Secrets et mensonges [scène de film]
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Category:
Le triangle dramatique de Karpman Bourreau/ Victime/ Sauveteur, Triangle maléfique
Release date:
18 septembre 1996
Duration:
3 hours 2 minutes
Évaluation:
****
Director:
Mike Leigh
Actors:
Brenda Blethyn, Marianne Jean-Baptiste, Timothy Spall
Age restriction:
Adolescents et adultes

Secrets et mensonges

Drame britannique de Mike Leigh, 1996. Palme d’Or du Festival de Cannes 1996. Avec Brenda Blethyn.

La scène étudiée se déroule de 55 mn. 11 sec. à 57 mn. 07 sec.

Thème

Le triangle dramatique de Karpman : Bourreau, Victime et Sauveteur

VOIR AUSSI ARTICLE sur le triangle de Karpman

 

Analyse de la scène

La dénomination de ces trois rôles est suffisamment transparente, en première instance, pour rendre superflue une définition ou description. Nous proposerons une illustration cinématographique ; d’autres suivront dans le reste de l’article, tant ces attitudes boiteuses abondent dans les films – comme dans la réalité. Ici, elle sera empruntée à la Palme d’Or du Festival de Cannes 1996, Secrets et mensonges [1].

À l’âge de dix-sept ans, Cynthia (Brenda Blethyn) a eu une fille, Hortense, d’un homme de couleur qui l’a ensuite abandonnée. Depuis elle s’est mariée et a eu une autre enfant, Roxanne. Très culpabilisée, elle a caché l’événement à toute sa famille, y compris à son époux, et vit donc dans la dissimulation (d’où le titre du film). Nous retrouvons Cynthia avec Roxanne, dehors, dans leur minuscule jardin (de sorte que tout le monde peut entendre les paroles échangées). La mère est assise dans un fauteuil de jardin ; la fille, assise à côté, lit le journal, ou plutôt essaie de le lire. Le ton ne cessera de monter pour atteindre un niveau d’exaspération extrême chez la fille.

Pour analyser cette scène [2], nous plaçons dans une première colonne la retranscription du dialogue, comme le fait un script de scénario ou une pièce de théâtre, dans une deuxième, la posture prise par les deux protagonistes féminins selon la distribution proposée par le TDK et, dans une troisième, un bref commentaire explicatif. Nous vous conseillons de procéder en trois temps. Lisez d’abord le seul dialogue. Puis interrogez-vous sur la posture prise par Cynthia et Roxanne : se situent-elles en Bourreau, en Victime, ou en Sauveteur ? En effet, la violence verbale de plus en plus insupportable des échanges s’explique par le choix (inconscient) d’un de ces trois rôles. Enfin, vous pouvez comparer avec notre proposition.

 

