Peines d’amour perdues de Shakespeare. L’amour pécheur et racheté

Peines d’amour perdues est une comédie de jeunesse de Shakespeare relativement peu connue [1]. Souvent elle attire l’attention linguistique, pour les multiples jeux de mots qui, selon le goût victorien, s’y bousculent, ou socio-politique, en invitant à décrypter quelles personnes s’avancent masquées derrière les personnages de fiction.

Plus profondément, on peut y voir une pièce sur le dilemme des interprétations cornélienne et racinienne de la passion, la tentation d’une culture désincarnée, l’impossible saut hors de la nature et l’heureuse fatalité de la passion amoureuse.

Je risquerai une autre lecture, à mon sens aussi décisive, même si le chemin emprunté n’est ni classique, ni habituel ? Shakespeare y traiterait de la dialectique de l’amour pécheur et racheté. Allons toute de suite au passage décisif.

 

« Votre Grâce s’est parjurée, elle s’est rendue chèrement coupable ; qu’elle m’écoute donc ! Si pour l’amour de moi, prétexte auquel je ne crois pas, vous êtes prêt à faire quelque chose, voici ce que vous ferez. Je ne me fie pas à vos serments ; mais retirez-vous au plus vite dans quelque ermitage solitaire et désolé, bien éloigné de tous les plaisirs du monde. Restez-y jusqu’à ce que les douze signes célestes aient subi leur recensement annuel. Si cette vie austère et insociable ne change rien à l’offre faite par vous dans l’ardeur des sens […], si votre amour résiste à cette épreuve et persiste, alors, à l’expiration de l’année, venez. Réclamez-moi, réclamez-moi au nom de votre mérite nouveau, et, par cette main virginale qui en ce moment étreint la tienne, je serai à toi [2] ! »

 

Tous les éléments d’une véritable rédemption de l’amour sont présents. Le Roi a failli et gravement, puisqu’il a trahi le fondement de l’amour, à savoir la confiance, il s’est parjuré ; il ne mérite plus que la défiance. Pourtant ce n’est pas le dernier mot. L’amour n’est pas perdu, si le « coupable » accepte de « chèrement » payer. Aussi Shakespeare ne construit-il pas l’espérance de ce nouvel amour sur une hautaine rupture, mais sur une continuité qui n’exclut pas le passage

Mais n’est-ce pas un retour un point de départ, à deux ans près ? La Princesse ne demande-t-elle pas l’impossible au Roi de Navarre ? Ce que le volontarisme idéalisant n’a pu acquérir, le véritable amour, racheté, peut l’obtenir.

Shakespeare offre donc une possible issue aux affres de la passion, de cet éros dévorant qui annihile toute volonté et cette solution ne réside pas quelque stoïcisme ou dépassement surhumain de cet étranger ; mais humble reconnaissance de sa faute, par l’accueil de la grâce offerte. Là où le Moderne trop vite excuserait et verrait à l’œuvre une quasi-mécanique passionnelle qui s’impose à l’homme, Shakespeare reconnaît l’impuissance de l’humaine nature, mais montre que l’on peut attendre un salut de plus haut que lui, sans nier la participation de l’homme, par le mérite acquis grâce à l’ascèse. Là où, face à la gravité de la faute, l’herméneute contemporain consentirait à la haine [3] et au désespoir, l’ouverture sur la grâce autorise une espérance qui n’est pas sacrifice à une happy end exigée par la comédie, mais un hommage rendu au drame qu’est la vérité transformante du pardon.

N’est-ce pas trop tirer Shakespeare dans le sens de notre thèse, ainsi que trop christianiser une pièce qui, dans son sujet autant que dans son déroulement, se veut avant tout profane, voire païenne (« par saint Culpidon ! ») [4] ? Il est vrai que les allusions chrétiennes sont plus que minces. Mais elles apparaissent à des moments décisifs. Tel est notamment le cas de la décision qui va faire basculer le Roi et les trois seigneurs de sa suite, en leur faisant reconnaître la vérité de leur amour autant que de leur nature. Les termes sont précis et forts qui sortent de la bouche du plus déluré, Biron :

 

« Vous étiez fous d’abjurer ainsi les femmes ; vous seriez fous de tenir votre serment. Au nom de la sagesse qui est si chère à tous les hommes, ou au nom de l’amour à qui les hommes sont si chers […], sacrifions une bonne fois nos serments pour nous sauver nous-mêmes si nous ne voulons pas sacrifier pour garder nos serments. C’est religion de se parjurer ainsi : la charité est toute la loi divine ; et comment séparer l’amour de la charité [5] ? »

 

D’une part, l’enjeu n’est rien moins que le salut. D’autre part, celui-ci provient de la « religion ». Enfin, le renoncement au serment ne se fait pas au nom de je ne sais quel épicurisme ou hédonisme insoucieux des engagements humains, mais au nom de la charité, c’est-à-dire d’un amour plus qu’humain, divinement inspiré, amour qui embrasse autant l’autre que sa propre personne. En effet, en se réfugiant dans le monde des lettres, les quatre amis, en étaient arrivés à perdre jusqu’à l’estime d’eux-mêmes que « la loi divine » leur restitue en les rendant à leur vocation : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2,18). Cette vérité fondamentale que l’intelligence obscurcie peine à discerner et que la volonté désespère de vivre n’est-elle pas symbolisée par l’étrange couple formé de Jacquinette et du fantasque Don Adriano de Armado ?

Pascal Ide

[1] Elle fut récemment créée au théâtre de l’Odéon, du 16 mai au 24 juin 1995, avec un texte français de Jean-Michel Déprats et une mise en scène de Laurent Pelly. La pièce sera citée selon l’édition suivante : William Shakespeare, Œuvres complètes, Henri Fluchère éd., coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1959, 2 volumes, tome 1, p. 1079-1150. La traduction est de François-Victor Hugo.

[2] Ibid., Acte V, scène 2, p. 1147.

[3] En effet, avec finesse, Shakespeare montre que le parjure finit par diviser les quatre amis et les pousser à se mépriser eux-mêmes à travers les jugements portés sur les autres.

[4] Dans le même sens que la lecture que je propose, cf. le remarquable excursus de Hans Urs von Balthasar, « Shakespeare et le pardon », dans La Dramatique divine. I. Prolégomènes, trad. André Monchoux avec la coll. de Robert Givord et Jacques Servais, coll. « Le Sycomore », Paris, Lethielleux, Namur, Culture et Vérité, 1984, p. 392-402.

[5] Acte IV, scène 3, p. 1121. C’est moi qui souligne.

21.9.2023
 

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