chap. 6) qui est un corps énergétique, invisible aux yeux et expérimentable grâce à l’illumination.

2’) La métaphysique non-duelle

La démarche d’Eckhart Tolle est sous-tendue par une recherche de l’unité cachée sous la multiplicité : fourmillement des choses, des événements, des individus (l’altérité du je et du tu) ; flux des images, des pensées et des émotions ; dualité apparemment irréductible de l’objet et du sujet. « Rien n’a d’importance. Les formes naissent et meurent, et pourtant vous êtes conscience de l’éternel qui les habite » (p. 86).

En effet, la réalité plurielle telle qu’elle surgit à notre mental n’est qu’une apparence. « Derrière le plan des apparences physiques et de la diversité des formes, vous ne faites qu’un avec tout ce qui est » (p. 31). Précisément, comme nous l’avons exposé ci-dessus, cette pure apparence se dédouble en fonction des deux axes : pour l’abscisse de l’ontologie, l’illusion de la pluralité ; pour l’ordonnée de la chrono-logie, l’illusion du devenir. Ainsi, le passage des objets à l’Être dépasse la multiplicité, celui du temps psychologique ou du temps-horloge à l’instant présent (le « maintenant ») le devenir. Pour Tolle, la vérité profonde du réel est donc la non-dualité. Plus encore, ce fond est divin : au fond de mon être, il y a le Moi qui est d’essence divine. Comprenons bien : Eckhart Tolle n’affirme pas « je suis Dieu », car le « je » s’identifie à l’ego qui est inconsistant ; ce « moi » divin abolit toute frontière avec les autres « moi » et avec le cosmos. Le divin devient donc coextensif de l’humanité et du monde entier. Deus sive natura.

Les catégories métaphysiques centrales d’Eckhart Tolle, jamais explicitées (ou critiquées), sont donc les couples apparence-profondeur, multiplicité-unité, changement-stabilité (permanence).

3’) Le syncrétisme

Enfin, Tolle ne souhaite s’inféoder à aucune des religions ou des spiritualités. Il cite autant les textes fondateurs de l’hindouisme que les écrits de Gautama Bouddha ou le Tao-Té-King, l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. Plus encore, notre auteur considère son livre Le pouvoir du moment présent comme la « reformulation actualisée d’un enseignement spirituel intemporel, l’essence de toutes les religions ». Bref, Eckhart Tolle se présente comme un prophète.

Pascal Ide

[1] Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 352. Souligné dans le texte. « Le recevoir [est] le terme charnière entre le donner et le rendre » (p. 377).

[2] Cf. Le pouvoir du moment présent. Guide d’éveil spirituel, trad. Annie J. Ollivier, Paris, J’ai lu Bien-être, 2000, p. 19-26.

[3] Russel E. Di Carlo distingue trois « mythes » dont Eckhart Tolle s’affranchit : 1. « L’humanité a atteint le sommet de son développement » ; 2. « Nous sommes totalement séparés les uns des autres, de la nature et du cosmos » ; 3. « le monde matériel est tout ce qui existe » (p. 12-13).

5.9.2020
 

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