Métaphysique des tubes ou métaphysique de la vasque ?

« Les événements les plus fondamentaux de l’humanité sont passés presque inaperçus [1] ».

 

Métaphysique des tubes parle assurément de tube ? Le roman autobiographique d’Amélie Nothomb est-il pour autant métaphysique ? Oui, si l’on consent à sa description, mais point à son interprétation.

1) La lecture

La Métaphysique des tubes d’Amélie Nothomb qui se propose comme l’autobiographie de l’auteur entre 0 et 3 ans pourrait servir de repoussoir au superbe ouvrage de Siewerth sur la métaphysique de l’enfance. La part laissée à l’origine me semble trop mince, l’auto-divinisation trop importante.

En effet, Amélie se présente, dans son entrée dans le monde, comme un être autosuffisant dénué de toute ouverture à l’égard d’autrui. Pour preuve la première page :

 

« Au commencement il n’y avait rien. Et ce rien n’était ni vide ni vague : il n’appelait rien d’autre que lui-même. Et Dieu vit que cela était bon. Pour rien au monde il n’eût créé quoi que ce fût. Le rien faisait mieux que lui convenir : il le comblait.

« Dieu avait les yeux perpétuellement ouverts et fixes. S’ils avaient été fermés, cela n’eût rien changé. Il n’y avait rien à voir et Dieu ne regardait rien. Il était plein et dense comme un œuf dur, dont il avait aussi la rondeur et l’immobilité. Dieu était l’absolue satisfaction. Il ne voulait rien, n’attendait rien, ne percevait rien, ne refusait rien et ne s’intéressait à rien [2] ».

 

L’on relèvera l’erreur récurrente depuis Hegel qui consiste à confondre la plénitude et le rien. On notera aussi la contradiction flagrante : Dieu qui est extérieur (c’est-à-dire distinct d’Amélie) au premier paragraphe devient intérieur (c’est-à-dire s’identifie à la même Amélie) au second !

Comment cet être qui est une sphère pleine repliée sur elle-même pourrait-il s’ouvrir ? De fait, l’auteur présente cette ouverture comme le seul effet du hasard, comme un accident totalement fortuit [3]. Comment oublier les multiples ouvertures sensorielles ? Comment être à ce point ingrate à tout ce que la nature lui donne (beauté, air, etc.), surtout lorsque l’on sait combien son âme a été façonnée par l’univers japonais ? Bien plus, comment ignorer qu’elle ne s’est pas donnée l’existence, qu’elle est apparue ? Certes, elle n’en a pas conscience. Mais son absolue dépendance, son absolu besoin d’autrui le lui signifie indirectement. Sans compter les contradictions. Elle parlera plus loin de « confiance en la pérennité bienveillante du monde [4] ». Mais d’où cette confiance lui est-elle donnée, elle qui s’est fermée au monde aussi longtemps, si celle-ci ne sommeillait en elle, l’adaptant et l’ouvrant à l’univers, avant toute libre initiative ?

À l’évidence, cette autobiographie de son enfance est une reconstruction d’adulte – à l’instar des Mots. Amélie Nothomb est trop pétrie de références, notamment bibliques, pour se réduire à un reportage. Elle doit trop s’opposer à une famille qui ignore tout de ses goûts et dégoûts (par exemple des carpes), pour être réconciliée avec son origine. C’est ce que signale la dernière page. L’auteur dit de son suicide final où sa complicité ne semble pas absente – au moins négativement – qu’il est une « aventure fondatrice ». Or, cette autolyse la conduit à une indifférence : « J’optai donc pour l’indifférence ». Et la dernière phrase : « Ensuite, il ne s’est plus rien passé [5] ». Autant de coups de force qui la ferment au don de la vie, d’autrui, de la réalité.

2) Une réinterprétation ?

Avec rigueur, Amélie Nothomb parle de « métaphysique des tubes ». Fermée à tout, elle est réduite à être traversée par la nourriture :

 

« Les seules occupations de Dieu étaient la déglutition, la digestion et, conséquence directe, l’excrétion. […] C’est pourquoi, à ce stade de son développement, nous appellerons Dieu le tube [6] ».

 

Relue dans les catégories de la dynamique ternaire du don, cette métaphysique oscille donc entre l’hyper-affirmation emphatique du don médian (le don à soi qui, isolé, s’autodivinise) et la réduction aux deux dons extrêmes.

Mais l’on peut tenter une interprétation moins pessimiste, toujours à l’aune de l’ontodologie. Amélie Nothomb parlerait d’un progressif passage de la toute-puissance à la réalité raconté sur le mode excessif de l’enfant (et réactif de l’adulte). Une confidence l’atteste. Amélie Nothomb raconte qu’à trois ans, elle perdit quelque chose, « plus précieux que tout et qui ne se récupérerait pas : une forme de confiance en la pérennité bienveillante du monde [7] ». Elle ajoute : « La force vitale que j’avais sentie contenue en toute chose était en train de se transformer en lourdeur [8] ». Cette jolie formule montre bien le passage de la mégalomanie originaire qui pneumatise la matière à la découverte de la consistance tellurique des choses. En effet, l’omnipotence refuse la résistance du réel et rend celui-ci aussi transparent que le désir. En revanche, l’accès à l’âge adulte leste la réalité de son heureuse opacité.

Dès lors, quitter l’enfance, c’est reconnaître le don originaire du réel. Bienheureuse conversion du tube ou canal en vasque au moins ouverte en amont [9]. Mais qui ne sera possible que si l’ouverture était donnée dès le commencement. Or, Nothomb est trop pétrie de psychanalyse pour croit que cette ouverture se crée autrement que par béance et déhiscence.

Pascal Ide

[1] Amélie Nothomb, Métaphysique des tubes, coll. « Le livre de poche » n° 15284, Paris, Albin Michel, 2000, p. 21.

[2] Ibid., p. 5.

[3] Ibid., p. 18 s. Aucune explication de la survenue de la colère qui la fait sortir de sa torpeur n’est fournie.

[4] Ibid., p. 141.

[5] Ibid., p. 156-157.

[6] Ibid., p. 7.

[7] Ibid., p. 141.

[8] Ibid., p. 141-142.

[9] Cf. Pascal Ide, Le burnout. Une maladie du don, Paris, Éd. de l’Emmanuel et Quasar, 2015, p. 56-57.

8.3.2023
 

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