Comédies et proverbes, VI. L’ami de mon amie
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Release date:
26 août 1987
Duration:
1 hours 42 minutes
Évaluation:
****
Director:
Éric Rohmer
Actors:
Sophie Renoir, Emmanuelle Chaulet, Eric Viellard...
Age restriction:
Adolescents et adultes

Comédies et proverbes, VI. L’ami de mon amie

Comédie dramatique française d’Éric Rohmer, 1987. Avec Emmanuelle Chaulet, Sophie Renoir, Éric Vieillard, François-Eric Gendron.

Thèmes

Rencontre, amour, amitié, estime de soi, haine de soi, grâce.

Le sixième et dernier des Comédies et proverbes d’Éric Rohmer nous parle de son thème favori, l’amour et l’amitié, à travers celui de la rencontre – la nouveauté de la rencontre dans le cadre de Cergy ville nouvelle [1].

1) Un cadre propice à la rencontre

a) Un cadre nouveau

On sait l’attention qu’Éric Rohmer porte au cadre. On pourrait même dire son souci de le valoriser. Pour le cinéaste français, le cadre est un acteur à part entière. Des plans photographiques et même des échanges entre les comédiens n’ont pas d’autre dessein que de, littéralement, mettre en scène ce « personnage ».

De fait, on quitte le film avec un amour réel pour le travail fait par les architectes de cette ville nouvelle. On ne peut s’empêcher de se dire qu’il doit faire bon vivre dans ces ensembles. Cette affection de Rohmer pour ce lieu est tellement apparente qu’il rit de lui-même à travers une remarque de Blanche qu’elle sent trop laudative sur Cergy Village : « On est très isolé des voisins. En fait, même beaucoup plus que dans les petits immeubles. Mais voilà que je parle comme un prospectus ! »

b) La rencontre de l’amitié

Non seulement cette ville nouvelle est accueillante, réceptive, matricielle, mais elle est créative, elle offre des possibilités nouvelles. Elle semble propice à la nouveauté. Ce n’est pas par hasard si les personnages rencontrées sont exclusivement jeunes.

Au tout début du film, Rohmer nous fait assister à la naissance d’une amitié – entre Blanche et Léa – dont il suivra pour une part le développement.

c) La rencontre de l’amour

Mais un tel cadre permet-il aussi la rencontre amoureuse ? En effet, si désirable soit l’amitié, l’amour lui demeure toujours supérieur et donc beaucoup plus désirable. Fabien note cette hiérarchie qui est une différence au moins de degré, lorsqu’il avoue à Blanche : « Toi, je suis sûr que je t’aime beaucoup plus que d’amitié ». Or, cet amour va butter contre bien des obstacles.

2) La rencontre intérieure. Les obstacles

Il n’y a pas de rencontre extérieure qui ne soit d’abord une rencontre intérieure. La cité a beau être nouvelle, offrir des possibilités neuves de rencontre, celle-ci n’a rien d’automatique. Encore faut-il ne pas être dupe de ses démons intérieurs. Ceux-ci sont au nombre de deux : l’idéal et l’interdit [2] – à quoi il faut ajouter un élément encore plus important : la mésestime récurrente de soi.

a) Les idéaux

L’idéal présente, chez Blanche, le double statut de principe et de réalité. C’est d’abord un principe de vie : « C’est la différence entre l’amitié et l’amour. Pour aimer quelqu’un d’amour, il ne faut pas se sentir à son niveau ».

Concrètement, l’idéal va prendre le visage du « bel Alexandre ». Tout laisse penser à un coup de foudre. Au premier coup d’œil à la piscine, elle tombe amoureuse. En fait, il faudra tout le travail d’entremetteuse de son amie pour qu’elle le rencontre. On découvrira d’ailleurs au terme du film que, si Léa dépense une telle énergie et manifeste une telle conviction, cela vient de ce qu’elle cherche elle-même secrètement à se rapprocher d’Alexandre, qu’elle apprécie d’en parler, bref, parce qu’elle l’aime et veut le conquérir. Peut-être se joue-t-il aussi secrètement le mécanisme de mimésis, finement analysé par René Girard, qui sera repris dans Conte d’automne : d’un mot, je tombe amoureux non pas de celui que j’aime, mais de celui que mon ami aime.

