Le prénom [Scène de film]
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Category:
Le triangle dramatique de Karpman Bourreau/ Victime/ Sauveteur
Release date:
25 avril 2012
Duration:
1 hours 49 minutes
Director:
Alexandre De La Patellière, Matthieu Delaporte
Actors:
Patrick Bruel, Valérie Benguigui, Charles Berling ...

Le prénom

Comédie française d’Alexandre de La Patellière et de Mathieu Delaporte, 2011.

La scène étudiée se déroule entre 37 mn. 35 sec. et 38 mn. 40 sec.

Thème

Le triangle dramatique de Karpman : Bourreau, Victime et Sauveteur.

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Analyse de la scène

On peut illustrer le personnage du Bourreau à partir d’une pièce de théâtre éponyme devenue film qui présente une haute densité de scènes illustrant le TDK : Le prénom. Vincent, la quarantaine triomphante, est invité à dîner chez sa sœur Élisabeth mariée à Pierre ; il y retrouve Claude, un ami d’enfance. En attendant l’arrivée d’Anna, sa jeune épouse, il leur apprend qu’ils attendent un enfant. On le presse de questions, notamment sur le prénom qu’ils ont choisis pour l’enfant à naître. Lorsque Vincent le révèle (ce qui s’avèrera finalement être un canular de très mauvais goût), la petite assemblée est écrasée. Pierre, notamment, réagit avec violence. Dans la scène qui suit, nous le retrouvons encore sous le choc. Sa femme qui fait de nombreux allers et retours arrive de la cuisine

 

Pour analyser cette brève scène, nous ferons appel à la méthode de retranscription utilisée ci-dessus en trois colonnes..

 