Dialogue Posture dans le TDK Commentaire
Mère. – Ton copain, tu le vois pas ce soir ? Bourreau Tout commence par cette demande apparemment anodine et informative, et réellement intrusive. En effet, la suite montrera qu’elle est dictée par une curiosité intrusive, qu’elle comporte un double-message et que Cynthia cherche déjà à se positionner en Sauveteuse.
Fille. – J’ai l’intention de me coucher tôt.
Mère. – Tiens-moi compagnie. Victimaire Exigeant et non pas demandant de l’aide, le contenu est victimaire. Mais le ton l’est encore davantage. De fait, tout l’échange (et presque tout le film), Cynthia adopte cette tonalité plaintive. Si elle joue le rôle de la Sauveteuse avec Roxanne, à cause de la potentielle similitude de situation, sa posture de fond est beaucoup plus celle de Victimaire face aux hommes qui sont tous des Bourreaux.
Fille. – J’ai la gueule de bois. Victimaire Plutôt que de dire « non », la fille se justifie en se plaignant.
Mère. – Tu devrais rester plus souvent à la maison. Sauveteuse La mère donne un conseil que sa fille ne lui a pas demandé. Il pourrait de plus contenir un reproche, d’autant que Cynthia tend à être Victimaire, mais la suite montre qu’elle cherche plutôt à protéger Roxanne.
Fille, silencieuse. Bourreau Même les silences, associés au non-verbal, sont éloquents.
Mère. – Tu fais attention avec le garçon, hein, ma chérie ? Sauveteuse Inconsciemment, Cynthia fait appel à l’interjection « ma chérie », quand elle devient interventionniste. Cette parole gentille ajoute un double bind [3] : la gentillesse apparente de la demande cache en fait une secrète accusation. De plus, nous sommes encore face à un double message. Le message apparent est « Reste avec moi » et le message réel « Tu ne fais pas attention avec les garçons ».
Fille. – Comment ça ? Bourreau
Mère. – Oui, tu prends tes précautions ? Sauveteuse S’inquiétant pour Roxanne, la mère semble attentionnée. Ce serait oublier le point essentiel : sa fille ne lui a rien demandé. La posture Sauveteuse se présente donc maintenant à visage découvert.
Fille, silencieuse. Bourreau
Mère. – Tu vas dire que ça ne me regarde pas. Mais, chérie, tu prends la pilule ? Sauveteuse
Fille. – T’as raison. Ça te regarde pas. Bourreau L’intrusion Sauveteuse commence à produire son fruit néfaste, quoique non obligatoire : Roxanne répond à l’invasion par l’accusation. L’attitude de rejet se radicalisera de plus en plus.
Mère. – Pourquoi tu l’emmènes pas chez nous ? Bourreau La mère change soudain de posture, accusant secrètement sa fille de ne pas présenter le garçon. Elle pourrait ainsi poursuivre sur lui son jeu de contrôle.
Fille. – Lâche-moi. Bourreau
Mère. – J’aimerais que tu me le présentes. Je ne saurais même pas que c’est lui si je l’avais en face de moi. Bourreau
Fille. – Ne compte pas sur moi là-dessus. Bourreau
Mère. – Ne le laisse pas décider pour toi, ma chérie. Les hommes sont tous pareils. Sauveteuse On notera à nouveau la parole « ma chérie ». La gentillesse inattendue de la formule en décalage avec le contenu, redouble la violence de l’intrusion par celle de la manipulation. Dans la suite de l’échange, où le ton ne cesser de monter, la mère, en Sauveteuse, multiplie les propositions de moyens pour éviter une grossesse et la fille, en Persécutrice, multiplie les demandes de « changer de disque ». Jusqu’au moment où, folle de rage, Roxanne fuit le « jardin » pour trouver refuge dans sa chambre.
Fille, très agacée et menaçante. – Maman ! Bourreau
Mère. – J’espère qu’il met ce truc, tu sais, une capote ? Sauveteuse
Fille. – Mêle-toi de ce qui te regarde. Bourreau
Mère. – Des fois, ça fuit, il faut faire attention. Sauveteuse
Fille. – T’es jalouse, c’est çà ?La fille regarde maintenant sa mère en face, mais celle-ci fuit son regard direct, insupportable d’accusation. Bourreau
Mère. – Où il est ce soir, d’abord ? Bourreau La demande est intrusive
Fille. – J’en sais rien. Bourreau
Mère. – Il doit être en train de s’en taper une autre dans un coin. Moi, c’est comme cela que je t’ai eue. J’avais plus de pilule. T’as qu’à te faire poser un stérilet. Sauveteuse et Victimaire On voit réapparaître, derrière le désir d’aider sa fille contre son gré la problématique fondamentale par laquelle Cynthia se déresponsabilise face à l’agression des hommes assimilés à des prédateurs sexuels.
Fille. – Change de disque. Bourreau
Mère. – Tu prends rendez-vous avec le Dr. MacCollins et, après, tu n’y penses plus. Sauveteuse
Fille. – Parle moins fort. Bourreau
Mère. – J’ai un diaphragme quelque part dans ma chambre. T’as qu’à le prendre. Tu passes sous l’eau, tu mets du talc. C’est pas difficile.La fille, folle de rage, plie son journal, se lève, quitte le jardin, entre dans la maison et part dans sa chambre. Sauveteuse L’absence totale d’écoute de la fille, tant en ce qu’elle dit que dans son attitude de plus en plus colérique, montre combien un Bourreau sommeille en tout Sauveteur (et ici, il est frappé d’insomnie !)
Mère, désemparée. – Mais où tu vas ? Bourreau
Fille. – J’en ai marre de t’entendre. Bourreau
Mère, faisant irruption dans la chambre de sa fille. – Ma chérie ! Roxanne, si je te dis cela, c’est pour ton bien. Sauveteuse Telle est la justification qu’avance toujours le Sauveteur. Mais il oublie que le bien à respecter, c’est justement la liberté de l’autre. D’ailleurs, Cynthia nie en acte ce qu’elle affirme en parole et son acte est de haute portée réelle et symbolique : elle pénètre sans autorisation le lieu d’intimité par excellence qu’est la chambre de sa fille.L’échange qui va suivre l’attestera tout en portant la relation à un paroxysme de violence.
Fille. – Laisse-moi tranquille ! Bourreau
Mère. – Je suis ta mère, enfin. Sauveteuse et Bourreau
Fille. – Sors de ma chambre ! Bourreau
Mère. – C’est pas grave si t’as un bébé, je m’en occuperai. Sauveteuse
Fille. – Je tomberai pas enceinte. Bourreau
Mère. – Je lâcherai mon boulot. Sauveteuse
Fille. – Ça te regarde pas, enfin ! Bourreau
Mère. – Si, ça me regarde ! Tu me laisseras pas un bébé sur les bras. Ah, ça non ! Bourreau L’agressivité inattendue de la réponse de Cynthia démasque, jusque dans sa parole, la Persécutrice qui sommeille toujours dans la Sauveteuse.
Fille, se dressant brusquement, en rage. – Fais chier ! Bourreau
Mère, qui cherche à embrasser sa fille et la retient par le bras. – Pardon, chérie. Victimaire
Fille, rejetant brutalement sa mère. – Va te faire foutre ! J’te déteste, pauvre conne !La porte claque. Le corps secoué de pleurs, la mère est allongée sur le lit de sa fille. L’image d’après, on aperçoit Roxanne se donnant à son petit ami. Bourreau Roxanne utilise son petit ami plus qu’elle ne se donne à lui, dans une fièvre des corps qui cherche à exorciser l’insupportable intrusion de la parole maternelle et à se venger d’elle en congédiant toute prudence et en accomplissant le contraire même de ce que la parole haïe l’incitait à faire « pour son bien ». De son côté, achevant le processus de confusion incestuelle, Cynthia s’abat, le corps secoué de pleurs, sur le lit de sa fille [4].