Mais, même l’instantanéité du coup de foudre est suspecte. En effet, rien dans l’attitude d’Alexandre ne laisse soupçonner le moindre intérêt pour Blanche. Lui-même l’exprimera formellement : « Ce n’est pas mon genre. Pas du tout ». Un tel déni de l’absence de réciprocité, signifie donc que ce sentiment ne parle que de Blanche. Alexandre précise même : « A moins d’être idiote, elle doit comprendre qu’elle n’a aucune chance ! » Si la jeune fille n’est assurément pas « idiote », elle est aveuglée, ce qui conduit au même résultat.

b) Les interdits

L’idéal (qui constitue le pôle positif) n’a une telle force que parce qu’il s’étaye sur son contraire (qui constitue le pôle négatif), l’interdit. Celui-ci-ci est énoncé dans le proverbe qu’illustre le film et qu’évoque le titre – « Les amis de mes amis sont mes amis » –, ou plutôt dans une conséquence : pour Rohmer, l’ami se distingue voire s’oppose à l’amoureux, amitié n’est pas amour. Plus encore, l’amitié est une valeur absolue, notamment fondée sur la fidélité. Ce serait donc une grave transgression que de devenir l’ami d’une personne qui est amoureuse(x) de notre ami(e).

C’est ce que montre la scène peut-être la plus admirable du film, que nous analyserons plus bas : la formulation . Manifestement, un amour naît entre Fabien et Blanche. L’idéalisation est entretenue par un véritable suspense, une mise en suspens de la relation entre Fabien et Blanche.

c) La mésestime de soi

Enfin, les deux obstacles précédents ne suffisent pas à expliquer que l’aveu ou plutôt la mise en œuvre de l’amour soit aussi retardée. Il faut faire appel à un une ultime difficulté, une résistance intérieure d’importance : la provinciale Blanche arrivant en région parisienne est rongée par une mésestime d’elle-même insistante et répétitive. Multiples en sont les signes : elle se dévalorise d’emblée quand on lui fait un compliment (à Léa la présentant à Fabien comme « mon prof de natation », Blanche répond : « Un bien mauvais professeur ») ; elle déforme d’ailleurs la réalité, puisqu’elle s’imaginait avoir été trop exigeante, alors qu’elle y avait été au contraire « très doucement » ; elle prend pour « flatterie » les remarques positives de Fabien ; elle se traite de « remplaçante » alors que Fabien vient de lui dire qu’il l’« aime beaucoup plus que d’amitié » ; elle n’ose inscrire l’amour dans la durée (« C’était merveilleux et, pour que ça reste merveilleux, il faut que ça dure pas ») ; elle ne parle guère dès qu’elle est en groupe, c’est-à-dire dès qu’il y a plus de deux personnes ; elle craint au plus haut point la comparaison et celle-ci se termine inéluctablement par son exclusion (« Dis plutôt que tu as fait la comparaison avec moi – dit-elle à Fabien à propos de Léa –, et que je ne faisais pas le poids ») ; le refus de croire à l’autre (et ici, décisive est la réflexion de Fabien qui a bien mis à jour les défenses de Blanche : « Pourquoi toujours te dénigrer ? Même si tu t’en fous que je t’aime ou que je ne t’aime pas, crois-moi au moins ! » Et déjà quelques instants avant, Fabien avait signalé à Blanche qu’elle ne l’avait pas cru – « Je te l’avais dit, tu ne voulais pas me croire » – lorsqu’il lui avait dit ne plus aimer Léa).

Le prix du manque d’estime de soi et de confiance en soi n’est pas toujours bien pesé : comment aimer autrui si l’on se déteste soi-même ? comment nous fier à la parole d’amour d’autrui si nous nous défions de nous-mêmes ?

d) Des signes non verbaux

Enfin, aux signes verbaux de déni de soi, il faut ajouter les signes non-verbaux d’auto-destruction. Ce qui transparaît dans la scène si juste de la rencontre ratée avec Alexandre [3]. Blanche n’a bien entendu qu’un désir : que le brillant centralien soit aussi amoureuse d’elle qu’elle commence à l’être de lui.

Or, une opportunité se présente dans une rencontre qu’elle a elle-même provoquée. Mais elle la saborde – ce qui constitue d’ailleurs un autre signe de mésestime [4] –, de sorte qu’Alexandre la laisse en plan. L’impression d’échec est d’autant plus cuisante qu’elle s’accompagne d’une violence soft. En effet, Alexandre double une réplique en double bind – en disant « Je sens que je vous complique la vie », il s’accuse alors que tout montre que c’est elle qui est en cause – d’un visage froid qui la rend encore davantage cinglante.