Dialogue Posture dans le TDK Commentaire
Élisabeth, interrogative. – Mais de quoi il [Vincent] parle ? Aucune Extérieure à tout l’échange précédent, elle est en position neutre. Pas pour longtemps…
Pierre, hurlant, en colère. – Écoute, Babou, il fallait être là. Merde ! Bourreau Cette accusation, de surcroît injuste, est une parole de Bourreau qui ne peut que mettre le feu aux poudres. Assurément, Pierre a des excuses : une nouvelle fois, Vincent l’a mis en boîte et a employé ses propres arguments pour démontrer qu’il avait raison ou du moins des raisons d’avoir choisi le prénom d’Hitler pour son fils. La colère accumulée contre Vincent qui ne cesse de le ridiculiser et amplifiée par l’impossibilité de le faire changer d’avis (n’oublions pas que Vincent est ce brillant normalien dont l’amphithéâtre est pendu à ses lèvres), se retourne contre la première personne venue, selon le processus bien connu du bouc-émissaire.
Élisabeth. – Excuse-moi de m’occuper du dîner ! Bourreau D’emblée, sa femme se pose en Victimaire dans cette formule en double bind, donc violente comme toute parole Victimaire. Elle entre à fond dans le jeu du Bourreau.
Pierre. – Non, ce n’est pas ça ! Mais tu t’en vas toutes les deux minutes ! Bourreau Pierre s’est soudain adouci ; pour autant, il ne change pas de posture : il s’essaie encore au Bourreau en accusant, là encore, injustement.
Élisabeth. – Alors, je fais les courses, je m’occupe des enfants, du linge, de la bouffe. Et voilà que j’ai le malheur de poser une question et je me fais envoyer sur les roses ! Victimaire La femme poursuit en position Victimaire. C’est ce qui apparaît clairement dans la première phrase : au lieu d’en rester aux faits qui sont l’occasion de la dispute, Élisabeth généralise ; de plus, elle ne cherche nullement à être aidée, mais veut seulement être plainte. Enfin, la deuxième phrase révèle le côté Bourreau présent dans toute victimisation : la colère n’est plus voilée ; en outre, le contenu de la phrase montre qu’elle a l’habitude de se positionner en Sauveteuse, ce que nous verrons mieux plus loin.
Pierre. – Ce n’est pas ce que je voulais dire. Soudain Pierre sort du jeu de Bourreau, dans le contenu de la phrase comme dans le ton. En effet, il quitte l’attaque, constante et typique du Persécuteur, pour entrer en posture défensive. Il a la possibilité de sortir du TDK ou de continuer en Victime ou Sauveteur. Que va-t-il se passer ?
Élisabeth. – Mais c’est ce que tu as dit. Bourreau En répondant sèchement, sans excuse, sans noter le changement, elle prend la position dominatrice et devient Bourreau. Va-t-elle le rester ?
Pierre. – Attends, attends ! Reste avec nous. Cela nous fait plaisir que tu sois là avec nous. Sauveteur Pierre choisit la posture de Sauveteur. Apparemment, c’est une honnête proposition d’aide, une manière de sortir du conflit. En réalité, il secourt son épouse alors que celle-ci ne demande rien. De plus, une expression doit attirer l’attention et vient complexifier l’attitude de Pierre : « Attends ». Cette interjection signifie toujours un problème dans la communication et un problème relatif au temps passé. C’est comme si la personne disait : « Ce qui vient de se passer s’est déroulé trop vite pour moi, je n’ai pas pu exprimer ce que je voulais, j’aimerais que l’on puisse revenir en arrière ». Il demeure que ce besoin d’être écouté, le refus de ce qui vient d’être dit ou de se jouer, n’est pas explicitement formulé. La personne n’exprime pas son désaccord, ni ne formule son désir précis de mettre à plat. Par conséquent, en lançant cet « Attends », a fortiori si de manière redoublée, Pierre se positionne implicitement en Victimaire.
Élisabeth, d’un ton sans réplique. – Et moi, cela me fait plaisir de servir chaud. Victimaire Elle est toujours Victimaire, mais en accentuant nettement l’aspect Bourreau. Plusieurs signes l’attestent : elle domine par les mots, en jouant sur ceux-ci ; elle jouit d’avoir le dernier mot; elle quitte la pièce pour que seule demeure la plainte, et que soit bâillonnée toute réplique et interdite toute communication. La fuite est l’une des attitudes les plus coûteuses dans la relation. Apparemment non-violente, puisqu’elle s’oppose à l’affrontement (fight or flight), elle est en réalité passivement violente, puisqu’elle interdit à l’autre toute défense et rompt le lien qui est le bien précieux entre deux personnes, plus encore, au sein d’un couple. Elle s’identifie donc à une attaque voilée sous la forme contraire du retrait.
Pierre, l’interpellant, éperdu. – Mais, Babou ! Victimaire Il se positionne implicitement en Victimaire en n’exprimant pas son désir de lien et en se mettant en position de dominé.
Sautons le bref échange entre Pierre et Claude le « tromboniste », afin de retrouver le couple dans la cuisine.