 

Sans aucun didactisme, Mike Leigh nous offre donc un cas d’école de TDK [5] : un régal pour la psychologie, un enfer pour les protagonistes ! De cette première analyse, on peut tirer différents constats sur les relations entre les trois rôles identifiés par le TDK.

  1. Ils sont complémentaires : une attitude appelle l’autre (sans que cette corrélation soit nécessaire). Le comportement Sauveteur de Cynthia incite fortement Roxanne à se défendre de manière violente, donc à adopter une attitude de Persécuteur.
  2. Ils sont permutables. Cette propriété dynamique est une conséquence du premier trait. Les sujets ne demeurent pas figés dans une posture. C’est ainsi que Cynthia occupe successivement les trois pôles du triangle dramatique.
  3. Enfin, même si les acteurs réels du TDK ne sont jamais figés et spécialisés en une posture, ils présentent souvent un tropisme pour une entrée favorite. De plus, les mêmes personnes jouent souvent les mêmes rôles avec le même type de partenaire, de sorte qu’ils aboutissent aux mêmes configurations relationnelles. Cynthia entre préférentiellement en relation avec Roxanne dans le registre du sauvetage. Cette répétition quasi compulsive engendre certaines gratifications, mais se fonde aussi sur certaines croyances fondamentales sur soi, sur les autres et sur la vie.

Pascal Ide

 

[1] Drame britannique de Mike Leigh, 1996.

[2] La scène se déroule de 55 mn. 11 sec. à 57 mn. 07 sec.

[3] Littéralement : « double lien ». Il s’agit d’une catégorie technique introduite par un penseur de Palo-Alto, Gregory Batheson, qui désigne une double injonction contradictoire. Ici, la mère dit à la fois « je t’aime » (« chérie ») et « je ne t’aime pas » (je te contrains en t’obligeant à faire ce que je veux et non ce que tu veux). C’est l’un des mécanismes les plus violents d’enfermement de l’autre et l’une des armes favorites des manipulateurs.

[4] On l’a compris : la thématique de ses disputes tourne autour de l’angoisse de l’enfant non désiré ; et son scénario de Sauveteuse ne fait que répéter sa culpabilité de la grossesse inattendue et du secret de famille. « J’ai tellement honte. Je ne peux plus vous regarder », dit-elle, lorsqu’elle rencontre Hortense.

[5] En fait, le film ne cesse de mettre en jeu le triangle, et d’autres scènes auraient pu être mobilisées en ce sens. Par exemple, un exemple plus bref est fourni par la scène orageuse, toujours entre Cynthia et Roxanne, qui se déroule sur le DVD entre 8 mn. 30 sec. et 9 mn. 07 sec.

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