Suit une série de gestes qui sont autant de signes : Blanche rentre dans son immeuble, le regard vague dirigé, comme le corps, vers le coin inférieur gauche, les lèvres semblant remuer. Dans son appartement, elle lance brutalement la clé sur la commode d’entrée, claque tout aussi violemment la porte, s’appuie, effondrée, sur la colonne, se débarrasse de ses chaussures sans se baisser et jette son sac à main par terre. Puis, Blanche s’affale dans son canapé, les larmes aux yeux, sans prendre le temps d’ôter sa veste ; mais elle se relève aussitôt. Elle passe dans la salle de bains, se regarde dans la glace. Soudain, elle se frappe simultanément des deux mains sur les joues et dit, en larmes : « Mais tu es vraiment nulle ! »

Avec une remarquable sobriété de moyens, valorisant considérablement le langage du corps, Rohmer évoque toute une gamme de sentiments sombres : la tristesse (la direction si caractéristique du regard, les larmes), la colère (Blanche semble se venger sur la porte), voire l’exaspération (les mains sur le visage, comme pour contenir le courroux qui monte en elle, irrésistible), l’abattement (l’appui sur la colonne), l’agitation (Blanche ne peut tenir en place), enfin le désamour destructeur (dans la scène de la salle de bains).

Des gestes aux sentiments, le cinéaste décline subtilement le travail de sape opéré par la mésestime de soi. Elle commence en pensée : la scène est filmée à partir d’un miroir, comme pour nous signifier qu’il s’agit uniquement de la représentation intérieure que Blanche a d’elle-même ; le plan fragmenté symbolise le brisement de l’image de soi. Elle se poursuit dans la parole d’autodénigrement inconditionnel : « Nulle ! », et s’achève dans l’action d’autopunition (la double giffle).

Le désarroi de la jeune fille, enfin, est souligné par la vacuité non seulement de l’appartement, mais de l’extérieur : les formes géométriques (la table basse que le plan rend losangique, la place ronde dominée par un obélisque) griffent l’œil, et leur froideur mathématique contraste avec la tristesse d’une Blanche d’autant plus ulcérée qu’elle est l’artisan de son propre malheur. Soudain cet environnement auparavant clair, si accueillant, se transforme en un espace vide et froid qui accuse cruellement l’esseulement dramatique de Blanche. On se surprend alors à se demander si celui-ci ne serait pas tant la conséquence de la maladresse que son origine.

Heureusement, le dégoût de soi-même ne se transforme pas en haine de soi : en effet, l’eau salvatrice vient comme laver les larmes et Blanche se relève, riant-souriant de son excès.

e) L’aveu

Mais pourquoi chercher des signes ? Blanche elle-même l’avoue après la scène décisive d’auto-dévalorisation. À Fabien qui lui dit qu’elle n’est « pas une fille comme les autres », elle rétorque : « Parce […] que je suis moche. C’est ça que tu veux dire ? » Déjà, à la piscine, à Léa lui disant qu’elle n’est pas faite pour Alexandre, Blanche réplique : « Je suis trop moche ? » Ce scénario répétitif parle d’elle : la jeune attachée territoriale de l’Hôtel de Ville ne peut imaginer que sa différence soit positive. Un peu plus tard, alors que Fabien vient de la complimenter, il s’en suit un bref dialogue éloquent où elle souligne encore plus clairement et plus globalement son désamour d’elle-même : « Tu te fais une trop haute idée de moi ». Le jeune homme rétorque en soulignant sans ambiguïté sa valeur : « Mais pas du tout. Je me fais une idée très haute et très juste. Je te trouve très très très très bien. Et je te le dis, parce que c’est vrai ». Et, à cette affirmation qui ne peut être plus nette, elle ne peut que répondre, ce qui constitue le fond de la mésestime de soi et son scénario irréfutable : « Et je ne te crois pas ».

Ce manque d’amour de soi transparaît d’autant plus que, des cinq protagonistes de l’histoire, Blanche est celle qui se dévalorise le plus. Si Alexandre (dès qu’il apprend qu’elle a quitté Fabien, il n’hésite pas à demander à Léa de venir emménager chez lui) et Léa (« J’aime qu’on me fasse la cour ») ont une image plutôt flattée d’eux-mêmes, Adrienne et même Fabien (tout en étant plutôt modeste, il n’hésite pas à prendre des initiatives comme de se lier ou de rompre) nourrissent une estime de soi ajustée.

Ainsi, c’est au moins autant par mésestime de soi que par fidélité pour Léa, que Blanche a retardé l’aveu de son affection pour Fabien (à elle-même, avant qu’à lui).

3) La rencontre intérieure. Les issues

a) Sortie de l’idéal

Blanche est tombée amoureuse d’Alexandre par idéalisation. Avant d’épouser qui que ce soit, il lui faudra épouser le réel.