Pierre, s’approchant par derrière. – Pardon, pardon, c’est à cause de ton frère. Victimaire De prime abord, Pierre n’adopte-t-il pas une attitude juste ? En effet, il montre qu’il tient au lien en venant dans la cuisine qui est le domaine de sa femme ; de plus, il s’approche humblement, alors qu’Élisabeth lui tourne ostensiblement le dos ; enfin, il demande pardon. En réalité, Pierre affirme clairement sa position Victimaire en accusant Vincent. Certes, celui-ci joue un rôle central dans la tension présente au sein de cette soirée. Toutefois, Pierre est totalement responsable de son attitude et, si en colère soit-il contre son beau-frère, il n’est pas juste de le faire payer à celle qui n’y est pour rien. De plus, compte tenu de leur histoire commune et ce qu’il sait de ses scénarios, Pierre devrait savoir qu’il est imprudent de s’aventurer dans ce lieu du pouvoir de son épouse qu’est la cuisine.
Élisabeth, le repoussant, sans se retourner. – Allez, dégage, tu m’emmerdes, va t’en ! Bourreau La violence du contenu et de la parole suffit à montrer qu’Élisabeth continue à jouer au Bourreau. Trois mots montrent combien elle se refuse à rétablir la communion, ce qui constitue, répétons-le, l’attitude la plus violente pour le couple en général et pour celui d’Élisabeth et de Pierre en particulier, car ce dernier a un très grand besoin de la présence de sa femme. En « bon » Bourreau, Élisabeth sait comment faire souffrir son époux et appuie là où cela fait le plus mal. Certes, elle est en souffrance ; mais qu’elle souffre ne justifie pas qu’elle fasse souffrir.
Pierre, s’approchant, toujours par derrière, et lui faisant des chatouilles. – Babou ! Sauveteur Maintenant, il a endossé le costume du Sauveteur. Il cherche à sauver la relation contre le gré d’Élisabeth Pour cela, il fait appel au langage qui parle à son épouse : il sait que le verbal ne sert plus à rien et fait appel surtout au non-verbal (d’où la place croissante de la musique), aux petits gestes d’affection dont on devine qu’ils parlent à sa femme. Ce pourrait être une juste attitude d’aide si cela correspondait au désir et au besoin de son épouse ; si celle-ci y était disposée ; si, surtout, il était centré sur elle par amour et non pas sur son seul besoin égoïste. En effet, quels bénéfices secondaires Pierre trouve-t-il à cela ? Que sa femme s’occupe de tout à la maison, prenne tout en charge au plan matériel, lui permet d’être tout à ses activités intellectuelles, à ses recherches et à ses colloques sur le jeune Montaigne.
Élisabeth, moins durement. – Non, ouste, va t’en ! Bourreau Elle est toujours Bourreau, mais moins : le ton colérique diminue ; les mots durs aussi ; elle se retourne en partie. Élisabeth ne peut demeurer dans une posture qui ne lui est pas habituelle, elle qui aime tant jouer à la Sauveteuse.
Pierre, après être demeuré un instant les bras ballants, citant la « Chanson du fol » et chantant sur la fin. – « La dona de sourire, de sourire et de dire : ‘Oh, petit fou !… » Sauveteur En effet, à la réplique de Babou, l’on comprend qu’il convoque un poème de Mallarmé, qui fait fondre sa femme dont on se souvient qu’elle est professeur de lettres ayant épouse un professeur de lettres. Mais, ce faisant, il contourne l’obstacle, il ne l’affronte pas, il ne nomme pas la souffrance et donc ne la reconnaît pas. Il ne dit pas à sa femme ce qu’elle attend secrètement (par exemple : « Merci pour tous les services que tu rends ») et ainsi ne nourrit pas son immense besoin de reconnaissance. Engendrant de la violence, son attitude est donc manipulatrice : elle est celle d’un Sauveteur, non d’un Sauveur.
Élisabeth. – Non, Pierre, pas Mallarmé, ce n’est pas du jeu. Bourreau Ici, la réplique d’Élisabeth est partiellement juste : elle ose se retourner vers lui pour l’affronter et dit clairement qu’elle se sait manipulée (« Ce n’est pas du jeu »). Ce faisant, elle renoue le lien et le fonde sur la vérité. Toutefois, elle ne nomme que la responsabilité de son mari et non la sienne (par exemple, sa colère démesurée, l’appel à des événements qui n’ont rien à voir avec la dispute, son accusation, etc.). Elle poursuit donc dans le registre, lui aussi manipulateur, de la plainte Victimaire dont elle tire tant d’avantages.
Pierre s’avance amoureusement et Élisabeth achève de se tourner complètement vers lui. Pseudo-sortie du TDK Maintenant, la violence est suffisamment tombée pour que le lien chaotique qui est celui du couple puisse se renouer temporairement : bien qu’imparfaite, la configuration Victime-Sauveteur cumule les gratifications que tirent les protagonistes de leur circulation au sein du TDK. Chacun est arrivé à ses fins en jouant son ou plutôt ses rôles, et surtout sans avoir à en sortir.

 

Ainsi, en moins d’une minute, nous avons assisté à une riche illustration du scénario du Bourreau, chez chacun des deux acteurs. Nous avons aussi pu voir la circulation des jeux : la transformation du Bourreau en Sauveteur du côté de Pierre ; celle du Bourreau en Victime du côté d’Élisabeth.

Pascal Ide

 

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