La scène décisive se produit sur les étangs de Neuville. Blanche l’explique elle-même avec une rare lucidité que toute idéalisation a fondu simplement en le regardant en silence parler avec Léa : « J’ai senti que ce que j’aimais, c’était… C’était pas une personne, c’était une image. Il y avait une image d’homme qui me poursuivait, un rêve d’enfant qui s’est prolongé un peu tard ». Et l’on sait combien ces prises de conscience, qui requièrent autant d’humilité que de lucidité, prennent de temps.

b) Libération des interdits

Le principe devient un interdit lorsqu’il frustre l’amour. De ce point de vue, il est intéressant de comparer la relation qu’ont les différents héros à la fidélité. Les hommes seraient-ils moins fidèles que les femmes ?

c) La nomination de la dynamique

Au-delà de la finesse des relations, de l’analyse des allers et retours de l’amour, de la naissance d’un sentiment nouveau alors que l’ancien semble perdurer : « Quand on quitte quelqu’un pour un autre, il y a toujours un bref moment où on se met à regretter le premier ».

d) L’entrée dans l’estime de soi

Dépasser ce manque d’estime de soi suppose que Blanche nourrisse son amour. Dans la scène de dénigrement de soi, Rohmer montre que ce dégoût de soi-même ne se transforme pas en haine de soi : en effet, l’eau salvatrice vient comme laver les larmes et elle se relève, riant-souriant de son excès. De plus, la psychologie nous enseigne que l’amour de soi emprunte deux voies : l’affection de l’autre ; la réussite. La longue patience de Fabien et sa douceur nourrit la première, et la décision d’aller ers lui la seconde.

4) Une rencontre supérieure

A-t-on tout dit en distinguant cadre extérieure et rencontre intérieure ? Ne doit-on pas ajouter un troisième facteur, jamais absent de la vision du chrétien Rohmer.

a) Un moment de grâce

Nous avons parlé ci-dessus d’une des scènes décisives du film : celle où Blanche et Fabien s’avouent leur amour. Dans ce décor idyllique – qui rime avec édénique –, se vit et se dit quelque chose d’adamantin. Le charme indéfinissable et frais comme une journée de printemps qui se dégage de cette scène – comme, plus généralement, des films de Rohmer – porte un nom bien particulier, à la polysémie bénie : la grâce.

b) Ville et campagne

En réponse à ce moment de grâce dans la rencontre, un fait ne pourra manquer d’étonner : la véritable rencontre ne se produit pas dans la ville, mais dans la nature. Comme si celle-ci était l’indispensable contrepoint. Or, la nature est à la ville comme ce qui est reçu est à ce qui est construit. Certes, les espaces naturels sont domestiqués par l’homme ; encore faut-il que l’homme en épouse les lois et en respecte les rythmes : on ne fera jamais pousser des pommes dans un verger en plein hiver. Pour utiliser un terme biblique, chéri par les orientaux, la nature est achéiropoiéton, « ce qui n’est pas fait de mains d’homme ». Cette non-maîtrise redouble l’impression de grâce.

5) Conclusion

Une nouvelle fois, Rohmer filme la rencontre, avec ce respect plein de délicatesse qui seul sauve le mystère de ce qui se vit entre deux êtres.

On a parfois reproché au cinéaste la gaucherie et l’inexpérience de ses jeunes acteurs. Ce serait oublier l’immense avantage de ce choix : leur maladresse même interdit le contrôle parfait du sentiment ; celui-ci est d’autant plus « vrai ». Ainsi que nous l’avons vu, le corps exprime au mieux l’affleurement de l’émotion, dans son délicat jaillissement.

 

[1] Le texte du scénario est édité dans Éric Rohmer, Comédies et proverbes. IV. Les nuits de la pleine lune. V. Le rayon vert. VI. L’ami de mon amie, Paris, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1999, 2 vol., tome 2, p. 109-163.

[2] En langage freudien : l’Idéal du moi et le Surmoi.

[3] Sur DVD, la scène se déroule de 44 mn. 20 sec. à 46 mn. 30 sec.

[4] Mais aussi de « panique » quand le réel s’approche, ainsi que Léa le notera finement plus tard « Simplement la panique. Ça arrive même à des gens très sensés. […] Elle a peur que tu n’éprouves pas pour elle ce qu’elle éprouve pour toi. »

Pascal Ide

Blanche (Emmanuelle Chaulet), jeune provinciale de 24 ans, arrive en banlieue parisienne, à Cergy-Ville. Seule, sans ami ni amoureux, elle fait connaissance de Léa (Sophie Renoir) qui est avec Fabien (Éric Vieillard). Elle rencontre aussi un séduisant centralien, ingénieur chez EDF, Alexandre (François-Eric Gendron), dont elle ne tarde pas à s’éprendre. Mais celui-ci ne semble guère s’intéresser à elle, alors que Fabien, lui, commence à être attiré par Blanche. Toutefois, comment aimer l’ami de mon amie sans la trahir ?

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